Audience solennelle de rentrée du tribunal administratif de Toulouse

Par Bernard Stirn, président de section au Conseil d’État
Discours
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Le juge administratif dans l’espace européen

Permettez-moi tout d’abord, Madame la Présidente, de vous remercier des mots d’accueil que vous venez de prononcer. Avant de partir pour la présidence du tribunal de Montreuil, le président Christophe Laurent m’avait fait l’honneur de me demander de prendre la parole au cours de cette audience de rentrée. Je vous remercie d’avoir confirmé cette invitation. Cela m’est d’autant plus précieux que je me retrouve ainsi, grâce à vous, à Toulouse, ville où j’ai vécu, de 1967 à 1969, deux belles années, qui m’ont permis de suivre ma première et ma terminale au lycée Pierre de Fermat et d’y passer le baccalauréat.

Je mesure certes le temps passé depuis ce mois de juillet 1967 à la fin duquel mon père prenait les fonctions de préfet de la région Midi-Pyrénées. Mais les souvenirs demeurent forts de ces moments où, alors que j’avais vécu jusque là au nord de la Loire, je découvrais le rugby, le cassoulet et, au théâtre du Capitole, l’Opéra, sous la conduite déjà brillante du jeune chef d’orchestre qu’était alors Michel Plasson. Les beautés de la région me devinrent vite familières. Je bénéficiais de la joie de vivre qui est la caractéristique des Toulousains, fiers de leur ville et heureux d’y habiter. 

Pour mes parents, revenir à Toulouse était peut-être achever une boucle, qui avait commencé pendant la guerre, au temps des persécutions et de la Résistance. A Castelsarrasin, l’appui du maire, Adrien Alary, le courage du sous-préfet, André Trémeau, qui sera, comme mon père l’un des préfets de la Libération, l’appui de nombreux habitants leur ont permis d’éviter le pire. A Toulouse, ils trouvèrent l’engagement du doyen Gabriel Marty, grâce à qui mon père put achever sa thèse, le soutien actif de Jean et Evelyne Baylet, la complicité de leurs cousins Pasquié. Un peu plus de vingt ans après, les liens qui s’étaient alors noués étaient indestructibles. Cette audience est aussi un moment qui permet de rendre hommage à ce que les personnalités que je viens de citer, et beaucoup d’autres, ont accompli pour qu’en définitive l’idéal de liberté et l’esprit d’humanité l’emportent.

Mais ce n’est pas pour évoquer des souvenirs, si chers soient-ils à mon cœur, que je m’exprime aujourd’hui devant vous. Mon propos est d’abord de rendre hommage au tribunal administratif de Toulouse, à ses magistrats, à ses agents de greffe, qui font vivre ici de la meilleure manière la juridiction administrative. En charge d’un contentieux dont le volume s’est beaucoup accru et dont les enjeux sont importants pour les équilibres de la vie collective, vous avez tous pris part aux évolutions qui ont marqué la juridiction administrative. Avec 6019 affaires enregistrées en 2017 et 6 513 affaires jugées, et un stock de dossiers en instance de 5 792 dossiers le 1er janvier 2018, le tribunal administratif de Toulouse apporte toute sa contribution au bon équilibre d’ensemble de la juridiction administrative.

Ici comme dans les autres juridictions, les procédures se sont simplifiées, les modes de traitement des affaires ont été diversifiés et proportionnés à la difficulté des dossiers, la dématérialisation largement engagée. Sur le fond, des contentieux nouveaux ont pris une grande ampleur et la jurisprudence a dû chercher l’équilibre entre, d’un côté, la continuité et la stabilité, gages de l’égalité devant la justice et de la prévisibilité du droit, d’un autre côté les évolutions nécessaires pour que la justice vive avec son temps. Parmi ces évolutions, l’une des plus marquantes, sur laquelle je voudrais maintenant m’arrêter quelques instants, a été d’inscrire le droit administratif dans l’espace européen.

Lié à l’État, le droit administratif s’est édifié dans un cadre national. Il pouvait sembler réfractaire à d’autres sources que celles issues de son propre pays, à l’ouverture des frontières, à l’intégration dans un espace plus large que le périmètre de l’Etat nation. Mais le droit administratif trouve ses racines dans les réalités de la société. Aussi a-t-il intégré sans véritable difficulté les données nouvelles issues de la construction européenne et de la mondialisation. Il a même trouvé dans une Europe qui se construit largement par le droit les ressources d’une grande vitalité. Trois cercles de rencontre se sont dessinés à partir de l’Union européenne, de la convention européenne des droits de l’homme et du droit des autres pays européens. Ils interagissent ensemble pour donner à la juridiction administrative toute sa place dans la définition commune d’un droit public européen.

Ensemble économique et politique, l’Europe repose sur un socle juridique, composé de traités et de normes. Elle confère aux juges un rôle important, qu’il s’agisse des deux cours européennes, la Cour de justice de l’Union européenne de Luxembourg et la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg, ou des juges nationaux, qui mettent en œuvre le droit européen. Comme les autres juridictions nationales, la juridiction administrative française s’est progressivement insérée dans cet horizon.

Le premier point de rencontre a été le droit communautaire, devenu droit de l’Union depuis le traité de Lisbonne. Certes, le juge administratif français s’est montré aux débuts sinon réticent en tout cas réservé à l’égard de ce droit qui, s’il trouvait dans le droit français une part de son inspiration, avait son propre vocabulaire et traduisait une logique spécifique. Qu’il s’agît des renvois préjudiciels à la Cour de Luxembourg ou de l’autorité des directives communautaires, les contacts initiaux ne furent pas exempts de friction.

Un véritable tournant fut pris en 1989, année au cours de laquelle le Conseil d’État reconnut tout à la fois la force des directives par l’arrêt Compagnie Alitalia du 3 février et la pleine supériorité du droit international et européen sur la loi interne par l’arrêt Nicolo du 20 octobre. Une période de dialogue nourri avec la Cour de Luxembourg et d’acclimatation progressive au droit de l’Union s’est alors ouverte. Elle s’est terminée, vingt ans plus tard, avec l’arrêt Mme Perreux du 30 octobre 2009, qui met fin aux dernières aspérités qui subsistaient entre le droit communautaire et le droit français.

Une autorité particulière s’attache au droit de l’Union, qui constitue un ordre juridique intégré.  Le juge national est le juge de droit commun de son application. Il lui incombe à ce titre d’en assurer la primauté et l’effet direct par tous les moyens dont il dispose.

Comme le Conseil constitutionnel, et comme les autres cours constitutionnelles et cours suprêmes nationales, le Conseil d’Etat combine, par une logique conciliatrice, l’autorité du droit de l’Union avec la suprématie, dans l’ordre juridique interne, des normes constitutionnelles. Son arrêt du 8 février 2007, société Arcelor, donne à cet égard un mode d’emploi reconnu par la Cour de justice et dont l’inspiration est partagée notamment par la Cour allemande de Karlsruhe. Dans ce cadre, question préjudicielle à la Cour de Luxembourg et question prioritaire de constitutionnalité ont pu se combiner sans s’entrechoquer.

Un dialogue régulier et confiant s’est établi avec la Cour de Luxembourg, comme le montrent tant le nombre des questions préjudicielles que l’importance des sujets sur lesquels elles portent, utilisation du maïs transgénique, imposition des dividendes que les sociétés mères perçoivent de leurs filiales, droit au déréférencement sur internet par exemple.

Le droit de la convention européenne des droits de l’homme est apparu un peu après. Certes la France avait été l’un des premiers signataires de la convention. Mais elle ne l’a ratifiée qu’en 1974 et elle n’a reconnu le droit de recours individuel de ses ressortissants devant la Cour européenne des droits de l’homme qu’en 1981. Les conséquences de la convention sur le droit national n’étaient pas encore perceptibles et elles n’ont commencé d’apparaître progressivement qu’après le premier arrêt qui, en 1986, a condamné notre pays. 

Pour la juridiction administrative, les débats les plus difficiles ont été d’ordre procédural. Tant la double fonction, consultative et juridictionnelle du Conseil d’État, que le rôle particulier du commissaire du gouvernement dans le procès administratif soulevaient des interrogations au regard   des exigences du procès équitable, telles que formulées par la Cour de Strasbourg.

Mais sur ces points également le dialogue l’a emporté. Il a permis de mieux faire comprendre à la Cour européenne des droits de l’homme les qualités, éprouvées par l’histoire, de mécanismes originaux mais parfaitement respectueux des impératifs d’indépendance et d’impartialité. Les adaptations nécessaires de notre droit interne ont été accomplies. Un décret du 6 mars 2008 a ainsi renforcé les précautions qui s’imposent pour bien séparer les attributions consultatives et la mission juridictionnelle du Conseil d’État. Avec le décret du 7 janvier 2009, le commissaire du gouvernement a, pour lever toute ambiguïté, pris le nom, qui correspond mieux à la réalité de ses fonctions, de rapporteur public. Informées avant l’audience du sens de ses conclusions, les parties peuvent reprendre la parole après leur prononcé. Elles peuvent aussi présenter une note en délibéré au statut mieux assuré. Devant les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, le rapporteur public n’assiste plus au délibéré. Au Conseil d’État, il y est présent sauf si une partie demande qu’il se retire. Par ses arrêts UFC que choisir ? Côte d’or du 30 juin 2009 et Escoffier contre France du 8 mars 2011, la Cour européenne des droits de l’homme a constaté que la double mission du Conseil d’État français s’exerçait dans un cadre respectueux des exigences conventionnelles. Tel est également le cas pour les conseils d’État d’Italie, de Belgique, des Pays-Bas ou de Grèce, qui ont eux aussi une double activité consultative et contentieuse. Par son arrêt Marc-Antoine du 4 juin 2013, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que l’intervention du rapporteur public respectait le caractère équitable du procès et contribuait même tant à renforcer le contradictoire qu’à assurer la qualité de la justice. Toutes les questions de procédure sont depuis lors complètement réglées.

Sur le fond du droit, la convention européenne des droits de l’homme enrichit les normes de référence au regard desquelles la garantie des droits fondamentaux est exercée. Se combinant avec la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, elle est pleinement prise en compte par le juge national.  Elle constitue, en particulier, un élément important de ses interventions en matière de séjour, d’éloignement des étrangers ou de droit d’asile. Elle a contribué à élargir le droit au recours des détenus et à imposer des exigences à l’administration pénitentiaire. Des questions difficiles, comme la fin de vie à l’hôpital public, les droits des enfants nés à l’étranger de gestation pour autrui ou la possibilité de pratiquer une insémination post mortem, sont examinées notamment au regard des impératifs conventionnels. Le Conseil d’État a consacré l’autorité des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme en droit interne. Même s’ils sont principalement déclaratoires, ils imposent aux États l’obligation de mettre fin à la source de la méconnaissance constatée par la Cour.

Un dialogue attentif s’est développé avec la Cour européenne des droits de l’homme, elle-même soucieuse de respecter les marges nationales d’appréciation et de donner toute sa portée au caractère subsidiaire de son intervention par rapport à celle du juge national. La France a contribué à l’adoption du protocole n°16, qui permet aux juridictions suprêmes des pays qui l’ont ratifié de saisir la Cour européenne des droits de l’homme de demandes d’avis consultatifs sur l’interprétation de la convention. Après sa ratification par dix pays, dont le nôtre, ce protocole est entré en vigueur le 1er août dernier. Il apporte un instrument supplémentaire au dialogue entre la Cour européenne des droits de l’homme et les juges nationaux.

Le droit européen ne se limite pas au droit de l’Union et au droit de la convention. Il est aussi constitué des différents droits nationaux. Mieux connaître le droit de nos partenaires est dans ce contexte un impératif. Les évolutions législatives, les constructions jurisprudentielles de nos voisins font aujourd’hui partie intégrante des références nécessaires. Le droit comparé connaît en conséquence un renouveau.

Il se pratique au travers d’échanges qui se multiplient entre magistrats et entre juridictions. Un véritable réseau de juges se constitue en Europe.  En 2008, le Conseil d’Etat a créé une cellule de droit comparé, composée de jeunes juristes de différentes nationalités, à l’aise dans plusieurs langues. Intégrée au Centre de recherches et de diffusion juridiques, la cellule assure une très utile mission de veille et apporte par ses recherches un éclairage aux différents travaux du Conseil. Pour donner des avis bien documentés comme pour trancher des questions qui sont souvent communes aux divers pays européens, la connaissance et la compréhension du droit de nos partenaires sont devenues indispensables. Les solutions adoptées par d’autres pays ne sont pas nécessairement à recopier. Mais elles ne peuvent être ignorées. La convergence est en outre préférable à la dispersion.

Une interaction réciproque s’exerce au total entre droit de l’Union, droit de la convention et droits nationaux. Chacun des éléments influence les deux autres et se trouve en retour influencé par eux. Un véritable droit public européen se constitue de la sorte. Il repose sur des valeurs partagées, que le droit européen dégage de traditions constitutionnelles communes aux différents Etats. Des principes directeurs s’affirment, égalité et non-discrimination, proportionnalité, subsidiarité, sécurité juridique. Des standards de procédure s’imposent pour garantir le recours effectif à un juge indépendant et impartial. Un modèle européen d’administration publique se dessine. Pour tracer les lignes de ce nouvel édifice, la justice administrative française joue tout son rôle. Elle reçoit de cette construction commune de forts stimulants pour son organisation comme pour sa jurisprudence.

La réduction des délais de jugement, la création, au travers du référé, de procédures d’urgence efficaces, l’extension du contrôle du juge à des décisions auparavant regardées comme de simples mesures d’ordre intérieur, à l’école, à l’armée, dans les prisons, s’inscrivent dans la perspective de mieux assurer le recours effectif au juge. En exerçant un contrôle de conventionnalité qui permet d’assurer le respect des normes internationales et européennes, le juge a élargi son office et modifié son rapport à la loi. L’empreinte européenne est présente dans les grandes évolutions qui ont marqué le contentieux des contrats publics, le droit de la concurrence et de la régulation, la garantie des droits fondamentaux.

Certes l’horizon européen n’est pas sans nuages. Le Brexit met à mal la dynamique de l’Union. Populisme et souverainisme progressent. Dans certains États, les garanties démocratiques et l’indépendance de la justice sont menacées. Conjurer ces mauvais démons impose de revoir certaines des modalités de l’architecture commune. Davantage de souplesse est nécessaire. Plus que jamais la subsidiarité, le respect des marges nationales d’appréciation s’imposent. Une meilleure perception de la démocratie est à rechercher à l’échelle européenne. Les chantiers sont immenses et difficiles. Mais les réalisations accomplies depuis les débuts de la construction européenne permettent de penser que le souffle ne manquera pas. Sur ce chemin, le droit est, avec l’économie et la culture, l’un des piliers sur lesquels s’appuyer. Nul doute que le juge administratif français dispose des meilleurs atouts pour contribuer à sa solidité.