"L’Etat du droit administratif" de Jacques Caillosse

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président
Discours
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Introduction de la table ronde organisée par l’Institut français de sciences administratives (IFSA)

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L’État du droit administratif de Jacques Caillosse

Table ronde organisée par l’Institut français de sciences administratives (IFSA)

Conseil d’État, 5 mai 2015

Introduction par Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État

Mesdames et Messieurs les professeurs,

Mesdames et Messieurs,

Chers collègues,

Je suis heureux d’ouvrir aujourd’hui cette table ronde consacrée, sous le patronage de l’Institut français des sciences administratives (IFSA) et de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, à l’ouvrage du professeur Jacques Caillosse, intitulé L’État du droit administratif[2]. Après La constitution imaginaire de l’administration[3], parue en 2008, et Les mises en scènes juridiques de la décentralisation[4], publiée en 2009, L’État du droit administratif forme le dernier panneau d’un triptyque consacré, selon les termes mêmes de l’auteur, au « statut politique »[5] du droit administratif

1. Pour analyser ce statut et en dévoiler les différentes facettes, l’auteur revendique sans fard une certaine conception du droit - du droit administratif en particulier - et de la doctrine.

Il partage en effet avec Pierre Legendre l’idée juste selon laquelle « ceux qui méprisent les questions juridiques ne comprendront jamais totalement l’administration française qu’ils observent »[6]. Il souligne par là que « le discours du droit n’est pas la paraphrase de ce qu’accomplit l’administration dans les faits »[7], mais ce qui formalise, perfectionne et, en dernier lieu, légitime des techniques de gouvernement et ce qui, en retour, incorpore leurs finalités sociales et se transforme avec elles. Si le droit administratif est ainsi comme « la carte mentale de l’État »[8], c’est que, par lui et en lui, s’opèrent « les procédures de construction juridique de l’État »[9]. Ces procédures sont l’objet « naturel » des recherches sociologiques et de sciences politiques, mais elles sont aussi un terrain d’investigation pour le juriste : c’est au cœur du raisonnement juridique, par une étude de ses origines, de ses principes et de ses techniques, qu’apparaissent, sous le glacis des formes juridiques, les rouages de l’action publique. Dans ce domaine, l’auteur déplore la rareté des études doctrinales : selon lui, « dans son écrasante majorité, la doctrine des juristes, du moins dans sa forme universitaire, tient sur le droit administratif un discours indifférent à toute théorie de l’État »[10] et se défausse de cette tâche « sur d’autres, sociologues et économistes en particulier »[11]. On l’aura compris : la critique « politique » du droit administratif s’entrecroise en permanence avec une critique « disciplinaire » de l’orthodoxie doctrinale ; au croisement de ces deux discours, peut ainsi être mesurée la capacité des juristes, des universitaires et des juges, à anticiper, influencer, voire corriger la trajectoire des mutations de l’action publique.

2. Dans cette perspective, l’ouvrage examine successivement trois « figures de l’État moderniste »[12] : sa réorientation managériale, sa réorganisation territoriale et le réagencement de ses contrôles. L’État du droit administratif répond ainsi à une double interrogation : de quel État le droit administratif est-il l’opérateur et, en retour, dans quel état de recomposition se trouve-t-il ?

Si tout dans le droit administratif a une visée étatique ou entretient un lien avec la puissance publique, tout dans l’État n’est pas de nature juridique. L’action publique combine en effet différentes formes de rationalités  - économique, juridique, politique –, qui, dans le creuset du service public, se rendent complémentaires, s’associent, s’hybrident et parfois entrent en tension. Dans le champ contemporain de cette interaction, l’auteur identifie un phénomène de « surdétermination économique du droit administratif »[13]. Par cette expression, il ne désigne pas seulement le droit comme objet d’analyse économique, notamment la contribution plus ou moins féconde de notre tradition juridique et de notre système juridictionnel à l’attractivité du territoire « France » et de la péninsule « Europe ». L’auteur s’intéresse plus profondément à l’incorporation dans le raisonnement juridique d’un paradigme économique de régulation des rapports sociaux. Il en trouve des illustrations dans la jurisprudence du Conseil d’État, en particulier, dans le développement d’un droit public de la concurrence et dans l’utilisation d’une méthode d’évaluation et de mise en balance des coûts et avantages économiques et sociaux de projets reconnus d’utilité publique. Par ses recompositions, le droit administratif donne ainsi de l’État l’image d’un Janus bifrons : parce qu’il porte l’héritage de prérogatives exorbitantes mais aussi de sujétions spéciales, tout en étant le promoteur de nouvelles composantes de l’intérêt général, le droit administratif est, selon la formule de Jacques Caillosse, « un passé qui ne passe pas »[14].

3. Certains des diagnostics que porte ainsi l’auteur sur les transformations de l’État interpellent directement les gestionnaires de la justice administrative.

Celle-ci n’est en effet pas étrangère à la recherche d’une plus grande efficacité de l’action publique et d’une meilleure gouvernance, mais ces deux objectifs sont en quelque sorte transposés et retaillés selon la spécificité de ses missions régaliennes. Les indicateurs de l’efficacité juridictionnelle, notamment les délais de jugement et l’ancienneté des « stocks » d’affaires pendantes, permettent de mesurer la pleine effectivité des garanties procédurales qui n’ont cessé de se renforcer sous l’influence des droits européens et grâce aux réformes entreprises, en particulier en matière de référés. Mais, comme y insiste l’auteur, la question de l’efficacité de la justice administrative ne se limite pas aux opérations de gestion juridictionnelle ; elle intéresse aussi sa fonction jurisprudentielle. Le juge administratif intègre en effet dans le paramétrage de son office les exigences contemporaines de sécurité juridique. Qu’il module les effets rétroactifs de décisions administratives ou de justice, qu’il évalue la nécessité de mesures transitoires en cas de changement de réglementation ou encore qu’il protège les contrats administratifs en cours d’exécution et les espérances légitimes des contribuables et des acteurs économiques, le juge administratif assume pleinement son rôle de stabilisateur et de garant du cadre normatif, sans renoncer à la particularité de ses missions. En ce sens, l’impératif d’efficacité constitue pour la juridiction administrative « l’espace privilégié d’affirmation (…) d’une légitimité renouvelée »[15].

La table ronde d’aujourd’hui s’efforcera de rendre compte de la finesse et du foisonnement de ces analyses. Je remercie chaleureusement Mme Pascale Gonod, professeure à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et M. Mattias Guyomar, conseiller d’État, secrétaire général de l'Institut français de sciences administratives, pour l’organisation de cette manifestation. Nous sommes heureux d’accueillir et d’entendre, outre l’auteur lui-même et les organisateurs, M. Patrice Duran, professeur à l'Ecole normale supérieure de Cachan, M. Yves Jégouzo, professeur émérite à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Mme Christine Mauguë, conseillère d’État.

 

[1]Texte écrit en collaboration avec Stéphane Eustache, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[2]J. Caillosse, L’État du droit administratif, éd. LGDJ, 2015.

[3] J. Caillosse, La constitution imaginaire de l’administration. Recherches sur la politique du droit administratif, éd. PUF, 2008.

[4]J. Caillosse, Les mises en scène juridique de la décentralisation. Sur la question du territoire en droit public français, éd. LGDJ, 2009.

[5]J. Caillosse, L’État du droit administratif, éd. LGDJ, 2015, p. 15.

[6]P. Legendre, Trésor historique de l’État en France. L’administration classique, éd. Fayard, 1991, p.45.

[7]J. Caillosse, L’État du droit administratif, éd. LGDJ, 2015, p. 36.

[8]J. Caillosse, L’État du droit administratif, éd. LGDJ, 2015, p. 38.

[9]J. Caillosse, L’État du droit administratif, éd. LGDJ, 2015, p. 297.

[10]J. Caillosse, L’État du droit administratif, éd. LGDJ, 2015, p. 30.

[11]J. Caillosse, L’État du droit administratif, éd. LGDJ, 2015, p. 22.

[12]J. Caillosse, L’État du droit administratif, éd. LGDJ, 2015, p. 41.

[13]J. Caillosse, L’État du droit administratif, éd. LGDJ, 2015, p. 53.

[14]J. Caillosse, L’État du droit administratif, éd. LGDJ, 2015, p. 48.

[15]J. Caillosse, L’État du droit administratif, éd. LGDJ, 2015, p. 231.