Visite du Premier ministre au Conseil d'État

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État
Discours
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Intervention lors de l'Assemblée générale du Conseil d’État présidée par M. Manuel Valls, Premier ministre, le 6 juin 2016

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Assemblée générale du Conseil d’État présidée par M. Manuel Valls, Premier ministre

Conseil d’État, Lundi 6 juin 2016

Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État

 

Monsieur le Premier ministre,

Mes chers collègues,

1. En présidant aujourd’hui l’Assemblée générale du Conseil d’Etat, vous marquez, Monsieur le Premier ministre, votre attachement à une ancienne tradition qui place nos délibérations administratives sous la houlette symbolique du chef du Gouvernement. Nous vous en remercions. Par votre présence, vous témoignez aussi de la considération du Gouvernement à l’égard du juge administratif, juge de la puissance publique.

2. Aujourd’hui, l’ampleur et l’intensité des menaces, défis et urgences qui pèsent sur notre pays font que ses institutions doivent, plus que jamais, se vouer à faire vivre les principes de la République et mobiliser leurs forces et leur imagination au service de la mise en œuvre effective de notre pacte social. Le temps nous manque ; nous ne pouvons lui manquer. Il nous faut par conséquent combattre les tentations de fermeture et de repli, qui nous divisent et nous minent ; conjurer l’esprit de chapelle, les polémiques inutiles et les corporatismes exacerbés, qui nous paralysent et nous entravent ; refuser aussi l’auto-glorification comme l’auto-dénigrement, si faciles et communs, mais si vains. Les services publics ont la rude tâche de faire avancer le char de l’Etat, de le sortir de l’ornière dans bien des cas, de concourir à une meilleure gouvernance, bref de servir le peuple français au jour le jour.

3. Ces objectifs sont les nôtres. Mais le Conseil d’Etat a aussi pour mission de contribuer à éclairer le chemin, fixer le cap, ouvrir des voies d’avenir, en un mot, d’être un repère et une boussole dans une société en proie au doute. C’est ainsi que, de manière croissante ces dernières années, il a marqué avec force les limites ou, au contraire, les impératifs de l’action publique et qu’il a tranché d’importants débats de société, notamment sur la vie et la mort, la dignité humaine, la laïcité ou la part admissible de risque et de prudence dans la décision publique…

4. Comme conseillers et comme juges, nos travaux s’inscrivent dans un ordre juridique qui n’est plus seulement hexagonal : il est intégré à celui de l’Union européenne et il est largement ouvert et perméable au droit international. Notre expérience nous montre combien une attitude non coopérative ou de fermeture serait perdante et source de mécomptes. Il nous faut, par conséquent, intégrer dans nos analyses les impératifs du droit européen, les règles adoptées et appliquées par nos partenaires, les points de vue des cours européennes et des cours constitutionnelles et suprêmes d’autres Etats. Non pas pour les suivre à l’aveugle, mais pour défendre notre vision et nos intérêts nationaux, nous efforcer d’infléchir leurs positions, les combiner avec nos exigences internes et, le cas échéant, assumer en toute connaissance de cause des divergences d’appréciation. Le dialogue des juristes et des juges est un exercice nécessaire, mais il n’est ni simple, ni irénique.

5.  Fidèles à notre vocation, il nous appartient dès lors, à la place qui est la nôtre et sans nous substituer aux autres pouvoirs, de prendre à bras le corps les difficultés, mais aussi les espoirs et les ambitions de notre pays pour contribuer à son redressement.

I. Les formations consultatives du Conseil d’Etat sont une force de conseil et d’appui pour le Gouvernement.

6. Comme conseillers, notre premier devoir est d’aider le Gouvernement dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques, de sécuriser ses projets et de favoriser l’adoption de dispositions lisibles, applicables et efficaces. Nous sommes, dans ce cadre, le partenaire du Gouvernement, non pas un censeur, moins encore un donneur de leçons. Nous n’avons pas que des obligations de moyens ; nous avons des obligations de résultat. Notre rôle consultatif consiste à rendre possible la traduction concrète d’une volonté politique dans le respect du droit et des principes de bonne administration. Nous veillons à ce titre à la prise en compte de besoins accrus de sécurité et de stabilité juridiques.

7. Notre droit – et les projets de textes que nous recevons – souffrent en effet de rédactions de moins en moins brèves, claires et stables, et de plus en plus longues, techniques, obscures et changeantes. Cette situation brouille les repères, inhibe les initiatives, engendre des coûts élevés et dégrade l’attractivité de notre territoire. L’inflation et l’instabilité normatives sont des maux anciens qui atteignent aujourd’hui un niveau préoccupant. Nous devons produire moins de normes et des normes plus simples et lisibles. Des garde-fous et des règles ont certes été fixés, mais ils sont contournés ou tout simplement ignorés. Le Gouvernement doit justifier l’adoption de dispositions nouvelles et conduire en amont des évaluations complètes, précises et sincères de leurs effets sur l’activité des entreprises, les démarches des usagers, le fonctionnement des collectivités territoriales et des services déconcentrés de l’Etat. Force est de reconnaître qu’il ne le fait pas toujours avec le sérieux nécessaire. Nous attachons à ces questions une importance accrue, qui se traduit par des demandes récurrentes de régularisation des études d’impact et qui pourra conduire au rejet de textes – ce que nous avons déjà fait. Le Gouvernement attend de son conseiller cette vigilance, même si elle peut lui être désagréable, car elle est tout entière tournée vers l’adoption de textes utiles, solides et réalistes.

8. Nous devons aussi contribuer à un débat démocratique plus éclairé et transparent. Par la volonté du Constituant, du Président de la République et de vous-même, Monsieur le Premier ministre, les cercles des commanditaires et des destinataires de nos avis se sont élargis. Nous répondons désormais aux demandes d’avis des membres du Parlement sur des propositions de loi, avant leur examen en commission. Par ailleurs, la plupart de nos avis sur les projets de loi sont, depuis mars 2015, rendus publics dès leur transmission au Parlement[1]. Cette publicité ne modifie en rien la teneur de ces avis, mais elle a profondément changé leur rédaction et leur présentation. Dès lors qu’ils ne s’adressent plus seulement au Gouvernement, mais aussi au Parlement et à l’ensemble de nos concitoyens, nous devons exprimer nos avis d’une manière plus explicite et pédagogique, quel que soit leur sens. Cette publicité n’altère en rien le lien de confiance que nous entretenons avec le Gouvernement.

9. Notre responsabilité de conseiller ne cesse pas de croître, mais nous devons bien sûr tenir les délais de réponse – ce que nous faisons, 88% de nos avis étant rendus en moins de deux mois. Nous savons que nous serons, dans les prochains mois, comme à chaque fin de législature, particulièrement sollicités. Nous nous organisons pour faire face à l’afflux des textes d’application des lois, en souhaitant que le Gouvernement puisse être sélectif dans ses saisines, régulier dans l’alimentation des sections et clair dans les priorités qu’il fixe et les options qu’il retient.

II. Notre responsabilité est aussi d’exercer efficacement notre mission juridictionnelle.

10. Comme juges, nous assurons la primauté du droit et de la loi et nous veillons, dans ce cadre, à la juste conciliation entre les droits des personnes et les exigences de l’intérêt général. Nous assumons cette mission dans un champ de compétences, qui a été clairement fixé par notre Constitution et n’a pas depuis des lustres été modifié. Dans notre tradition républicaine, la protection des libertés repose sur la dualité et la coopération des ordres de juridiction.

11. Cette organisation duale est un gage d’efficacité. Parce que le juge administratif connaît les rouages de l’administration, ses moyens et ses contraintes, mais aussi ses dysfonctionnements et ses travers, il contrôle avec une acuité particulière les actes et les activités des personnes publiques. Depuis trois décennies, le législateur l’a doté d’outils de contrôle et de procédures plus performants. Parmi ceux-ci, je veux souligner l’apport irremplaçable des procédures d’urgence et, spécialement, du référé-liberté, qui permet au juge administratif de prendre, en quarante-huit heures, toutes les mesures nécessaires à la cessation d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Depuis plus de quinze ans, le juge du référé-liberté représente, pour les justiciables et dans l’opinion publique, l’un des maillons les plus sûrs dans la défense des droits fondamentaux. Il le manifeste encore pendant l’état d’urgence.

12. Gardien des libertés, le juge administratif contribue aussi à l’ardente obligation de sécurisation, de simplification et d’adaptation du droit. Juridiction suprême de l’ordre administratif, le Conseil d’Etat veille à l’unité et la stabilité de la jurisprudence. Il assure aussi les évolutions nécessaires en adaptant notre droit public aux exigences actuelles. Sa créativité est restée forte ces dernières années, qu’il s’agisse de l’articulation du droit national avec le droit européen et international, de la redéfinition des obligations de procédure, de la refondation du droit de la commande publique et du droit public de la concurrence ou encore de l’affirmation d’un droit de la régulation qui fait sa place au droit souple.

13. Cette créativité va de pair avec un souci de meilleure lisibilité, accessibilité et motivation de nos décisions de justice. Le but de cette démarche est de mieux faire comprendre ces décisions par les parties et le public, comme par la communauté juridique. C’est aussi de contribuer au meilleur rayonnement de notre droit, qui souffre de modes de rédaction jugés trop laconiques et ésotériques. Dans ce chantier engagé depuis quatre ans, nous franchissons maintenant une étape nouvelle. Les plus hautes formations de jugement du Conseil d’Etat commencent à rendre des décisions rédigées en style direct et le même projet se développe dans les cours et les tribunaux administratifs.

14. Notre responsabilité de juge s’est accrue. Dans un contexte marqué par une croissance durable de la demande de justice -  plus de 5% par an en longue période -, nous devons maîtriser nos délais de jugement et poursuivre l’effort d’adaptation de nos procédures et méthodes de travail. A ce titre, nous rendrons obligatoire, le 1er janvier prochain, l’usage de l’application Télérecours, qui permet aux parties et aux juridictions d’échanger entre elles par voie dématérialisée. D’une manière générale, nous devons déployer une stratégie globale de prévention et de traitement des flux contentieux. Il nous appartient de relever ce défi sans compter sur une augmentation continue de nos moyens - sauf à la Cour nationale du droit d’asile -, mais en promouvant de nouveaux modes de règlement des litiges, qui soient rapides, efficaces et budgétairement soutenables. Plusieurs mesures législatives et réglementaires sont en cours d’adoption à cette fin, en particulier au bénéfice des juridictions du fond.

III. Pour faire preuve d’imagination réformatrice, notre institution continuera de puiser dans sa tradition d’ouverture.

15. Car ni le conseiller, ni le juge des pouvoirs publics ne peuvent exercer efficacement leurs missions, sans comprendre les préoccupations qui s’expriment dans les services publics et la société civile.

16. Cette ouverture, nous la pratiquons d’abord par des études sur les grands enjeux de l’action publique.Nous le faisons à votre demande, Monsieur le Premier ministre, sur « les difficultés qui s’élèvent en matière administrative »[2]. Nos travaux ont porté en 2015 sur les commissaires du Gouvernement dans les entreprises[3] ainsi que sur l’efficacité de nos outils de transposition des directives européennes[4]. En février dernier, nous vous avons remis une étude sur l’alerte éthique[5]. Le Conseil d’Etat conduit aussi des travaux à son initiative et nous avons à ce titre exploré ces dernières années des sujets aussi importants que le droit souple, la protection des droits fondamentaux à l’ère des réseaux numériques ou l’action économique des personnes publiques[6] . Notre étude annuelle portera en 2016 sur un enjeu majeur pour nos concitoyens et nos entreprises: la simplification et la qualité du droit. C’est un sujet que toutes les sections vont porter avec une ambition renouvelée dans les mois et les années à venir.

17. Notre ouverture, nous la manifestons aussi par l’organisation de débats, de partenariats et de coopérations.Notre Maison organise ainsi des cycles de conférences et d’entretiens sur des sujets de réflexion et de prospective qui bénéficient de participations prestigieuses, de France, des institutions européennes et de l’étranger et qui réunissent un public nombreux. Elle est ouverte sur son environnement afin de rendre compte de ses travaux, mais aussi d’apprendre. Elle se projette enfin dans les enceintes internationales de débat et d’analyse sur le droit et elle participe activement aux réseaux de coopération entre juges. Elle y tient toute sa place et sa voix y est écoutée.

18. Monsieur le Premier ministre,  qu’exige, aujourd’hui, de ceux qui s’y consacrent, le service de l’Etat ? Au milieu des tribulations actuelles, il existe dans notre société et notre Etat une aspiration profonde à autre chose que la contemplation morbide de nos maux. Nos compatriotes veulent une République qui soit fière de ce qu’elle est, de ses principes et de ses valeurs. Une République qui n’ait pas peur, parce qu’elle est exigeante dans ses objectifs, ses résultats et ses modes de fonctionnement. Nous progressons dans cette voie, sans avoir touché le but. Pour y parvenir, il faut que l’ensemble de l’Etat pense et incarne l’unité et les ambitions nationales et agisse à leur service. Il faut qu’il vive en conformité avec les principes qu’il s’est donnés. Il faut qu’il fasse preuve de courage et propose une alternative crédible et forte au repli sur soi.

19. Nous avons, nous fonctionnaires, un devoir particulier en la matière. Un devoir d’engagement clair et désintéressé, un devoir d’action résolue. Quand nos collègues Yves Guéna, Pierre Tissier ou le président Cassin sont partis à Londres rejoindre la France libre en juin 1940, quand les présidents Parodi et Laroque ou Michel Debré se sont engagés dès 1940 dans la Résistance, ils n’ont pas consulté des chasseurs de têtes, ni fait un choix de carrière. Ils n’ont pas brigué des postes, ni attendu la « rétribution » de services rendus. Ils ne se sont pas demandé et on ne leur a pas demandé de quel « bord » ou de quelle « sensibilité » ils étaient. Ils ont pensé à leur unique devoir. Ils l’ont fait parce qu’ils partageaient une vision commune, haute et noble, de ce qu’étaient la France et la République. Et ils ont été pris comme tels. C’est cet état d’esprit que nos compatriotes attendent aujourd’hui de l’Etat et de nous, fonctionnaires et membres du Conseil d’Etat, et c’est lui que nous devons promouvoir pour rendre vivants les principes de notre République.

20. Ces principes, mes collègues et moi ne saurions, comme atteints de psittacisme, les répéter mécaniquement, sans les inscrire dans la réalité, ni les traduire en projets d’avenir. Le Conseil d’Etat est par conséquent résolu à se donner tout entier au service du bien commun. Loin de cultiver une vision passive et abstraite du droit, il entend plus que jamais mettre toute son expertise et toute son expérience au service d’une certaine idée de la construction, de la modernisation, de l’attractivité et du rayonnement de notre pays. Telle doit être aujourd’hui sa contribution à l’esprit de Résistance.

 

[1]Avis disponibles via l’application Consilia Web, depuis le site internet du Conseil d’Etat.

[2] Art. L. 112-2 du code de justice administrative qui est issu de l’article 52 de la Constitution du 22 frimaire an VIII.

[3]Les commissaires du Gouvernement dans les entreprises, éd. La documentation française, 2015.

[4]Directives européennes : anticiper pour mieux transposer, éd. La documentation française, 2015.

[5]Le droit d’alerte : signaler, traiter, protéger, éd. La documentation française, 2016.

[6]Etude annuelle 2015 du Conseil d’Etat, L’action économique des personnes publiques, éd. La documentation française, 2015.