Avis sur un projet de loi relatif à la restitution de biens culturels provenant d’Etats qui, du fait d’une appropriation illicite, en ont été privés.

Avis consultatif
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Le Gouvernement a décidé de rendre public l'avis du Conseil d’État sur un projet de loi relatif à la restitution de biens culturels provenant d’Etats qui, du fait d’une appropriation illicite, en ont été privés.

1. Le Conseil d’Etat a été saisi le 23 juin 2025 d’un projet de loi relatif à la restitution de biens culturels provenant d’Etats qui, du fait d’une appropriation illicite, en ont été privés. Ce projet de loi a été modifié par une saisine rectificative reçue le 23 juillet 2025.

Considérations générales

1. Le projet de loi a pour finalité de fournir un cadre adapté pour permettre des restitutions d’objets entrés dans le domaine public sans que le législateur doive intervenir au cas par cas pour autoriser leur sortie de ce domaine. A cet effet, il vise à introduire dans le code du patrimoine une disposition ouvrant la possibilité de prononcer la sortie du domaine public, aux seules fins de remise à un Etat qui en fait la demande, d’un bien culturel relevant du domaine public mobilier de la personne publique propriétaire, dont cet Etat établit avoir été illicitement privé au cours d’une période comprise entre le 10 juin 1815 et le 23 avril 1972. Le Gouvernement pourra alors, par décret en Conseil d’Etat, autoriser, s’il y a lieu, la remise à un Etat étranger des biens culturels répondant aux conditions de recevabilité et de fond ainsi posées.

2.  Le projet de loi fait suite à plusieurs lois qui ont autorisé la sortie du domaine public de l’Etat de biens culturels pour les remettre selon le cas, à un Etat ou à une personne privée (loi n° 2020‑1673 du 24 décembre 2020 relative à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal ; loi n° 2022‑218 du 21 février 2022 relative à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites ; loi n° 2025‑644 du 16 juillet 2025 relative à la restitution d'un bien culturel à la République de Côte d'Ivoire).

Dans son avis n° 403728 du 7 octobre 2021 formulé à l’occasion de l’examen du projet ayant conduit à l’adoption de la loi n° 2022‑218 du 21 février 2022 relative à la restitution ou à la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites, le Conseil d’Etat a recommandé l’élaboration d’une loi de principe organisant une procédure administrative de sortie des collections publiques en réparation des spoliations afin d’éviter la multiplication de lois particulières et de permettre d’accélérer les restitutions (point 11).

C’est dans ces conditions que sont intervenues la loi n° 2023-650 du 22 juillet 2023 relative à la restitution des biens culturels ayant fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945, puis la loi n° 2023‑1251 du 26 décembre 2023 relative à la restitution de restes humains appartenant aux collections publiques, issue d’une proposition de loi sénatoriale.

Le projet de loi complète d’un troisième volet ce dispositif général.

3.  L’étude d’impact, transmise le 30 juin 2025, satisfait aux exigences de l’article 8 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l’application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution. Le Conseil d’Etat regrette cependant qu’alors même qu’il a disposé d’un temps suffisant pour réunir et interpréter les éléments statistiques nécessaires, le Gouvernement ne soit pas en mesure de fournir d’informations précises quant à l’impact que le projet de loi est susceptible d’avoir notamment sur les biens incorporés par dons ou legs dans les collections publiques.

4.  En application de l’article L. 1212-2 du code général des collectivités territoriales, le projet de loi a été soumis au Conseil national d’évaluation des normes qui a rendu un avis favorable du 3 juillet 2025.

2.  Au regard de l’incidence que le texte, applicable aux biens culturels concernés de toute personne morale relevant du champ d’application du code du patrimoine, est susceptible d’avoir sur le domaine public mobilier des collectivités territoriales, de leurs groupements et de leurs établissements publics, le Conseil d’Etat recommande qu’une concertation approfondie soit conduite avec les personnes morales concernées ou leurs représentants.

En ce qui concerne la dérogation apportée au principe d’inaliénabilité

5.  Le projet de loi prévoit que la décision prononçant la sortie d’un bien culturel du domaine public pour restitution à un Etat qui, du fait d’une appropriation illicite, en a été privé, peut concerner un bien culturel relevant de l’article L. 2112‑1 du code général de la propriété des personnes publiques, à l’exception des dispositions de ses 1° (documents entrés dans les collections de la Bibliothèque nationale de France dans le cadre du dépôt légal) et 2° (les archives publiques au sens de l’article L. 211‑4 du code du patrimoine). Les biens concernés relèvent, pour la plupart d’entre eux, des collections des musées et des bibliothèques ou sont des biens archéologiques mobiliers, devenus propriétés publiques.

6.  Le Conseil d’Etat rappelle que ces biens sont inaliénables par application de l’article L. 3111‑1 du même code. Pour ceux d’entre eux qui sont incorporés aux collections des musées de France, l’inaliénabilité résulte aussi de l’article L. 451‑5 du code du patrimoine. La plupart d’entre eux sont également interdits d’exportation définitive du territoire par application de l’article L. 111‑1 de ce code.

Pour décider de la sortie du domaine public, la procédure de déclassement par simple décision administrative, prévue à l’article L. 451‑5 du code du patrimoine, qui, par ailleurs, ne concerne que les biens des collections des musées de France, ne permet pas d’atteindre l’objectif du projet de la loi. En effet, par application combinée des articles L. 451‑5 du code du patrimoine et L. 2112‑1 du code général de la propriété publique, elle ne peut intervenir que si le bien a perdu tout intérêt du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique (Conseil d’Etat, assemblée générale, avis n° 399752 du 3 mars 2020 sur le projet de loi relatif à la restitution des biens culturels à la République du Bénin et la République du Sénégal). Le Conseil d’Etat considère, dès lors, que la procédure de restitution définitive des biens culturels en cause relevant du domaine public mobilier d’une personne publique doit être prévue par la loi.

7.  Dans ses avis précédents (avis n° 399752 du 3 mars 2020 précité ; avis n° 403728 du 7 octobre 2021 sur le projet de loi ayant conduit à l’adoption de la loi n° 2022-218 du 21 février 2022 relative à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites ; avis n° 406919 du 30 mars 2023 sur le projet de loi ayant conduit à l’adoption de la loi n° 2023-650 du 22 juillet 2023 relative à la restitution des biens culturels ayant  fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945), le Conseil d’Etat a rappelé qu’il est loisible au législateur de déroger par une disposition ponctuelle ou générale au principe d’inaliénabilité du domaine public, qui n’a pas valeur constitutionnelle (Conseil constitutionnel, décision n° 86‑217 DC du 18 septembre 1986).

Il souligne à nouveau, comme il l’a fait dans ses avis n° 403728 du 7 octobre 2021, précité, et n° 409481 du 15 mai 2025 sur une proposition de loi relative aux demandes de restitution de restes humains originaires du territoire national, que si la restitution des biens concernés s’impose au nom d’un intérêt général supérieur, ce motif impérieux rend inopérantes les autres exigences constitutionnelles au regard desquelles une loi prononçant le déclassement de biens du domaine public mobilier doit, en règle générale, être examinée, à savoir l’absence tant d’atteinte disproportionnée à la propriété publique (Conseil constitutionnel, décision n° 86‑207 DC du 26 juin 1986, cons. 58) que de mise en cause de la continuité des services publics auxquels le domaine public est affecté (Conseil constitutionnel, décision n° 94‑346 DC du 21 juillet 1994, cons. 2).

8.  Le Conseil d’Etat rappelle que pour considérer que la restitution des biens ayant fait l’objet de spoliations dans le cadre des persécutions antisémites s’impose au nom d’un intérêt général supérieur, il s’est fondé, dans ses avis n° 403728 du 7 octobre 2021 et n° 406919 du 30 mars 2023, précités, sur la singularité des persécutions en cause subies par leurs victimes, objet d’engagements conventionnels et d’une législation constante dans son principe et ses fondements depuis la deuxième guerre mondiale, soulignée par plusieurs décisions du Conseil d’Etat (en dernier lieu, Assemblée, 30 juillet 2014, 349789, A).

De même a-t-il estimé qu’en raison de la finalité de donner une sépulture aux restes humains qui ont été collectés ou conservés dans des conditions portant atteinte à la dignité, leur restitution obéissait à un motif impérieux, mettant en œuvre le principe à valeur constitutionnelle de sauvegarde de la dignité de la personne humaine (avis n° 409481 du 15 mai 2025 sur une proposition de loi relative aux demandes de restitution de restes humains originaires du territoire national).

Dans ces deux hypothèses, le Conseil d’Etat a considéré que les exigences découlant des principes constitutionnels de dignité, et, pour la première d’entre elles, de non-discrimination, combinées aux circonstances dans lesquelles les bien avaient pu entrer dans la propriété publique, constituaient un motif impérieux justifiant l’atteinte à la propriété publique.

Il souligne en revanche, qu’en l’absence d’un motif impérieux, le simple intérêt général qu’il peut y avoir à déclasser le bien doit être mis en balance avec les éventuelles atteintes portées à l’intégrité du domaine public et à la continuité des services publics auxquels le domaine public est affecté.

9.  Le Conseil d’Etat considère que l’objectif de permettre la réappropriation par un peuple de biens constituant des éléments fondamentaux de son patrimoine et qui ont fait l’objet d’une appropriation illicite, répond à un motif d’intérêt général suffisant pour que, sous les réserves figurant aux points 17 et suivants, la restitution de ces biens à un Etat qui en fait la demande ne porte pas d’atteinte disproportionnée à la propriété publique.

En outre, par leur nombre prévisible limité, les mesures de restitution prévues par le projet de loi n’apparaissent pas susceptibles de compromettre la continuité du service public auquel les biens en cause sont affectés.

Le Conseil d’Etat considère que, dans ces conditions et sous ces réserves, la dérogation législative apparaît conforme aux exigences d’ordre constitutionnel. Il souligne que cette appréciation s’inscrit dans la continuité de son avis n° 399752 du 3 mars 2020, rendu à l’occasion de l’examen du projet ayant conduit à l’adoption de la loi n° 2020-1673 du 24 décembre 2020 relative à la restitution des biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal, précité.       

En ce qui concerne les conditions mises à la restitution des biens culturels

Sur les conditions de recevabilité et de fond

10. Le Conseil d’Etat constate que les catégories de biens culturels concernés par la mesure de sortie du domaine public prévue par le projet de loi sont définies avec une précision suffisante.

11. Il note que l’ensemble des personnes publiques propriétaires des biens culturels entrent dans le champ d’application du projet de loi. Il souligne en particulier que n’en sont pas exclues les personnes publiques à statut particulier telles que l’Institut de France ou la Banque de France, le cas échéant des groupements d’intérêt public, ou des autorités publiques indépendantes.

12. Le Conseil d’Etat souligne qu’aux termes du projet de loi, les demandes aux fins de restitution des biens culturels en cause ne peuvent émaner que d’un Etat dont le territoire actuel est celui d’origine des biens et que ces biens ne pourront être remis qu’à cet Etat. La restitution ne peut donc être décidée au profit des autres personnes ou groupes de personnes qui entendraient se prévaloir de la qualité de propriétaire légitime ou d’un intérêt particulier. L’économie de ce dispositif est, partant, très différente de celle de l’article L. 124‑1 du code du patrimoine, précité, pris pour l’application de la Convention concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels, adoptée par la Conférence générale de l’UNESCO le 14 novembre 1970, qui prévoit la saisine du juge d’une action en nullité de l’appropriation illicite du bien culturel en cause et, le cas d’échant, aux fins d’ordonner sa restitution à l’Etat d’origine ou au propriétaire légitime.

Le projet de loi prévoit en outre que la détermination de l’Etat d’origine du bien reposera sur une démarche scientifique de recherche de provenance à laquelle pourra, s’il y a lieu, contribuer utilement un comité scientifique constitué, à cet effet, en concertation avec l’Etat demandeur.

A cet égard, le Conseil d’Etat propose de ne pas retenir les dispositions mentionnant le retour à l’Etat « qui a été privé » du bien, car si l’intention du Gouvernement est bien de restituer aux Etats, elle vise, cependant, des biens originaires du territoire qu’ils contrôlent, quel qu’en ait été le propriétaire initial. La caractérisation de la demande résultant du 1° de l’article L. 115‑11 détermine suffisamment le champ d’application du projet.

13.  Le Conseil d’Etat prend acte du choix du Gouvernement de retenir pour bornes temporelles de la période au cours de laquelle l’appropriation litigieuse entre dans les prévisions du texte d’une part, le lendemain de la signature de l’acte final du congrès de Vienne, soit le 10 juin 1815, en considération de ce que ce traité « avait clos un mouvement de restitution de grande ampleur entre Etats européens », d’autre part, le 23 avril 1972, veille de la date d’entrée en vigueur de la Convention de l’UNESCO précitée.

S’agissant de cette dernière date, il estime utile de préciser que conformément à l’article 21 de cette Convention, elle correspond à l’entrée en vigueur de celle-ci à l’égard des seuls Etats qui avaient déposé leurs instruments respectifs de ratification, d’acceptation ou d’adhésion, à cette date ou antérieurement. Tel n’est pas le cas de la France qui n’a ratifié la Convention que le 7 janvier 1997. Pour chacun des autres Etats parties, en revanche, son entrée en vigueur est fixée trois mois après le dépôt de leur instrument de ratification, d’acceptation ou d’adhésion, soit, concernant la France, à la date du 7 avril 1997. C’est pourquoi l’article L. 124-1 du code du patrimoine, précédemment mentionné, prévoit que les actes d’appropriation illicite entrant dans son champ d’application sont ceux intervenus après l’entrée en vigueur, à l’égard de l’Etat d’origine et de la France, de la Convention de l’UNESCO. Dès lors, si la rédaction de l’article L. 124-1 du code du patrimoine était maintenue en l’état, une solution de continuité de plus de vingt-quatre années, a minima, séparerait la date la plus tardive à laquelle les actes illicites d’appropriation entreraient dans le champ d’application du nouveau dispositif (23 avril 1972) de celle, reprise de la Convention, à laquelle ils entreraient dans celui des dispositions de cet article (7 avril 1997).

Pour combler ce vide juridique de grande amplitude, aux conséquences préjudiciables, le Gouvernement se propose de modifier l’article L. 124-1 pour substituer à la date « flottante » en cause, la date unique du 24 avril 1972, assortie de la précision : « quelle que soit la date de ratification de chaque partie » (de la convention de l’UNESCO). Le Conseil d’Etat considère qu’aucune règle supra législative, notamment d’ordre conventionnel, ne fait obstacle à ce que, par cette modification, le législateur décide que les dispositions de l’article L. 124-1 pourront s’appliquer désormais à des biens volés ou illicitement exportés à une date moins tardive que celle prévue par la Convention pour l’application par la France du dispositif concerné que ces dispositions de droit interne ont pour objet de mettre en œuvre. En effet, ce faisant, la France, si elle étend le champ temporel de ses obligations envers les autres Etats parties à la Convention, ne modifie en rien, pour autant, celui dans lequel sont circonscrites les obligations de ces derniers à son propre égard.

Le Conseil d’Etat insiste, par ailleurs, sur l’urgence qu’il y a à ce que soit édicté le décret prévu au dernier alinéa de l’article L. 124-1 du code du patrimoine à l’effet de fixer les conditions d’application de cet article, à défaut duquel le texte législatif concerné n’a pu, à ce jour, recevoir application, sept ans après la publication de la loi dont il est issu.

Sur la procédure prévue

14. Le projet de loi prévoit que pour les besoins de l’examen de la demande de restitution, un comité scientifique, constitué à cet effet en concertation avec l’Etat demandeur, peut être consulté pour avis. L’article L. 115‑13 du code du patrimoine prévoit, dans des conditions et à des finalités différentes, le principe de la création d’un tel comité scientifique, pour la restitution de restes humains appartenant aux collections publiques. Le Conseil d’Etat estime que la mention dans la loi de ce comité, dont la composition, l’organisation et le fonctionnement relèvent d’un décret en Conseil d’Etat prévu à l’article L. 115‑16 du même code trouve sa justification d’une part, dans le fait qu’il est créé de concert avec un Etat étranger, qui y désigne ses représentants, pour intervenir dans une procédure interne à l’Etat Français, et d’autre part, en ce qu’il constitue, dans les cas où il est nécessaire d’y recourir, une garantie de la procédure d’examen des conditions de restitution d’un bien culturel et, partant, de la sortie d’un bien du patrimoine d’une personne publique.

Le Conseil d’Etat relève que le projet de loi prévoit, par ailleurs, que la décision de sortie du domaine public du bien culturel pour restitution à l’Etat d’origine qui, du fait d’une appropriation illicite, initiale, en a été privé, intervient par décret en Conseil d’Etat.

Il note, en premier lieu, que lorsque le bien culturel en cause appartient à une personne morale de droit public autre que l’Etat, la décision de déclassement est subordonnée à son approbation préalable. Cet accord, conforme aux exigences de la protection constitutionnelle du droit de propriété et du principe de libre administration des collectivités territoriales, dispense de toute indemnisation de cette personne morale, préalable à la privation de sa propriété, puisqu’il garantit l’acceptation par cette dernière de la sortie du bien de son patrimoine.

Il souligne, en deuxième lieu, qu’en tous les cas, comme indiqué, il revient à l’Etat, après s’être assuré du respect des conditions objectives de restitution du bien culturel en cause, de se déterminer pour des motifs d’opportunité et par une décision non motivée dès lors qu’elle ne rentre dans aucune des catégories de décisions dont le code des relations du public avec l’administration prévoit la motivation.

Il constate, en troisième lieu, que la décision de restitution met en cause un droit ou une liberté fondamentale et laisse une latitude d’interprétation assez grande dans l’exercice du pouvoir reconnu et dans l’appréciation des critères légaux de son exercice.  L’intervention du Conseil d’Etat à titre consultatif peut contribuer à préciser la portée qu’il convient de donner à ces critères et aider le Gouvernement, s’il le souhaite, à élaborer des lignes directrices. Pour ces motifs, il considère que le recours à un avis préalable de ses formations consultatives est pertinent.

En ce qui concerne les dispositions relatives à la dérogation à l’article L. 451-7 du code du patrimoine et la portée de son application 

15.  L’article L. 451‑7 du code du patrimoine dispose que les biens incorporés dans les collections publiques par dons et legs ou, pour les collections ne relevant pas de l’Etat, ceux qui ont été acquis avec l’aide de l’Etat, ne peuvent être déclassés.

16. Le projet de loi prévoit que par dérogation à ces dispositions, le dispositif de sortie du domaine public pour restitution qu’il prévoit est applicable aux biens culturels incorporés aux collections publiques par dons et legs avant ou après la date d’entrée en vigueur de la loi, sauf clause contraire stipulée dans la libéralité concernée. En présence d’une telle clause, il ne recevrait application que si les ayants droit ont consenti à ce que le bien quitte la collection publique. Dans ce cas, l’intention de restitution serait notifiée par acte extrajudiciaire à l’auteur de la libéralité et aux ayants droit dont l’existence ne peut légitimement être ignorée ou qui peuvent être identifiés sans diligences manifestement disproportionnées et il serait également procédé à la publication de cette intention dans un journal d’annonces légales au lieu de conservation du bien, ainsi que par voie d’affichage et sur le site internet du ministère chargé de la culture. En l’absence de réponse à l’issue d’un délai de six mois suivant la dernière formalité de publicité ou la dernière notification accomplie, il pourrait être procédé à la restitution.

17. Le Conseil d’Etat rappelle, comme cela est indiqué au point 7, qu’un motif d’intérêt général supérieur, peut justifier qu’il soit dérogé à la volonté de l’auteur de la libéralité ayant permis l’entrée du bien dans le domaine public. Il estime en revanche qu’en l’absence d’un tel intérêt supérieur, la méconnaissance de la volonté de l’auteur de la libéralité emporterait une atteinte disproportionnée au droit de propriété.

Le Conseil d’Etat relève en effet que le respect de la volonté de l’auteur de la libéralité, qui procède du droit de disposer librement de son patrimoine, attribut du droit de propriété, bénéficie d’une protection constitutionnelle, tant au nom de l’autonomie de sa volonté que de son droit fondamental de propriété garanti par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, de même que d’une protection conventionnelle sur le fondement de l’article 1er du Premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Le Conseil d’Etat souligne que s’il est loisible au législateur d’apporter aux conditions d’exercice du droit de propriété des personnes privées des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, c’est à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteinte disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi (Conseil constitutionnel, décision n° 2020‑888 QPC du 12 mars 2021, cons. 4 et 6). Il rappelle que, dans cette situation, il reste loisible à l’auteur de la libéralité ou à ses ayants droit de renoncer expressément à se prévaloir de la clause considérée.

18.  Au regard de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel rappelée au point 7, le Conseil d’Etat estime que l’existence d’un motif impérieux peut procéder soit de la mise en œuvre d’un principe constitutionnel, dont les exigences, conciliées avec celle de la protection constitutionnelle de la propriété, dans le cadre de garanties définies par la loi, permettent de porter atteinte au droit de propriété, voire d’en priver le titulaire ; soit de l’exécution d’engagements internationaux souscrits par la France, en conformité avec la Constitution.

19.  L’intérêt général poursuivi par le présent projet de loi ne paraît toutefois pas de nature à écarter la protection de la volonté des auteurs des libéralités ayant permis l’entrée des biens en cause dans le domaine public.

Le Conseil d’Etat note en premier lieu que l’exposé des motifs du projet de loi ne mentionne pas de principe constitutionnel que le Gouvernement entendrait mettre en œuvre pour justifier l’atteinte à la propriété publique. Il estime que l’objectif poursuivi ne se rattache, en l’état de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel à aucun des principes énoncés par la Constitution.

Le Conseil d’Etat considère en second lieu que, s’agissant des principes du droit international, la restitution envisagée par le projet de loi ne procède pas, comme le reconnait implicitement l’exposé des motifs et explicitement l’étude d’impact, de l’application d’un principe conventionnel. Il note qu’il n’existe aujourd’hui aucun engagement international que la France aurait souscrit, duquel découlerait une obligation de restitution.

Il souligne que les principes de droit international public qui intéressent l’égalité souveraine entre les Etats (2 de l’article 1, et 1 de l’article 2 de la Charte des Nations Unies du 26 juin 1945) et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (2 de l’article 1 de cette Charte) ne visent pas spécifiquement les biens culturels, quand bien même quelques décisions, peu nombreuses, de juridictions étrangères, ont pu rattacher plus ou moins directement un droit de restitution des éléments d’un patrimoine culturel national à des principes qui participeraient de l’ordre public international. C’est pour ces raisons que dans son avis n° 399752 du 3 mars 2020 sur le projet de loi relatif à la restitution de biens culturels au Bénin et à la République du Sénégal, le Conseil d’Etat a constaté qu’aucune norme de droit international s’imposant en droit interne n’était applicable au projet concerné. Il ne peut que réitérer ce constat.

En définitive, le Conseil d’Etat considère qu’en l’absence, en l’état, de jurisprudence constitutionnelle topique et de fondement conventionnel, les motifs qui inspirent la restitution envisagée par le projet de loi ne se situent pas sur le même plan et ne reposent pas sur des principes et règles, objet d’une protection de niveau comparable à ceux à l’œuvre dans les situations rappelées plus haut, dans lesquelles a été admise la prévalence d’un motif impérieux ou d’un intérêt général supérieur, au nom duquel les restitutions s’imposent avec les conséquences décrites.

20. S’agissant, tout d’abord, d’un bien culturel incorporé dans une collection publique par don ou legs consenti à partir de l’entrée en vigueur de la loi, le Conseil d’Etat considère qu’aucune considération d’ordre constitutionnel ou conventionnel ne fait obstacle à ce que le projet de loi prévoie que, par dérogation à l’article L. 451‑7 du code du patrimoine, le dispositif de déclassement en vue de restitution qu’il instaure est également applicable à ce bien.

En revanche, il estime que l’existence d’une condition spécifique contraire stipulée dans la libéralité, telle une clause d’inaliénabilité ou d’indivisibilité des biens légués ou donnés, est de nature à y faire obstacle. En effet, le respect de la volonté de gratifier de l’auteur de la libéralité, qui procède du droit de disposer librement de son patrimoine, attribut du droit de propriété, bénéficie d’une protection constitutionnelle, tant au nom de l’autonomie de sa volonté que de son droit fondamental de propriété garanti par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, de même que d’une protection conventionnelle sur le fondement de l’article 1er du Premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Le Conseil d’Etat rappelle que s’il est loisible au législateur d’apporter aux conditions d’exercice du droit de propriété des personnes privées des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, c’est à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteinte disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi (Conseil constitutionnel, décision n° 2020‑888 QPC du 12 mars 2021, cons. 4 et 6). Il rappelle que, dans cette situation, il reste loisible à l’auteur de la libéralité ou à ses ayants droit de renoncer expressément à se prévaloir de la clause considérée.

Le Conseil d’Etat constate que les dispositions du projet de loi ne méconnaissent pas ces principes tant en ce qu’elles dérogent à l’application de l’article L. 451‑7 du code du patrimoine aux dons et legs consentis après la date d’entrée en vigueur de la loi, en l’absence de clause contraire stipulée dans la libéralité concernée, qu’en ce que, dans les cas où le don ou le legs est assorti d’une clause contraire, elles instaurent un mécanisme spécifique d’information du disposant ou de ses ayants droit portant sur l’intention de restitution du bien culturel en cause, à l’effet d’inviter les intéressés à y renoncer.

Il considère qu’en revanche, une telle renonciation ne peut être qu’expresse et ne saurait, comme le prévoit le projet de loi, être présumée dans le silence des intéressés. 

21. S’agissant, ensuite, d’un bien culturel incorporé dans une collection publique par don ou legs consenti avant l’entrée en vigueur de la loi, le Conseil d’Etat considère que le projet de loi ne peut prévoir que, par dérogation au même article L. 451‑7, le dispositif de déclassement en vue de restitution qu’il instaure est également applicable à ce bien en l’absence de clause contraire puisque les dispositions envisagées portent atteinte aux garanties déjà indiquées.

En un tel cas, il n’apparaît pas qu’il y ait lieu de distinguer selon que le legs ou la donation comporte ou non une clause d’aliénabilité ou d’indivisibilité du bien dès lors que, par hypothèse, sont applicables aux biens considérés les dispositions de l’article L. 451-7 du code du patrimoine selon lesquelles : « les biens incorporés dans les collections publiques par dons et legs […] ne peuvent être déclassés », sans qu’il ait besoin d’exprimer une volonté particulière à cet égard.

Pour autant, dans cette situation, le Conseil d’Etat estime que l’auteur de la libéralité ou ses ayants droit conservent la faculté de consentir expressément à ce que le bien culturel concerné quitte la collection publique à laquelle il est incorporé et qu’il est approprié de leur donner la plus large information à cet effet. Il estime, en outre, possible de prévoir qu’en l’absence d’ayants droit et si aucune clause de la libéralité ne s’y oppose, la sortie du domaine du bien peut être décidée. A cet égard, il lui apparaît admissible que l’absence d’ayants droit puisse être réputée établie à l’issue des diligences accomplies en vue de leur identification selon les modalités prévues par le projet de loi et demeurées infructueuses.

Le Conseil d’Etat considère qu’en s’écartant de ces principes et règles, le projet de loi, différant sur ce point des autres lois générales de restitution, dont les motifs d’intérêt général supérieur rendaient inopérantes les autres exigences constitutionnelles, porterait à la liberté de disposer de l’auteur de la libéralité et à son droit de propriété une atteinte qui n’est pas proportionnée à l’intérêt général qu’il poursuit, tel qu’il a été précédemment rappelé, et dont il a été souligné qu’il ne constituait pas un motif impérieux.

22.  Le Conseil d’Etat estime, par conséquent, nécessaire d’introduire ces distinctions et d’apporter ces précisions dans le projet de loi.

23. Enfin, le Conseil d’Etat rappelle que la seule circonstance qu’un objet ait été matériellement remis à l’Etat ne suffit pas à caractériser un don ou un legs, lesquels obéissent aux définitions et conditions de validité que prévoit le code civil.

Ainsi notamment, sans préjudice des règles qui régissent les dons manuels, la donation du bien par laquelle il est entré dans les collections publiques doit obéir aux conditions de forme imposées, à peine nullité, par l’article 931 du code civil. De même il considère que la remise à un musée par un agent public d’un bien « acquis » par ce dernier dans l’exercice de ses fonctions ou de sa mission ne peut être qualifié de donation dès lors que c’est en sa qualité d’agent public que le remettant en avait acquis la garde et que la remise du bien a traduit le fait que celui-ci n’était pas entré légalement dans son patrimoine personnel.

Il estime par conséquent qu’il est vraisemblable que nombre d’objets présents dans les collections et enregistrés comme issus d’un don ne relèvent pas du champ de l’article L. 451‑7 du code du patrimoine.

Au total, le Conseil d’Etat considère qu’il résulte tant de l’importance du champ couvert du fait de la qualification d’agissements illicites d’appropriation au regard des normes actuelles que de la restriction au strict champ légal des « dons et legs », que la circonstance qu’un motif impérieux ne puisse être admis en l’espèce sera de portée limitée sur le champ des restitutions envisagées.

24. Le Conseil d’Etat ajoute qu’en toute hypothèse, si l’Etat souhaite surmonter les obstacles ainsi rappelés, il lui appartient de mettre en œuvre le mécanisme de révision administrative et, à défaut d’accord avec l’auteur de la libéralité ou ses ayants droit, de révision judiciaire, aux conditions prévues, selon le cas, par les articles L. 2222‑12 à L. 2222‑18 du code général de la propriété des personnes publiques, s’agissant des dons et legs faits à l’Etat et à ses établissements publics, et L. 2222‑19 du même code et, par renvoi, L. 1311‑17 du code général des collectivités territoriales, s’agissant des dons et legs faits aux collectivités territoriales et à leurs établissements publics. Il note qu’il est cependant peu probable que les conditions en soient réunies eu égard à leur caractère très restrictif.

25.  Les autres dispositions du projet n’appellent pas d’observations de la part du Conseil d’Etat.

Cet avis a été délibéré par l’assemblée générale du Conseil d’Etat dans sa séance du mercredi 23 juillet 2025.