La défense de la loi

Par Bernard Stirn, Président de la section du contentieux du Conseil d'État
Discours
Passer la navigation de l'article pour arriver après Passer la navigation de l'article pour arriver avant
Passer le partage de l'article pour arriver après
Passer le partage de l'article pour arriver avant

Intervention de Bernard Stirn, président de la section du contentieux du Conseil d’État lors du colloque organisé par l’ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation sur la défense devant les Cours suprêmes à l'Assemblée Nationale jeudi 29 septembre 2016

Colloque organisé par l’ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation sur la défense devant les Cours suprêmes

Assemblée Nationale. Jeudi 29 septembre 2016

La défense de la loi

Intervention de Bernard Stirn, président de la section du contentieux du Conseil d’État

Pour le juge, la loi, expression de la volonté générale, s’est longtemps imposée comme une norme qui ne pouvait qu’être appliquée. Si le législateur avait parlé, le juge, « bouche de la loi » selon Montesquieu, en tirait les conséquences. On disait que la loi faisait écran et cet écran ne pouvait être traversé pour atteindre des normes supérieures. La loi n’avait donc pas à être défendue devant le juge.

Les choses ont changé avec l’apparition du contrôle de conventionnalité et l’approfondissement du contrôle de constitutionnalité. Il incombe au législateur de respecter les règles et principes constitutionnels, le droit européen, les traités internationaux. Ces obligations sont effectives et elles donnent  donc lieu à des contrôles du  juge, qui sont aussi une manière de protéger la loi. Les juges rappellent les contraintes qui encadrent le pouvoir du législateur. Le Conseil constitutionnel indique que la loi « n’exprime la volonté générale que dans le respect de la constitution » et que la hiérarchie des normes qui ressort de l’article 55 de la constitution, selon lequel les traités ont une autorité supérieure à celle des lois, s’impose à tous les pouvoirs publics. L’intervention du juge national évite souvent d’avoir recours aux juridictions européennes et en tout cas éclaire celles-ci sur la vision nationale du droit applicable.

 En France comme dans les autres pays européens, la position de la loi par rapport aux normes supérieures, constitutionnelles, européennes et internationales, a donné lieu à la construction d’un système dans lequel la place de chacun a été progressivement précisée. Un rôle central revient aux cours suprêmes nationales, et aux avocats qui représentent les parties devant ces cours, qu’il s’agisse des rapports de la loi avec la constitution ou de ses liens avec le droit international et le droit européen.

Les cours suprêmes, la loi  et la constitution

Dans son principe, la supériorité de la constitution sur la loi ne fait pas de doute. Mais son effectivité est demeurée incertaine tant qu’un contrôle de conformité des lois à la constitution n’était pas assuré.

Introduit aux États-Unis dès 1803 par l’arrêt de la Cour suprême Marbury c/ Madison de 1803, un tel contrôle est apparu en Europe, sous l’influence de Hans Kelsen,  en Autriche, en 1920, avant de se développer, par vagues successives, dans la seconde moitié du vingtième siècle. Aux lendemains de la seconde guerre mondiale,  la constitution italienne de 1947 puis  la Loi fondamentale allemande de 1949 instituent une juridiction constitutionnelle. Le retour à la démocratie dans les pays d’Europe méditerranéenne s’accompagne de la mise en place d’une telle cour, en Grèce (1975), au Portugal (1976), en Espagne (1978). Il en va de même dans les pays d’Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin. Le juge constitutionnel apparaît et s’affermit dans le même temps en France et en Belgique.

La justice constitutionnelle n’est certes pas présente dans tous les pays européens et d’importantes démocraties continuent de l’ignorer, le Royaume-Uni, le Danemark, les Pays-Bas, ou, en dehors de l’Union européenne, la Suisse. Mais un modèle européen de cour constitutionnelle s’est dessiné. Il consiste à confier le contrôle de conformité des lois à la constitution non pas à une cour suprême, comme aux États-Unis, mais à une cour constitutionnelle qui exerce en ce domaine un monopole tout en étant spécialisée dans ce rôle. Les cours suprêmes nationales participent néanmoins au processus, d’une triple manière. Elles appliquent les décisions de la cour constitutionnelle, interviennent dans sa saisine et confortent la suprématie de la constitution. Dans les pays dépourvus de cour constitutionnelle, elles jouent même un certain rôle de substitution.

Les décisions de la cour constitutionnelle s’imposent à tous, y compris aux cours suprêmes nationales. En France, l’article 62 de la Constitution l’énonce avec force : « Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ». Dans le périmètre de la question tranchée par le Conseil constitutionnel, sa décision, y compris les réserves d’interprétation qu’elle comporte, doit être appliquée par toutes les juridictions. Le Conseil d’État le constate dans sa décision du  20 décembre 1985, SA Etablissement Outters, la Cour de cassation l’avait fait quelques mois plus tôt dans un arrêt de la Chambre criminelle du 25 avril 1985. Certes le raisonnement suivi n’a pas la même autorité mais il exerce au moins une forte influence persuasive comme le montrent notamment, pour le Conseil d’État, la décision de section Lesourd du 22 juin 2007 et,  pour la Cour de cassation, l’arrêt d’assemblée plénière du 10 octobre 2001 Breisacher.

Les juridictions ordinaires sont associées au contrôle de constitutionnalité par la possibilité qu’elles reçoivent de saisir la cour constitutionnelle de questions relevant de son ressort. De ce point de vue, l’introduction, par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, de la question prioritaire de constitutionnalité a rapproché la situation française de celle des autres pays européens où une telle procédure de contrôle par voie d’exception, à l’occasion d’un litige soumis à un juge, existait déjà. Souvent les cours suprêmes sont appelées à jouer un rôle de filtrage, qui évite l’encombrement de la cour constitutionnelle et contribue à la diffusion dans l’ensemble des juridictions de la culture constitutionnelle. En France, il appartient ainsi au Conseil d’État et à la Cour de cassation, « juridictions placées au sommet de chacun des deux ordres de juridiction reconnus par la Constitution », selon la formule qui figure dans la décision du Conseil constitutionnel du  3 décembre 2009, de renvoyer au  Conseil constitutionnel les questions sérieuses ou nouvelles relatives à la conformité d’une loi aux droits et libertés garantis par la constitution qui sont  apparues dans une juridiction placée sous leur contrôle. La réforme a pleinement répondu à ses objectifs. Largement utilisée par les justiciables, la question prioritaire de constitutionnalité replace la constitution au cœur des débats juridiques. Elle conduit le Conseil D’État et la Cour de cassation à jouer un rôle de juge constitutionnel au moins négatif lorsqu’ils constatent que la conformité d’une loi aux droit et libertés garantis par  la constitution ne soulève pas de difficulté sérieuse. Elle a ouvert la voie à des échanges réguliers entre le Conseil constitutionnel et les juridictions suprêmes des deux ordres de juridiction.

A quelques mois d’intervalle, le Conseil D’État (30 octobre 1998, Sarran et Levacher) et la Cour de cassation (2 juin 2000, Pauline Fraisse) ont affirmé, dans des termes presque identiques, la suprématie de la constitution dans l’ordre juridique interne. La même affirmation a été reprise par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 novembre 2004 relative au traité établissant une constitution pour l’Europe. Ces jurisprudences s’inscrivent dans un consensus européen, qui reconnaît à la constitution, dans l’ordre interne, le caractère de norme suprême. La Cour de Karlsruhe veille ainsi au respect des droits fondamentaux garantis par la constitution allemande[1], la Cour constitutionnelle italienne place au sommet de la hiérarchie des normes « les principes suprêmes de l’ordre constitutionnel italien »[2], le Tribunal constitutionnel de Pologne affirme   que   la constitution est « la source suprême du droit de la république de Pologne »[3].

 Dans les pays qui ne connaissent pas de cour constitutionnelle, la juridiction suprême veille elle-même au respect de principes de nature constitutionnelle. Particulièrement significative est, au Royaume-Uni,  la référence faite à des textes comme la Magna Carta de 1215 ou l’Habeas corpus de 1679 par la Chambre des Lords dans son rôle de juridiction suprême puis par la Cour suprême du Royaume-Uni, qui lui a succédé sans cette fonction à partie de  2009. « The United Kingdom has no written constitution but we have a number of constitutional instruments” écrivent Lord Neuberger et Lord Mance dans leur  avis sur la décision de la Cour suprême HS 2 du 22 janvier 2014.

Garantes du respect des impératifs constitutionnels, les cours suprêmes s’accordent aussi sur une hiérarchie des normes qui donne toute leur place au droit européen et international.

Les cours suprêmes, la loi et le droit international et européen

Dans un univers mondialisé, les normes internationales occupent une place croissante. Elles ont acquis  une autorité qui les situe certes en dessous de la constitution dans l’ordre juridique interne mais au dessus de la loi. Les cours suprêmes ont joué là aussi un rôle décisif pour redéfinir la hiérarchie des normes.

En France, la supériorité des traités sur les lois est affirmée par l’article 55 de la constitution. Par sa décision du 15 janvier 1975, le Conseil constitutionnel a jugé qu’il ne lui appartenait pas, en tant que juge constitutionnel, de censurer une loi qui méconnaîtrait un traité international. Il explique qu’ « une loi contraire à un traité ne serait pas pour autant contraire à la constitution ».  Le Conseil constitutionnel a ainsi ouvert la voie aux juridictions ordinaires, administratives et judiciaires, à qui il revient d’écarter l’application d’une loi incompatible avec un engagement international. Le message a été reçu par les deux ordres de juridiction. Dès le  24 mai 1975, par son arrêt Administration des douanes et société des cafés jacques Vabre, la Cour de cassation engage, sous son autorité, les juridictions judiciaires à faire primer les traités sur les lois. Cette jurisprudence est aussi celle du Conseil D’État depuis l’arrêt Nicolo du 20 octobre 1989. Comme le Conseil constitutionnel l’a rappelé dans sa décision Jeux en ligne du 12 mai 2010, la distinction est nette entre « le contrôle de conformité des lois à la Constitution, qui incombe au Conseil constitutionnel, et le contrôle de leur compatibilité avec les engagements internationaux ou européens de la France, qui incombe aux juridictions administratives et judiciaires ». Une loi qui méconnaît ces engagements est en outre de nature à engager la responsabilité de L’État envers ceux à qui elle cause un préjudice, comme le Conseil d’Etat l’a indiqué dans sa décision Gardedieu du 8 février 2007.

Ces règles générales s’appliquent avec une force particulière à l’égard du droit européen. La Cour européenne des droits de l’homme rappelle que la convention a le « caractère spécifique de traité de garantie collective des droits de l’homme et des libertés fondamentales » (CEDH, 18 janvier 1978, Irlande c/ Royaume-Uni) et elle la qualifie même d’ « instrument constitutionnel de l’ordre public européen ». Surtout le droit de l’Union européenne relève d’un ordre juridique « intégré à l’ordre juridique interne et distinct de l’ordre juridique international » comme l’indique le Conseil constitutionnel dans sa  décision du 9 août 2012 relative au traité sur la stabilité, la coordination et al gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire. Le Conseil d’Etat qualifie également le droit de l’Union d’ « ordre juridique intégré »[4] et il affirme que le juge national est le juge de droit commun de son application[5].

Avec quelques nuances, les cours suprêmes des autres pays européens partagent une inspiration comparable.

Un rôle précurseur a été joué par la Cour de cassation de Belgique, avec un arrêt du 27 mai 1971, qui affirme la supériorité du droit international sur la loi nationale. Des jurisprudences comparables se sont ensuit développées en Italie comme en Espagne.

Plus nuancé est le cas de l’Allemagne. L’autorité du droit de l’Union européenne y est certes pleinement reconnue. Pour les autres engagements internationaux, l’article 25 de la loi fondamentale proclame la primauté des règles générales du droit international et de la coutume internationale sur la loi fédérale. La Cour de Karlsruhe a en outre dégagé un principe d’interprétation conforme selon lequel les juges doivent s’efforcer d’interpréter la loi de manière à assurer sa conformité aux traités ratifiés par l’Allemagne. Mais, dans le cas où une telle interprétation conforme ne peut être retenue, la loi fédérale plus récente l’emporte. La Cour l’a récemment rappelé en faisant prévaloir une loi fiscale sur une convention antérieure conclue entre l’Allemagne et la Turquie (15 décembre 2015).

Au Royaume-Uni, le système juridique est demeuré dualiste. Le droit international ne pénètre en droit national que si une loi en a décidé ainsi. L’autorité du droit de l’Union découle de la sorte de l’European communities Act de 1972, celle de la convention européenne des droits de l’homme du Human Rights Act de 1998. Un principe d’interprétation conforme est également reconnu. En cas de contrariété insurmontable, le juge n’écarte pas la loi mais il invite le Parlement à la modifier.

Avec leurs particularités, ces différentes jurisprudences imposent certes des contraintes au législateur.  Elles exercent aussi un effet protecteur, en confiant une mission de première ligne aux juridictions, et en particulier aux cours suprêmes, nationales. Elles évitent ainsi à la loi de se trouver contestée devant les cours européennes. Lorsqu’une telle discussion survient néanmoins, les cours européennes tiennent en  outre le plus grand compte des décisions antérieurement adoptées par les juges nationaux.

Cours européennes, cours constitutionnelles, cours suprêmes nationales entretiennent des  échanges attentifs sur les questions délicates que soulèvent,  dans un monde complexe,  la valeur de la loi, la suprématie des normes constitutionnelles, le respect des engagements européens et internationaux. De leur dialogue naît un équilibre sans cesse en mouvement qui définit les contours d’un espace européen dans lequel la loi conserve toute son autorité mais ne peut l’exercer sans partage.

 

[1] Cour de Karlsruhe, décisions du 12 octobre 1993 sur le traité de Maastricht et du 30 juin 2009 sur le traité de Lisbonne.

[2] Cour constitutionnelle italienne, 13 avril 1989, société Fragd.

[3] Tribunal constitutionnel polonais, décisions des 19 décembre 2006 et 16 novembre 2011.

[4] CE, 23 décembre 2011, Kandyrine de Brito Païva.

[5] CE, 30 octobre 2009, Mme Perreux.