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Ariane Web: Conseil d'État 455349, lecture du 31 mai 2022, ECLI:FR:CECHR:2022:455349.20220531

Décision n° 455349
31 mai 2022
Conseil d'État

N° 455349
ECLI:FR:CECHR:2022:455349.20220531
Mentionné aux tables du recueil Lebon
8ème - 3ème chambres réunies
M. Jonathan Bosredon, rapporteur
M. Romain Victor, rapporteur public
SCP BUK LAMENT - ROBILLOT, avocats


Lecture du mardi 31 mai 2022
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu les procédures suivantes :

Procédure contentieuse antérieure :

M. et Mme B... C... ont demandé au tribunal administratif de Montreuil de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu et de contributions sociales auxquelles ils ont été assujettis au titre de l'année 2010, ainsi que des pénalités correspondantes.

Par un jugement n° 1811897 du 16 juillet 2019, ce tribunal a prononcé la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu et de contributions sociales auxquelles M. et Mme C... ont été assujettis au titre de l'année 2010 à raison des sommes versées en rémunération de l'apport à la société civile Famille C... D... (A...) des actions que M. C... détenait en usufruit dans la société anonyme (SA) Compagnie Financière et de Participation C... (CFPR), ainsi que des pénalités correspondantes, et a rejeté le surplus de leurs demandes.

Par un arrêt n° 19VE03178 du 21 juin 2021, la cour administrative d'appel de Versailles, après avoir annulé les articles 1er et 2 de ce jugement, a prononcé la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu et de contributions sociales auxquelles M. et Mme C... ont été assujettis au titre de l'année 2010 à raison des sommes versées en rémunération de l'apport à la société A... de l'ensemble des actions et droits démembrés que M. C... détenait dans la société CFPR, ainsi que des pénalités correspondantes, et a rejeté le surplus des conclusions de l'appel formé par ces époux contre ce jugement et de celles de l'appel incident du ministre de l'économie, des finances et de la relance.

Procédure contentieuse devant le Conseil d'Etat :

I - Sous le n° 455349, par un pourvoi enregistré le 9 août 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'État, le ministre de l'économie, des finances et de la relance demande au Conseil d'État d'annuler l'article 2 de cet arrêt.



II - Sous le n° 455807, par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistré les 23 août et 24 novembre 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'État, M. et Mme C... demandent au Conseil d'État:

1°) d'annuler l'article 3 de cet arrêt en tant qu'il a rejeté le surplus des conclusions de leur appel ;

2°) réglant l'affaire au fond dans cette mesure, de faire droit à leur appel ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 8 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


....................................................................................


Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu :
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Jonathan Bosredon, conseiller d'Etat,

- les conclusions de M. Romain Victor, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Buk Lament - Robillot, avocat de M. et Mme C... ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 11 mai 2022, présentée par M. et Mme C....



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. B... C... détenait, avant le 15 décembre 2010, 41,7 % des titres de la société anonyme Compagnie Financière et de Participations C... (CFPR) en pleine propriété, l'usufruit de 46 % de ces mêmes titres, dont la nue-propriété avait été transmise à ses filles, et, en société d'acquêts avec son épouse, 10 % de ces mêmes titres en pleine propriété. Trois des cinq filles de M. C... détenaient également, en pleine propriété, respectivement 0,2 %, 0,6 % et 1,3 % des titres de la société CFPR. Le 15 décembre 2010, M. C... et ses filles ont, d'une part, apporté l'ensemble des titres ou droits démembrés qu'ils détenaient dans la société CFPR, pour une valeur totale de 670 820 080 euros, à la société civile Famille C... D... (A...) et ont reçu en contrepartie 61 500 000 titres de cette société, d'une valeur nominale unitaire de 10 euros, ainsi qu'une soulte de 55 820 080 euros versée par cette même société, dont 34 423 370 euros au bénéfice de M. C.... D'autre part, M. et Mme C... ont apporté, le même jour, les titres de la société CFPR qu'ils détenaient conjointement, pour une valeur de 74 983 720 euros, à la société civile Daniel C... Rungeard (D2R) et ont reçu en contrepartie 6 874 420 parts sociales de cette société, d'une valeur nominale unitaire de 10 euros, ainsi qu'une soulte de 6 239 520 euros versée par cette même société. Dans les deux cas, les soultes versées par les sociétés bénéficiaires des apports ont été financées par des autorisations de découverts, lesquels ont été ensuite comblés par des dividendes versés par la société CFPR. Ces soultes étant d'un montant inférieur à 10 % de la valeur nominale des titres reçus en rémunération des apports qu'ils ont consentis, M. et Mme C... ont estimé pouvoir placer les plus-values réalisées à l'occasion de ces apports, y compris les sommes correspondant aux soultes, sous le régime du sursis d'imposition prévu par l'article 150-0 B du code général des impôts. L'administration a toutefois estimé que la rémunération partielle des apports au moyen de soultes était constitutive, en l'espèce, d'un abus de droit et a soumis en conséquence, au titre de l'année 2010, les sommes correspondantes à l'impôt sur le revenu entre les mains de M. et Mme C... en tant que revenus distribués, en application des dispositions du 2° du 1 de l'article 109 du code général des impôts, ainsi qu'aux contributions sociales. Après avoir vainement réclamé contre ces impositions supplémentaires, M. et Mme C... ont demandé au tribunal administratif de Montreuil d'en prononcer la décharge. Par un jugement du 16 juillet 2019, ce tribunal a prononcé la décharge des impositions établies à raison des soultes reçues en rémunération de l'apport à la société A... de l'usufruit que M. C... détenait sur des titres démembrés de la société CFPR, ainsi que des pénalités correspondantes, et a rejeté le surplus de leur demande. Par un arrêt du 21 juin 2021, la cour administrative d'appel de Versailles, après avoir annulé les articles 1er et 2 de ce jugement, a prononcé la décharge des impositions établies à raison des soultes reçues en rémunération de l'ensemble des apports que M. C... a consenti à la société A..., ainsi que des pénalités correspondantes, et a rejeté le surplus des conclusions de l'appel que M. et Mme C... avaient formé contre ce jugement et de celles de l'appel incident du ministre de l'économie, des finances et de la relance. D'une part, le ministre de l'économie, des finances et de la relance se pourvoit contre l'article 2 de cet arrêt. D'autre part, M. et Mme C... se pourvoient contre l'article 3 de ce même arrêt, en tant qu'il a rejeté le surplus de leurs demandes. Ces pourvois sont dirigés contre le même arrêt. Il y a lieu de les joindre pour qu'il y soit statué par une seule décision.

2. Aux termes de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales, dans sa rédaction issue du I de l'article 35 de la loi du 30 décembre 2008 de finances rectificative pour 2008 : " Afin d'en restituer le véritable caractère, l'administration est en droit d'écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes constitutifs d'un abus de droit, soit que ces actes ont un caractère fictif, soit que, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes ou de décisions à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, si ces actes n'avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles.

3. Aux termes de l'article 150-0 B du code général des impôts, dans sa rédaction applicable au litige : " Les dispositions de l'article 150-0 A ne sont pas applicables, au titre de l'année de l'échange des titres, aux plus-values réalisées dans le cadre d'une opération d'offre publique, de fusion, de scission, d'absorption d'un fonds commun de placement par une société d'investissement à capital variable, de conversion, de division, ou de regroupement, réalisée conformément à la réglementation en vigueur ou d'un apport de titres à une société soumise à l'impôt sur les sociétés. (...) / Les échanges avec soulte demeurent soumis aux dispositions de l'article 150-0 A lorsque le montant de la soulte reçue par le contribuable excède 10 % de la valeur nominale des titres reçus ".

4. En instituant un mécanisme de sursis d'imposition, le législateur a entendu favoriser les restructurations d'entreprises susceptibles d'intervenir par échange de titres en évitant que l'imposition immédiate de la plus-value constatée à l'occasion d'une telle opération, alors que le contribuable ne dispose pas des liquidités lui permettant d'acquitter cet impôt, fasse obstacle à sa réalisation. Si, dans la version du texte applicable au litige, le sursis d'imposition bénéficie à la totalité de la plus-value résultant d'une opération d'apport avec soulte lorsque le montant de celle-ci n'excède pas 10 % de la valeur nominale des titres reçus en rémunération de l'apport, le but ainsi poursuivi par le législateur n'est pas respecté si la stipulation d'une soulte au profit de l'apporteur en complément de l'attribution de titres de la société bénéficiaire de l'apport n'a aucune autre finalité que de permettre à celui-ci d'appréhender, en franchise immédiate d'impôt, des liquidités détenues par cette société ou par celle dont les titres sont apportés. Dans ce cas, l'administration est fondée, sur le fondement de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales, à considérer qu'en stipulant l'octroi de cette soulte, les parties à l'opération d'apport ont recherché le bénéfice d'une application littérale des dispositions de l'article 150-0 B du code général des impôts à l'encontre des objectifs poursuivis par le législateur, dans le seul but d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'apporteur aurait normalement supportées.

5. En premier lieu, s'agissant de l'opération d'apport à la société D2R des titres de la société CFPR détenus par la société d'acquêts constituée par M. et Mme C..., la cour administrative d'appel de Versailles, pour juger que la stipulation au profit de M. C... d'une rémunération en numéraire était constitutive d'un abus de droit et ne pouvait, pour ce motif, ouvrir droit, à raison des sommes en cause, au bénéfice du sursis d'imposition prévu par les dispositions de l'article 150-0 B du code général des impôts, s'est fondée sur ce que pouvait seule être regardée comme une soulte, au sens de ces dispositions, une prestation pécuniaire ayant le caractère d'une véritable contrepartie à l'opération d'échange de titres, à savoir une prestation convenue à titre contraignant en tant que complément à l'attribution de titres représentatifs du capital social de la société bénéficiaire de l'apport, et a estimé que tel n'était pas le cas des sommes en litige. En statuant ainsi alors, d'une part, qu'une somme dont le traité d'apport stipule qu'elle est versée en rémunération des apports, en complément de l'attribution de titres de la société bénéficiaire, constitue une soulte au sens des dispositions de l'article 150-0 B du code général des impôts et, d'autre part, que la remise en cause de la qualification de soulte, au sens de ces dispositions, suffisait à justifier le refus du bénéfice des dispositions de l'article 150-0 B du code général des impôts sans qu'il y ait lieu de mettre en oeuvre la procédure de répression des abus de droit, la cour administrative d'appel a entaché son arrêt d'erreur de droit.

6. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de leur pourvoi, que M. et Mme C... sont fondés à demander l'annulation de l'arrêt qu'ils attaquent en tant qu'il a statué sur les impositions établies à raison des sommes qu'ils ont reçues en rémunération de l'apport à la société D2R des titres de la société CFPR détenus par la société d'acquêts qu'ils avaient constituée.

7. En second lieu, s'agissant de l'opération d'apport à la société A... des titres et droits démembrés de la société CFPR détenus par M. C..., la cour administrative d'appel a relevé que, compte tenu des statuts respectifs de ces sociétés, la liquidité des titres de la société A... remis en rémunération de l'apport était moindre que celle des titres de la société CFPR apportés. Elle a estimé que cette perte de liquidité justifiait le versement par la société A... de soultes aux apporteurs, ce dont elle a déduit que M. C... établissait que la stipulation d'une soulte à son profit ne pouvait être regardée comme visant exclusivement à lui permettre de percevoir en sursis d'imposition des liquidités provenant du versement par la société CFPR de dividendes à la société A... et que l'administration n'était pas fondée à assujettir immédiatement, par la mise en oeuvre de la procédure de répression des abus de droit, les époux C... à l'impôt sur le revenu à raison de ces sommes. Toutefois, ainsi qu'il ressort également des énonciations de l'arrêt attaqué, M. C... a, dès le lendemain de ces opérations, fait donation à ses cinq filles de la nue-propriété et à ses douze petits-enfants de la pleine propriété de la quasi-totalité des titres qu'il avait reçus en pleine propriété lors de l'échange, lesquels représentaient plus de 47 % du total des titres ou droits qu'il avait reçus, si bien qu'il n'a personnellement été exposé, pour la part substantielle correspondant aux titres ou droits dont il a fait donation, à aucune conséquence liée à la perte de liquidité des titres en cause. Par suite, en jugeant que la perte de liquidité des titres subie à la suite de l'opération d'échange justifiait l'octroi d'une soulte à M. C..., de sorte que la stipulation de cette soulte pouvait être regardée comme poursuivant un but autre que celui d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé aurait normalement dû supporter à l'occasion de cette opération, la cour a inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis.

8. Il résulte de ce qui précède que le ministre de l'économie, des finances et de la relance est fondée à demander l'annulation de l'article 2 de l'arrêt qu'il attaque.

9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros à verser à M. et Mme C... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


D E C I D E :
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Article 1er : L'article 2 de l'arrêt du 21 juin 2021 de la cour administrative d'appel de Versailles et son article 3, en tant qu'il rejette le surplus des conclusions de l'appel formé par M. et Mme C..., sont annulés.
Article 2 : L'affaire est renvoyée dans cette mesure à la cour administrative d'appel de Versailles.
Article 3 : L'Etat versera à M. et Mme C... la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. et Mme B... C... et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
Délibéré à l'issue de la séance du 11 mai 2022 où siégeaient : M. Christophe Chantepy, président de la section du contentieux, présidant ; M. Guillaume Goulard, M. Pierre Collin, présidents de chambre ; M. Stéphane Verclytte, M. Mathieu Herondart, M. Hervé Cassagnabère, M. Christian Fournier, M. Pierre Boussaroque, conseillers d'Etat et M. Jonathan Bosredon, conseiller d'Etat-rapporteur.

Rendu le 31 mai 2022.


Le président :
Signé : M. Christophe Chantepy
Le rapporteur :
Signé : M. Jonathan Bosredon
La secrétaire :
Signé : Mme Magali Méaulle


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