[Décryptage] Quand la justice administrative rappelle l’État à ses engagements climatiques

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Comme dans de nombreux pays du monde, des citoyens, associations ou collectivités saisissent la justice française pour contraindre l’État à agir en matière environnementale et climatique. Chargées de contrôler l’action de l’administration, les juridictions administratives se retrouvent ainsi au cœur de ce « contentieux climatique ». Retour sur les décisions de justice les plus marquantes du Conseil d’État et des tribunaux administratifs au cours des derniers mois.

Depuis près de 30 ans, la France s’est engagée dans la lutte contre le changement climatique par des traités internationaux et en faisant évoluer la loi. Chargée de contrôler le respect de ces engagements, la justice administrative a été saisie ces derniers temps par de nombreux citoyens, associations ou collectivités territoriales.

« Affaire du siècle », pollution de l’air… quand le juge contraint l’État à agir

Au cours des derniers mois, la justice administrative a, par trois décisions qui ont fait date, contraint l’État à agir à la hauteur de ses engagements sur la pollution de l’air et la réduction des gaz à effet de serre.

Pollution de l’air : 10 millions d’euros d’astreinte pour obliger l’État à agir

Après avoir été saisi par des associations, le Conseil d’État a infligé au Gouvernement, le 10 juillet dernier, une astreinte record de 10 millions d’euros par semestre de retard pour le contraindre à agir contre la pollution de l’air dans 8 zones en France, conformément à ses engagements européens. Cet été, le Conseil d’État jugera si l’État a respecté ses obligations et agi pour réduire les concentrations de dioxyde d’azote (NO2) et de particules fines (PM10) dans ces 8 zones. Si ce n’est pas le cas, le Conseil d’État obligera l’État à verser effectivement l’astreinte de 10 millions (dont le montant pourra être modulé, à la baisse mais aussi à la hausse en fonction des efforts effectivement réalisés), au titre du premier semestre 2021. De nouvelles astreintes pourront être infligées tous les six mois tant que l’État n’aura pas pleinement rempli ses obligations.

Stratégie de réduction des gaz à effet de serre à 2030 : l’État doit se justifier

Saisi par la commune de Grande-Synthe située près de Dunkerque, le Conseil d’État a ordonné en novembre dernier au Gouvernement de lui adresser sous trois mois tous éléments de nature à justifier que l’objectif de réduction de gaz à effet de serre issu de l’Accord de Paris (- 40 % à horizon 2030) pourra être respecté. À la lumière des justifications fournies en février 2021 par le Gouvernement à la suite de cette première décision, le Conseil d’État se prononcera à nouveau à l’été : il lui reviendra de juger si le refus de l’État de prendre des mesures supplémentaires, comme le lui demandait la commune requérante, est compatible avec le respect de la trajectoire fixée pour atteindre l’objectif de 2030 et, si ce refus est jugé illégal, d’ordonner que de nouvelles mesures soient effectivement prises.

« L’Affaire du siècle » : ayant manqué à ses engagements, l’État est reconnu comme partiellement responsable du réchauffement climatique

Le 3 février, le tribunal administratif de Paris a jugé le recours déposé par quatre associations de défense de l’environnement, aussi appelé « l’Affaire du siècle ». Le tribunal a observé que l’État n'a pas respecté ses engagements en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre entre 2015 et 2018 et qu’il est donc partiellement responsable du réchauffement climatique (on parle de « préjudice écologique »). Après l’été, le tribunal décidera des mesures qu’il ordonnera à l’État de prendre pour réparer ce préjudice et prévenir son aggravation.

Pourquoi l’État est-il condamné par la justice administrative ?

Les nombreux traités en matière de climat signés par la France ces dernières décennies - Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (1992), Protocole de Kyoto (1997), Convention d’Aarhus (1998), Accord de Paris sur le réchauffement climatique (2015) - et leur transcription dans le droit français en objectifs précis, ont eu pour conséquence l’augmentation des contraintes directement issues de la loi qui s’imposent à l’État en matière de protection de l’environnement et en particulier de lutte contre le changement climatique.

La justice administrative a fait application de ces obligations posées par la loi en jugeant que l’État était tenu de les mettre en œuvre afin que la France puisse respecter ses engagements. Si l’État ne met pas en œuvre ces obligations ou pas suffisamment, c’est au juge administratif (tribunaux administratifs, cours administratives d’appel, Conseil d’État), lorsqu’il est saisi par des citoyens, des associations, des collectivités, qu’il appartient de le sanctionner en lui ordonnant, si nécessaire, de prendre des actions supplémentaires, conformément à la compétence qui est la sienne.

Et à l’étranger ?

Depuis une dizaine d’années, partout dans le monde, de plus en plus de citoyens saisissent le juge pour imposer à leur État des mesures sur le climat.

Aux États-Unis, l’arrêt « Massachusetts c. US Environmental Protection Agency (EPA) » rendu par la Cour suprême le 2 avril 2007, a marqué le début du mouvement de judiciarisation de la justice climatique et posé les bases de la stratégie contentieuse, à savoir obliger les États à agir pour réduire ou atténuer les effets du changement climatique.

En Europe, les procès liés à l’émission des gaz à effet de serre se sont multipliés en particulier depuis la signature de l'Accord de Paris (2015). Des décisions emblématiques ont ainsi été rendues ces deux dernières années.

En décembre 2019, aux Pays-Bas, la Cour suprême a reconnu l'existence d'un consensus scientifique sur la gravité du changement climatique et ordonné au gouvernement néerlandais, sur le fondement des articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, de diminuer de 25 % les émissions de gaz à effet de serre (affaire « Urgenda »). Trois mois plus tard, la Cour d’appel de Londres a jugé illégale l’extension de l’aéroport d’Heathrow car son impact sur les émissions de gaz à effet de serre n’a pas été évalué, au regard notamment des objectifs de l’Accord de Paris. Autre exemple : la Cour suprême d’Irlande a annulé le 30 juillet 2020 le plan de lutte contre le réchauffement climatique du pays, jugé insuffisant et imprécis.

Actuellement, plusieurs centaines de procès sont intentés à des États en raison de leur carence dans la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre sont en attente de jugement à travers le monde.

Pour aller plus loin :
> Décision du 10 juillet 2020 du Conseil d’État
> Décision du 19 novembre 2020 du Conseil d’État
> Jugement du 3 février 2021 du TA de Paris
> Le Conseil d’État précise les suites qu’il va donner aux décisions « Pollution de l’air » (juillet 2020) et « Gaz à effet de serre » (novembre 2020)
> Webinar avec l’université de Yale autour de la décision Grande Synthe (février 2021)
> « Les questions environnementales ont pris une importance tout à fait majeure », interview de Fabien Raynaud, président de chambre à la section du contentieux du Conseil d’État