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Ariane Web: Conseil d'État 421409, lecture du 27 novembre 2020, ECLI:FR:CECHR:2020:421409.20201127

Décision n° 421409
27 novembre 2020
Conseil d'État

N° 421409
ECLI:FR:CECHR:2020:421409.20201127
Mentionné aux tables du recueil Lebon
9ème - 10ème chambres réunies
M. Olivier Guiard, rapporteur
Mme Céline Guibé, rapporteur public
SCP SPINOSI, SUREAU, avocats


Lecture du vendredi 27 novembre 2020
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

La société anonyme Le Dôme a demandé au tribunal administratif de Paris de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés et de cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises auxquelles elle a été assujettie au titre des exercices clos de 2010 à 2012, des amendes qui lui ont été infligées sur le fondement de l'article 1759 du code général des impôts au titre des exercices 2011 et 2012, et des rappels de taxe sur la valeur ajoutée mis à sa charge pour la période du 1er janvier 2010 au 31 mai 2013 ainsi que des pénalités correspondantes. Par un jugement n° 1510015 du 7 novembre 2016, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 17PA00059 du 11 avril 2018, la cour administrative d'appel de Paris, après avoir prononcé un non-lieu à statuer sur la requête de la société à hauteur de la remise accordée par décision du comptable public du 21 avril 2017, a rejeté le surplus des conclusions de l'appel formé par la société contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 11 juin, 10 septembre 2018 et le 27 décembre 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Le Dôme demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à ses conclusions d'appel ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Olivier Guiard, maître des requêtes,

- les conclusions de Mme Céline Guibé, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Spinosi, Sureau, avocat de la société Le Dôme ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Le Dôme, qui exploite un restaurant du même nom situé boulevard du Montparnasse à Paris, a fait l'objet, le 10 juillet 2013, d'un contrôle fiscal inopiné suivi d'une vérification de comptabilité et d'une visite domiciliaire réalisée le 19 novembre 2013. A la suite de ces contrôles, qui ont abouti au rejet de sa comptabilité et à la reconstitution de son chiffre d'affaires et de son bénéfice imposable, l'administration fiscale a mis à sa charge des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés et de cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises au titre des exercices clos de 2010 à 2012 ainsi que des rappels de taxe sur la valeur ajoutée pour la période du 1er janvier 2010 au 31 mai 2013, assortis de la majoration de 80 % pour manoeuvres frauduleuses. La société a contesté l'ensemble de ces impositions et pénalités devant le tribunal administratif de Paris qui, par un jugement du 7 novembre 2016, a rejeté sa demande de décharge. Par l'arrêt attaqué du 11 avril 2018, la cour administrative d'appel de Paris, après avoir prononcé un non-lieu partiel à statuer à hauteur de la remise accordée par le comptable en cours d'instance, a rejeté le surplus des conclusions de sa requête d'appel.

Sur la régularité de l'arrêt attaqué :

2. En premier lieu, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, le juge administratif a toujours la faculté de rouvrir l'instruction, qu'il dirige, lorsqu'il est saisi d'une production postérieure à la clôture de celle-ci. Il lui appartient, dans tous les cas, de prendre connaissance de cette production avant de rendre sa décision et de la viser. S'il décide d'en tenir compte, il rouvre l'instruction et soumet au débat contradictoire les éléments contenus dans cette production qu'il doit, en outre, analyser. Dans le cas particulier où cette production contient l'exposé d'une circonstance de fait ou d'un élément de droit dont la partie qui l'invoque n'était pas en mesure de faire état avant la clôture de l'instruction et qui est susceptible d'exercer une influence sur le jugement de l'affaire, le juge doit alors en tenir compte, à peine d'irrégularité de sa décision.

3. Il ressort des pièces du dossier d'appel que le mémoire produit par le ministre de l'action et des comptes publics le 1er février 2018 a été enregistré à 15h15, postérieurement à la clôture de l'instruction intervenue à 12h00 le même jour en vertu d'une ordonnance de la présidente de la 2ème chambre de la cour administrative d'appel de Paris du 10 janvier 2020. La cour ne s'étant pas fondée sur ce mémoire, la société Le Dôme n'est pas fondée à soutenir que l'arrêt qu'elle attaque aurait été rendu au terme d'une procédure irrégulière faute de lui avoir transmis ce mémoire.

4. En second lieu, aux termes de l'article L. 7 du code de justice administrative : " Un membre de la juridiction, chargé des fonctions de rapporteur public, expose publiquement, et en toute indépendance, son opinion sur les questions que présentent à juger les requêtes et sur les solutions qu'elles appellent. ". Il ressort des pièces du dossier d'appel que la requête de la société Le Dôme a été examinée par la cour lors d'une première audience qui s'est tenue le 10 janvier 2018, au cours de laquelle le rapporteur public a prononcé ses conclusions, exposant ainsi les questions que présentait à juger la requête et faisant connaître son appréciation sur les circonstances de fait de l'espèce et les règles de droit applicables ainsi que son opinion sur la solution qu'appelait le litige. La société ayant sollicité la réouverture des débats pour prendre connaissance du mémoire en réplique de l'administration qui ne lui avait pas été communiqué, la cour a décidé de ré-ouvrir l'instruction jusqu'au 1er février 2018 afin de permettre aux parties de poursuivre leurs échanges, puis une nouvelle audience s'est tenue le 28 mars 2018. La circonstance, qu'au cours de cette nouvelle audience devant la même formation de jugement, le rapporteur public a indiqué oralement qu'il n'avait rien à ajouter à ses précédentes conclusions, dont il maintenait le sens, renvoyant ainsi à l'ensemble des motifs qu'il avait exposés au soutien du sens de ces conclusions lors de la première audience, à laquelle était représentée la société requérante, n'est pas de nature à entacher d'irrégularité l'arrêt contesté.

Sur le bien-fondé de l'arrêt :

En ce qui concerne la régularité de la procédure d'imposition :

5. En premier lieu, aux termes du II de l'article L. 47 A du livre des procédures fiscales dans sa rédaction applicable au litige : " En présence d'une comptabilité tenue au moyen de systèmes informatisés et lorsqu'ils envisagent des traitements informatiques, les agents de l'administration fiscale indiquent par écrit au contribuable la nature des investigations souhaitées. Le contribuable formalise par écrit son choix parmi l'une des options suivantes : / a) Les agents de l'administration peuvent effectuer la vérification sur le matériel utilisé par le contribuable ; / b) Celui-ci peut effectuer lui-même tout ou partie des traitements informatiques nécessaires à la vérification. Dans ce cas, l'administration précise par écrit au contribuable, ou à un mandataire désigné à cet effet, les travaux à réaliser ainsi que le délai accordé pour les effectuer. Les résultats des traitements sont alors remis sous forme dématérialisée répondant à des normes fixées par arrêté du ministre chargé du budget ; / c) Le contribuable peut également demander que le contrôle ne soit pas effectué sur le matériel de l'entreprise. Il met alors à la disposition de l'administration les copies des documents, données et traitements soumis à contrôle (...) ".

6. Il résulte de ces dispositions que le vérificateur qui envisage un traitement informatique sur une comptabilité tenue au moyen de systèmes informatisés est tenu d'indiquer au contribuable, au plus tard au moment où il décide de procéder au traitement, par écrit et de manière suffisamment précise, la nature des investigations qu'il souhaite effectuer, c'est-à-dire les données sur lesquelles il entend faire porter ses recherches ainsi que l'objet de ces investigations, afin de permettre au contribuable de choisir en toute connaissance de cause entre les trois options offertes par ces dispositions. Le vérificateur n'est, à cet égard et conformément aux dispositions du b du II de l'article L. 47 A du livre des procédures fiscales, tenu de préciser au contribuable la description technique des travaux informatiques à réaliser en vue de la mise en oeuvre de ces investigations que si celui-ci a fait ensuite le choix d'effectuer lui-même tout ou partie des traitements informatiques nécessaires à la vérification.

7. Il ressort des énonciations non contestées de l'arrêt attaqué que, par lettre du 19 juillet 2013, l'administration fiscale a informé la société Le Dôme que, dans le cadre du contrôle sur place de sa comptabilité, elle souhaitait pouvoir mettre en oeuvre pour la période vérifiée, conformément aux dispositions de l'article L. 47 A-II du livre des procédures fiscales, des traitements informatiques visant : " - à s'assurer de la cohérence et de l'exhaustivité des commandes, des ventes et règlements enregistrés ; / - à contrôler les taux de TVA appliqués aux articles vendus / - à contrôler les procédures de correction et d'annulation utilisées sur le système de caisses, notamment à partir des éléments de traçabilité intégrés ; / ainsi que tout traitement destiné à valider la cohérence et l'exhaustivité des données requises pour ces différentes analyses. " Il ressort de ses termes mêmes que ce courrier identifiait les données sur lesquelles le vérificateur envisageait de conduire ses investigations ainsi que l'objet de celles-ci. Par suite, en jugeant que les informations contenues dans ce document apportaient à la société vérifiée une connaissance suffisante de la nature des investigations envisagées par le vérificateur et lui permettaient d'effectuer un choix éclairé entre les trois options qui lui étaient ouvertes par les dispositions du II de l'article L. 47 A du livre des procédures fiscales, la cour, qui a suffisamment motivé son arrêt, n'a pas commis d'erreur de droit.

8. En second lieu, aux termes de l'article L. 76 B du livre des procédures fiscales : " L'administration est tenue d'informer le contribuable de la teneur et de l'origine des renseignements et documents obtenus de tiers sur lesquels elle s'est fondée pour établir l'imposition faisant l'objet de la proposition prévue au premier alinéa de l'article L. 57 ou de la notification prévue à l'article L. 76. Elle communique, avant la mise en recouvrement, une copie des documents susmentionnés au contribuable qui en fait la demande ". Il incombe à l'administration, quelle que soit la procédure d'imposition mise en oeuvre, et au plus tard avant la mise en recouvrement, d'informer le contribuable dont elle envisage soit de rehausser, soit d'arrêter d'office les bases d'imposition, de l'origine et de la teneur des renseignements obtenus auprès de tiers qu'elle a utilisés pour fonder les impositions, avec une précision suffisante pour permettre à l'intéressé de demander que les documents qui contiennent ces renseignements soient mis à sa disposition avant la mise en recouvrement des impositions qui en procèdent. Cette obligation ne s'impose à l'administration que pour les seuls renseignements effectivement utilisés pour fonder les rectifications.

9. Il ne ressort pas des pièces du dossier soumis aux juges du fond que l'administration aurait utilisé, pour fonder les impositions en litige, des renseignements qu'elle aurait obtenus auprès de tiers. Par suite, la cour, dont l'arrêt est suffisamment motivé sur ce point, n'a pas dénaturé les faits en jugeant qu'il ne résultait pas de l'instruction que les informations contenues dans l'annexe technique jointe à la proposition de rectification et composée d'un document intitulé " Rappels sur les systèmes de caisse Pl ELECTRONIQUE " concernant les caractéristiques des systèmes analogues à ceux acquis par la société et utilisés par elle et d'un autre document intitulé " Description détaillée des traitements ", auraient été obtenues à la suite de l'exercice par l'administration de son droit de communication auprès de tiers. Elle n'a, en conséquence, pas commis d'erreur de droit en écartant le moyen tiré de ce que l'administration aurait irrégulièrement omis d'informer la société de l'origine et de la teneur d'informations obtenues de tiers.

En ce qui concerne les pénalités pour manoeuvres frauduleuses :

10. Aux termes du paragraphe 1 de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) ".

11. Dès lors que les majorations, pénalités et amendes prévues par le code général des impôts constituent des accusations en matière pénale au sens de ces stipulations et que les principes qu'elles énoncent sont applicables à la contestation de ces pénalités devant les juridictions compétentes, y compris en tant que cette contestation concerne la procédure d'établissement des pénalités, la cour administrative d'appel de Paris a commis une erreur de droit en écartant comme inopérant le moyen tiré de la méconnaissance du paragraphe 1 de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en tant qu'il était également invoqué à l'appui des conclusions de la société requérante dirigées contre les pénalités maintenues à sa charge sur le fondement du c) de l'article 1729 du code général des impôts. Il suit de là que la société Le Dôme est fondée à demander l'annulation de l'arrêt attaqué en tant qu'il statue sur les conclusions de sa requête dirigées contre les pénalités pour manoeuvres frauduleuses qui lui ont été infligées.

12. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler dans cette mesure l'affaire au fond, en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

13. En premier lieu, aux termes de l'article 1756 du code général des impôts : " I.- En cas de sauvegarde ou de redressement ou de liquidation judiciaires, les frais de poursuite et les pénalités fiscales encourues en matière d'impôts directs et taxes assimilées, de taxes sur le chiffre d'affaires et taxes assimilées, de droits d'enregistrement, taxe de publicité foncière, droits de timbre et autres droits et taxes assimilés, dus à la date du jugement d'ouverture, sont remis, à l'exception des majorations prévues aux b et c du 1 de l'article 1728 et aux articles 1729 et 1732 et des amendes mentionnées aux articles 1737 et 1740 A. (...). Si la société Le Dôme fait valoir qu'ayant été placée en redressement judiciaire depuis le 10 novembre 2016, elle est en droit d'obtenir la décharge des pénalités et intérêts de retard en vertu des dispositions du I de l'article 1756 du code général des impôts et de la doctrine administrative publiée au bulletin officiel des impôts BOI-CF-INF-30-40 du 12 septembre 2012, il résulte des termes mêmes de l'article 1756 que la remise qu'il prévoit n'est pas applicables à la majoration pour manoeuvres frauduleuses prévue à l'article 1729 du code général des impôts et que, par suite, la société Le Dôme n'est pas fondée à en obtenir la décharge sur ce fondement, non plus que sur celui de la doctrine mentionnée ci-dessus, qui ne donne pas de ce texte une interprétation différente.

14. En deuxième lieu, il résulte de l'instruction que l'administration n'a pas eu recours aux spécifications fonctionnelles du logiciel de caisse Prores pour établir l'existence des manoeuvres frauduleuses reprochées à la société. Par suite le moyen tiré de ce qu'elle aurait manqué à son " devoir de loyauté ", en violation des stipulations précitées du paragraphe 1 de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en ne lui transmettant pas ces spécifications, ne peut, en tout état de cause, qu'être écarté comme manquant en fait.

15. En troisième lieu, l'article 1729 du code général des impôts dispose que : " Les inexactitudes ou les omissions relevées dans une déclaration ou un acte comportant l'indication d'éléments à retenir pour l'assiette ou la liquidation de l'impôt ainsi que la restitution d'une créance de nature fiscale dont le versement a été indûment obtenu de l'Etat entraînent l'application d'une majoration de : (...) / c. 80 % en cas de manoeuvres frauduleuses (...) ". Il résulte de ces dispositions que l'administration peut appliquer la majoration de 80 % pour manoeuvres frauduleuses prévue par le c) de l'article 1729 du code général des impôts, si l'intéressé a fait usage d'artifices destinés à égarer ou à restreindre le pouvoir de contrôle de l'administration. Il résulte de l'instruction qu'à l'occasion d'une visite domiciliaire organisée le 19 novembre 2013, l'administration fiscale a constaté que la société Le Dôme avait utilisé, pendant toute la période vérifiée, un programme externe dénommé " Webgamer " permettant la suppression régulière de tickets portant sur les encaissements en espèces, ainsi que la modification du journal des ventes, tout en procédant à une renumérotation des tickets conservés. Dans ces conditions, c'est à tort que la société requérante soutient que l'administration n'apporte pas la preuve du bien-fondé des pénalités pour manoeuvres frauduleuses qui lui ont été infligées.

16. Il résulte de tout ce qui précède que la société Le Dôme n'est pas fondée à demander l'annulation du jugement attaqué.

Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

17. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.


D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris du 11 avril 2018 est annulé en tant qu'il statue sur les conclusions de la requête dirigées contre les pénalités pour manoeuvres frauduleuses infligées à la société Le Dôme.
Article 2 : Les conclusions de la requête présentées devant la cour administrative d'appel de Paris par la société Le Dôme et tendant à la décharge des pénalités pour manoeuvres frauduleuses qui lui ont été infligées sont rejetées.
Article 3 : Le surplus des conclusions du pourvoi est rejeté.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société Le Dôme et au ministre de l'économie, des finances et de la relance.


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