Six conditions plus une mise en garde : l’examen par le Conseil d’Etat du texte devenu le décret n° 2025-309 du 2 avril 2025 portant restitution de restes humains à la République de Madagascar

Fiche d'analyse
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La loi du 26 décembre 2023 relative à la restitution de restes humains appartenant aux collections publiques et le décret du 28 juin 2024 pris pour son application ont ouvert la possibilité de restituer, à des fins exclusivement funéraires, des restes humains à un Etat qui en fait la demande, en son nom propre ou au nom d’un groupe humain constitué sur son sol. Le décret du 2 avril 2025 portant restitution de restes humains à la République de Madagascar est le premier texte pris dans le cadre de ces dispositions. Il constitue un précédent, que le Conseil d’Etat a entouré de précautions et de conditions.

Par Paul Bernard, maître des requêtes au Conseil d’État (section de l’intérieur et section du contentieux)

On sait combien la restitution, à des pays qui en font la demande, de pièces appartenant à des collections des musées nationaux a occupé, troublé, parfois tourmenté le débat public français ces dernières années. On se rappelle avec quelle ardeur des pays issus d’anciennes colonies françaises ont voulu retrouver des biens dont ils estimaient qu’ils leur appartenaient et que la France ne les avait obtenus qu’à la suite de pillages. On connaît aussi les craintes, maintes fois exprimées, que, si l’on rentrait dans cette logique, le terme n’en fût jamais trouvé et que l’on finît, puisque ce débat n’a jamais été à l’abri de l’excès, par remettre la Joconde à l’Italie et l’obélisque de la place de la Concorde à l’Égypte... Les principes en cause, ceux de l’inaliénabilité et de l’imprescriptibilité, ne sont pas subalternes. Il a fallu du temps pour que, dans ce débat tumultueux, la raison reprenne ses droits. Peut-être, au demeurant, ne les a-t-elle pas encore tout-à-fait repris.

C’est dans ce contexte qu’a été adoptée, le 24 décembre 2020, la loi relative à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal. Cette loi disposait que vingt-six œuvres provenant d’Abomey, conservées au musée du Quai Branly-Jacques Chirac et un sabre avec fourreau, détenu par le musée de l’Armée, seraient respectivement restitués au Bénin et au Sénégal.

Par crainte que cette loi, qui se voulait isolée, ne soit la première d’une longue liste et ne devienne l’origine d’une suite sans fin de doléances, dont nul ne maîtriserait ni les objets ni les effets, le législateur a adopté, trois ans plus tard, la loi n° 2023-1251 du 26 décembre 2023 relative à la restitution de restes humains appartenant aux collections publiques. Ce texte d’initiative sénatoriale, qui n’a pas été examiné par le Conseil d’État, introduit une dérogation au principe d’inaliénabilité du domaine public, exclusivement réservée à la remise à un État étranger, à des fins funéraires, de restes humains appartenant aux collections publiques. Il autorise la sortie du domaine public des restes humains, y compris quand ceux-ci sont incorporés aux collections des musées de France par dons ou legs.

La loi a été complétée, quelques mois plus tard, par le décret n° 2024-632 du 28 juin 2024 relatif à la restitution de restes humains appartenant aux collections publiques et pris en application de l’article L. 115-9 du code du patrimoine. Ce décret-cadre a précisé la procédure à suivre pour sortir, sur le fondement de la loi du 26 décembre 2023, des restes humains des collections publiques nationales.

Sur la base de ces deux textes, a été pris, pour la première fois dans ce nouveau cadre juridique, le décret du 2 avril 2025 portant restitution de restes humains à la République de Madagascar. La section de l’intérieur du Conseil d’État l’a examiné dans sa séance du 11 mars 2025.

Il s’agit des restes présumés du roi Toera et de deux chefs de guerre, appartenant tous au groupe des Sakalavas qui occupe la majeure partie de la côte occidentale de l'île de Madagascar, depuis la région du Sambirano au nord jusqu’à celle de Tuléar au sud. Le roi Toera est mort dans le massacre d’Ambiky, commis en 1897 par les troupes commandées par le général Gérard sour l’autorité du général Gallieni. Les deux autres ont été tués lors d’une confrontation à Bosy en 1898 entre les troupes coloniales françaises et un groupe armé sakalava.

Ce décret a son importance, puisqu’aussi bien il constitue un précédent, auquel devront se conformer, sans nécessairement se calquer sur lui, les prochains décrets de restitution.

A l’examen de ce projet de décret, le Conseil d’État s’est d’abord attaché à en définir la nature : il a estimé que ce texte avait, au regard de son objet, de sa portée, de ses conséquences, le caractère d’une décision d’espèce. Mais l’espèce, on l’aura compris, va ici bien au-delà de l’espèce…

Le Conseil d’État a, en outre, posé six conditions générales et adressé au Gouvernement une mise en garde.

Six conditions

Les conditions auxquelles le Conseil d’État a fait le choix de subordonner un avis favorable à un projet de décret portant restitution de restes humains à un État étranger se fondent sur la loi du 26 décembre 2023 et le décret du 28 juin 2024.

Première condition : la demande de restitution a été formée par un État, agissant le cas échéant au nom d’un groupe humain. Dans ce dernier cas, il revient à l’administration française de vérifier que ce groupe humain se conçoit lui-même comme tel, que son histoire justifie cette dénomination et qu’il conserve une importance démographique : les Sakalavas sont, aujourd’hui, au nombre d’environ 400 000, sur 30 millions de Malgaches. La demande doit avoir été adressée au Gouvernement français par une personne apte à représenter l’État demandeur.

Deuxième condition : si l’identification des restes humains est incertaine, notamment en ce qui concerne leur date ou leur origine, un comité scientifique doit avoir été créé et consulté, dans les conditions prévues à l’article L. 115-7 du code du patrimoine. Le rapport de ce comité doit avoir été remis au Gouvernement, aux commissions permanentes chargées de la culture de l’Assemblée nationale et du Sénat et à l’État demandeur ;

Troisième condition :  les restes humains concernés sont ceux de personnes mortes après 1500. La date de leur mort présumée est attestée, le cas échéant, par le comité scientifique. Cette date de 1500, justifiée par des considérations scientifiques, permet de prendre en compte l’essentiel des cas de restes humains susceptibles de faire l’objet de demandes. Elle est supposée couvrir la période d’expansion européenne au cours de laquelle la plupart des restes humains ont été collectés. L’idée est aussi de préserver de toute menace d’expatriation hors de France des squelettes préhistoriques ou les momies égyptiennes.

Quatrième condition : Il est établi qu’il est porté atteinte

  • soit au principe de la dignité de la personne humaine : l’atteinte, qui concerne dans ce premier cas la collecte des restes et non pas leur conservation, s’apprécie selon le sens que la France donne à la sauvegarde de la dignité de la personne humaine, dont le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994, a déduit du premier alinéa de la Constitution du 27 octobre 1946 qu’elle était un principe constitutionnel ;

  • soit au respect de la culture et des traditions du groupe humain concerné : l’atteinte, qui porte dans ce second cas sur la conservation des restes et non pas sur leur collecte, s’apprécie selon le sens que l’État demandeur donne au respect de sa propre culture et de ses propres traditions. C’est alors à l’administration qu’il appartient de s’assurer de la portée que l’État demandeur, ou le groupe humain au nom duquel il agit, confère à cette qualification.

Cinquième condition : la sortie du domaine public est réalisée à des fins funéraires. Ce point est singulièrement délicat, parce que la loi et le règlement sont restés très elliptiques sur le sens qu’il convient de donner à cette formule. Le flou est entretenu par les travaux du Parlement sur la loi de 2023 ; il n’est guère dissipé par ceux du Conseil d’État sur le décret de 2024. Qu’est-ce donc que ces « fins funéraires » ? Celles-ci s’apprécient à l’aune des pratiques de l’État demandeur ou du groupe humain concerné, vérifiées par l’administration française, qui en précise les modalités dans le dossier qu’elle adresse au Conseil d’État. Ces pratiques peuvent inclure notamment l’inhumation, la crémation ou l’embaumement. Elles peuvent aussi comporter, comme c’est le cas pour le roi Toera, un rituel tel que le « bain de reliques », c’est-à-dire l’immersion dans un fleuve aux évocations sacrées, des restes du défunt, à l’occasion d’une cérémonie que l’on pourrait qualifier, avec toutes les précautions que suppose l’emploi d’un tel adjectif, de religieuse.

Sixième condition : L’établissement où sont conservés les restes humains a été informé par les autorités françaises de la démarche de restitution. Cette information est attestée par une lettre adressée au président de l’établissement. C’est le cas en l’espèce, la lettre adressée au président du Muséum d’histoire naturelle figurant bien au dossier.

Une mise en garde

Il est des précédents qui peuvent mener loin. Ainsi de ce décret dont l’apparence, somme toute neutre et peut-être même anodine, ne doit pas masquer les possibles conséquences inattendues et même vertigineuses qu’au-delà du cas d’espèce, peut entraîner la prise en compte de la dignité de la personne humaine dans la question de savoir si des pièces appartenant aux collections publiques nationales peuvent, voire doivent, être retirées de ces collections.
Depuis l’adoption de la loi du 26 décembre 2023, une base légale existe pour permettre à tout requérant, qui ferait état d’un intérêt pour agir, de demander la sortie de restes humains des collections nationales parce que les conditions de leur collecte portent atteinte au principe de la dignité de la personne humaine. C’est un risque qui serait atténué s’il était anticipé. Établir l’inventaire des pièces concernées, réfléchir à la manière de justifier leur conservation ou de se préparer à leur restitution, envisager la possibilité d’en établir la liste ou d’en rassembler une partie sont autant de pistes qui réduiraient l’insécurité à laquelle cet état du droit, et le précédent que constitue le décret du 2 avril 2025, exposent l’administration.

On voit que les exigences de la diplomatie culturelle, en conduisant le législateur et le pouvoir réglementaire à redéfinir la conception-même des principes de dignité humaine, d’inaliénabilité et imprescriptibilité, amène le droit à se situer au confluent de deux époques : celle de la construction, par tous moyens, du patrimoine français et celle de la création, par des moyens strictement encadrés, de ce qui pourrait constituer, un jour, l’ébauche d’un patrimoine universel. C’est la noblesse, et c’est le défi, du décret portant restitution de restes humains à la République de Madagascar, que d’explorer cette piste nouvelle, en respectant les exigences de la conservation des trésors nationaux et en inventant les moyens de la rendre compatible avec le respect dû à l’histoire, aux coutumes, aux blessures et aux espérances des autres peuples du monde.