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Ariane Web: Conseil d'État 469793, lecture du 27 novembre 2025, ECLI:FR:CECHR:2025:469793.20251127

Décision n° 469793
27 novembre 2025
Conseil d'État

N° 469793
ECLI:FR:CECHR:2025:469793.20251127
Publié au recueil Lebon
5ème - 6ème chambres réunies
M. Jean-Dominique Langlais, rapporteur
SARL LE PRADO - GILBERT, avocats


Lecture du jeudi 27 novembre 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Mme B... A... a demandé au tribunal administratif de Bordeaux de condamner le centre hospitalier universitaire (CHU) de Bordeaux à l'indemniser des préjudices qu'elle estime avoir subis lors de son hospitalisation dans cet établissement de santé. Par un jugement n° 1902340 du 15 juillet 2020, le tribunal administratif a condamné le CHU de Bordeaux à lui verser une somme de 1 000 euros et rejeté le surplus des conclusions de sa demande.

Par un arrêt n° 20BX03081 du 20 octobre 2022, la cour administrative d'appel de Bordeaux a, sur appel de Mme A..., porté la somme que le CHU de Bordeaux a été condamné à lui verser à 4 000 euros et rejeté le surplus des conclusions de sa requête.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et deux nouveaux mémoires, enregistrés le 19 décembre 2022, les 20 mars et 17 octobre 2023 et le 31 janvier 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme A... demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt en tant qu'il rejette le surplus de ses conclusions ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge du CHU de Bordeaux la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de la santé publique ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Jean-Dominique Langlais, conseiller d'Etat,
- les conclusions de M. Florian Roussel, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Leduc, Vigand, avocat de Mme A... et à la SARL Le Prado - Gilbert, avocat du centre hospitalier universitaire de Bordeaux ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que Mme A..., alors âgée de 37 ans, a été admise le 28 février 2016 au centre hospitalier universitaire (CHU) de Bordeaux pour y subir une ablation de la vésicule biliaire. Préalablement à son admission, elle a fait part de ses convictions religieuses, en tant que témoin de Jéhovah, pour informer l'établissement de son opposition à toute transfusion sanguine et lui a communiqué des directives écrites, sous la forme d'un document intitulé " instructions médicales circonstanciées ", détaillant les procédures médicales acceptables ou inacceptables à ses yeux, qui a été joint à son dossier médical. Elle a également fait part oralement au chirurgien de son opposition à toute transfusion sanguine. Une perforation accidentelle de l'artère iliaque droite survenue en cours d'intervention, que la transfusion autologue mise en oeuvre par le centre hospitalier avec l'accord de Mme A... ne permettait pas de surmonter sans risque imminent pour sa survie, a toutefois conduit les médecins à pratiquer sur elle une première transfusion sanguine en salle d'opération le 29 février 2016, puis une deuxième transfusion en réanimation le même jour, avant qu'elle ait repris connaissance. A son réveil, Mme A..., informée de ce que ces deux transfusions avaient dû être opérées, a néanmoins redit à plusieurs reprises son opposition à toute transfusion sanguine. Le 2 mars 2016, au vu d'une anémie compliquée d'une souffrance myocardique et d'une dégradation de la fonction respiratoire avec hypoxie sévère comportant, de nouveau, un risque imminent pour sa survie, les médecins lui ont administré une sédation pour procéder, à son insu, à une troisième transfusion sanguine, dont elle n'a pris connaissance qu'en obtenant ultérieurement communication de son dossier médical. Mme A... a saisi le tribunal administratif de Bordeaux de conclusions tendant à la condamnation du CHU de Bordeaux à lui verser une somme de 30'000 euros en réparation du préjudice qu'elle estimait avoir subi du fait de ces trois transfusions pratiquées sans son consentement. Elle se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 20 octobre 2022 par lequel, sur son appel dirigé contre le jugement du tribunal administratif du 15 juillet 2020, la cour administrative d'appel de Bordeaux a jugé que seule la transfusion du 2 mars 2016 présentait un caractère fautif et n'a condamné le centre hospitalier à lui verser, à ce titre, qu'une somme de 3 000 euros. Par la voie du pourvoi incident, le CHU de Bordeaux demande l'annulation du même arrêt en tant qu'il le condamne à réparer des préjudices consécutifs à cette transfusion du 2 mars 2016.

Sur le pourvoi principal :

2. Aux termes de l'article L. 1111-4 du code de la santé publique, dans sa rédaction applicable aux faits de l'espèce : " Toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu'il lui fournit, les décisions concernant sa santé. / Toute personne a le droit de refuser ou de ne pas recevoir un traitement. Le suivi du malade reste cependant assuré par le médecin, notamment son accompagnement palliatif. / Le médecin a l'obligation de respecter la volonté de la personne après l'avoir informée des conséquences de ses choix et de leur gravité. Si, par sa volonté de refuser ou d'interrompre tout traitement, la personne met sa vie en danger, elle doit réitérer sa décision dans un délai raisonnable. Elle peut faire appel à un autre membre du corps médical. L'ensemble de la procédure est inscrite dans le dossier médical du patient. (...) / Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. / Lorsque la personne est hors d'état d'exprimer sa volonté, aucune intervention ou investigation ne peut être réalisée, sauf urgence ou impossibilité, sans que la personne de confiance prévue à l'article L. 1111-6, ou la famille, ou à défaut, un de ses proches ait été consulté. / Lorsque la personne est hors d'état d'exprimer sa volonté, la limitation ou l'arrêt de traitement susceptible d'entraîner son décès ne peut être réalisé sans avoir respecté la procédure collégiale mentionnée à l'article L. 1110-5-1 et les directives anticipées ou, à défaut, sans que la personne de confiance prévue à l'article L. 1111-6 ou, à défaut la famille ou les proches, aient été consultés. La décision motivée de limitation ou d'arrêt de traitement est inscrite dans le dossier médical. " Aux termes de l'article L. 1111-11 du même code, dans sa rédaction applicable aux faits de l'espèce : " Toute personne majeure peut rédiger des directives anticipées pour le cas où elle serait un jour hors d'état d'exprimer sa volonté. Ces directives anticipées expriment la volonté de la personne relative à sa fin de vie en ce qui concerne les conditions de la poursuite, de la limitation, de l'arrêt ou du refus de traitement ou d'acte médicaux. (...) / Les directives anticipées s'imposent au médecin pour toute décision d'investigation, d'intervention ou de traitement, sauf en cas d'urgence vitale pendant le temps nécessaire à une évaluation complète de la situation et lorsque les directives anticipées apparaissent manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale. / La décision de refus d'application des directives anticipées, jugées par le médecin manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale du patient, est prise à l'issue d'une procédure collégiale définie par voie réglementaire et est inscrite au dossier médical. Elle est portée à la connaissance de la personne de confiance désignée par le patient ou, à défaut, de la famille ou des proches. "

3. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, ainsi qu'il a été dit au point 1, Mme A... avait indiqué avant l'intervention chirurgicale, par oral et par des directives écrites, son refus de toute transfusion sanguine y compris dans le cas où sa vie serait en danger, conduisant l'équipe médicale à prévoir, avec son accord, un dispositif de transfusion autologue susceptible d'être mis en oeuvre en cas de besoin. Mais il ressort également des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu'au cours de l'intervention du 29 février 2016, une perforation accidentelle de l'artère iliaque droite a provoqué un collapsus cardio-vasculaire ainsi qu'une importante hémorragie abdominale que le dispositif de transfusion autologue n'a pas pu maîtriser, plaçant brusquement la patiente dans une situation imprévue d'urgence vitale et conduisant les chirurgiens a pratiquer immédiatement une première transfusion, puis, alors qu'elle était entrée en service de réanimation, une deuxième transfusion au vu d'un effondrement des facteurs de coagulation. Par suite, en estimant que le contexte dans lequel Mme A... avait exprimé sa volonté de ne pas avoir recours aux transfusions sanguines, alors qu'elle s'apprêtait à subir une opération qui présentait un caractère ordinaire, qu'elle n'était pas personnellement exposée au risque d'hémorragie, qu'elle n'avait pas été informée du risque, connu mais rare, de perforation de l'artère iliaque et qu'une assurance lui avait été donnée qu'elle pourrait bénéficier, en cas de besoin, d'un dispositif de transfusion autologue, ne lui permettait pas d'envisager effectivement la réalisation d'un risque mortel d'hémorragie requérant une transfusion urgente en cours d'intervention, la cour a porté sur les pièces du dossier une appréciation souveraine, qui n'est pas entachée de dénaturation. En en déduisant que, dans ces conditions, les deux transfusions litigieuses, qui étaient indispensables à la survie de Mme A... et proportionnées à son état, ne pouvaient, bien que ne respectant pas les termes de ses directives orales et écrites, constituer une faute du service public hospitalier, la cour administrative d'appel a exactement qualifié les faits de l'espèce et n'a pas commis d'erreur de droit.

4. En second lieu, en jugeant que Mme A... n'était pas fondée à soutenir que le centre hospitalier avait méconnu les stipulations des articles 3, 8 et 9 de la convention européenne des droits de l'homme, la cour administrative d'appel, qui a suffisamment motivé sa décision sur ce point en rappelant que les deux transfusions en cause, effectuées dans les circonstances rappelées au point précédent, avaient bénéficié à sa santé, n'a pas commis d'erreur de droit. Elle n'a pas davantage commis d'erreur de droit en jugeant que Mme A... n'était pas fondée à soutenir que le centre hospitalier avait méconnu les principes d'égalité et de non-discrimination garantis par l'article 14 de la convention européenne des droits de l'homme combiné avec l'article 9 de cette même convention, dès lors qu'il ne ressortait pas des pièces du dossier qui lui était soumis que la motivation religieuse du refus de traitement exprimé par l'intéressé ait joué un rôle dans la décision par laquelle le centre hospitalier y a contrevenu.

Sur le pourvoi incident du CHU de Bordeaux :

En ce qui concerne la fin de non-recevoir opposée par Mme A... :

5. Le pourvoi incident par lequel le CHU de Bordeaux conteste le principe de sa responsabilité dans la transfusion du 2 mars 2016 soulève le même litige que la contestation soulevée par le pourvoi de Mme A... relative au montant de l'indemnité qui lui a été accordée du fait du caractère fautif de cette transfusion. Mme A... n'est donc pas fondée à soutenir qu'il serait irrecevable.

En ce qui concerne la responsabilité du CHU de Bordeaux :

6. Il résulte des énonciations de l'arrêt attaqué que, pour juger que la troisième transfusion réalisée le 2 mars 2016 présentait un caractère fautif, la cour administrative d'appel a relevé qu'à cette date Mme A... avait recouvré sa conscience, qu'elle avait été informée de manière circonstanciée du fait que le refus d'une nouvelle transfusion l'exposait à un risque de décès à court terme en raison d'une anémie sévère et de l'échec d'un traitement alternatif, et qu'elle avait néanmoins redit, à plusieurs reprises, son refus de toute transfusion aux médecins, le caractère catégorique de ce refus ayant d'ailleurs conduit ces derniers à la placer sous sédation pour l'empêcher de s'opposer à cet acte médical. En jugeant que, dans de telles circonstances, cette transfusion présentait, alors même qu'elle visait à sauver la vie d'une patiente se trouvant dans une situation d'urgence vitale, un caractère fautif, elle a exactement qualifié les faits qui lui étaient soumis et n'a pas commis d'erreur de droit.

En ce qui concerne le préjudice :

7. Il résulte des énonciations de l'arrêt attaqué que la cour administrative d'appel a jugé que la transfusion sanguine du 2 mars 2016 avait occasionné à Mme A... un préjudice moral ainsi que des troubles dans les conditions d'existence, qu'elle a réparés globalement en condamnant le CHU de Bordeaux à verser à la patiente une somme de 3 000 euros. En jugeant ainsi qu'un acte médical dont les seules conséquences matérielles avaient été de sauver la vie de Mme A... avait pu entraîner pour elle un préjudice indemnisable au titre des troubles dans les conditions d'existence, la cour a entaché son arrêt d'une erreur de droit qui en justifie, dans cette mesure, l'annulation.

8. Il résulte de tout ce qui précède que l'arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux du 20 octobre 2022 doit être annulé en tant seulement qu'il statue sur le préjudice de Mme A....

9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler dans cette mesure l'affaire au fond, en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

10. L'acte transfusionnel opéré le 2 mars 2016 a, faute d'avoir respecté la volonté exprimée par Mme A..., été pour cette dernière à l'origine d'un préjudice moral qu'il y a lieu de réparer en mettant à la charge du CHU de Bordeaux une somme de 3 000 euros à verser à l'intéressée, avec intérêts au taux légal à compter du 17 janvier 2019 et capitalisation de ces intérêts à compter du 17 janvier 2020. En revanche, pour les motifs mentionnés au point 7, Mme A... n'est pas fondée à soutenir qu'il existe un lien de causalité direct entre cet acte fautif et les troubles qu'elle invoque dans ses conditions d'existence.

11. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge du CHU de Bordeaux, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de Mme A... la somme demandée au titre du même article par le CHU de Bordeaux.



D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 20 octobre 2022 de la cour administrative d'appel de Bordeaux est annulé en tant qu'il statue sur le préjudice de Mme A....
Article 2 : La somme que le CHU de Bordeaux a été condamné à verser à Mme A... par le jugement du tribunal administratif de Bordeaux du 15 juillet 2020 est portée de 1 000 euros à 4 000 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 17 janvier 2019 et capitalisation à compter du 17 janvier 2020.
Article 3 : Le surplus des conclusions d'appel de Mme A... relatives à son préjudice est rejeté.
Article 4 : Le jugement du tribunal administratif de Bordeaux n° 1902340 du 15 juillet 2020 est, en tant qu'il statue sur le préjudice, réformé en ce qu'il a de contraire à la présente décision.
Article 5 : Les conclusions présentées par les parties au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à Mme B... A..., désormais dénommée Mylie A..., et au centre hospitalier universitaire de Bordeaux.


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