La responsabilité des gestionnaires publics

Par Jean-Denis Combrexelle, Président de la section du Contentieux
Discours
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I. Nous sommes la Cour des comptes et le Conseil d’Etat deux juridictions, l’une assure le contrôle des règles budgétaires et comptables, l’autre le contrôle de légalité. Nos deux institutions jouent un rôle essentiel dans la détermination de la portée et des limites de la responsabilité des décideurs publics. Elles n’en n’ont pas pour autant l’exclusivité, le juge pénal, on y reviendra, s’immisce notamment dans le contrôle de l’action publique.

Un décideur public est responsable, je serais tenté de dire encore plus responsable notamment en en ce qu’il fait usage de deniers publics et de prérogatives puissance de publique. Je nuancerais immédiatement le propos, il ne faut pas trop forcer le trait, comme le font à tort selon moi certains ouvrages de droit public, sur la différenciation entre le décideur privé et décideur public. Le chef d’entreprise, responsable d’une entreprise même moyenne, en charge de l’emploi de 500 salariés, de milliers de clients et de l’avenir de son activité n’est pas, c’est un euphémisme, moins responsable que le décideur public. Simplement les régimes de responsabilité obéissent à des règles spécifiques adaptées à l’activité et aux missions de chacun. Le régime de responsabilité du chef d’entreprise est quant à lui clair et abrupt : l’erreur grave peut être sanctionnée par la cession ou la liquidation de l’entreprise…

Mais décideur privé et décideur public ont un point commun : la prise de risque. Cette notion de prise de risque est évidente pour le décideur privé. Dans la vision péjorative que développent nos sociétés à l’encontre de l’action publique, elle est moins évidente pour le décideur public. De Courteline aux réseaux sociaux d’aujourd’hui il y a une continuité : le décideur public manquerait de courage et ne prendrait pas de risque.
Nombreux dans cette salle, élus et hauts-fonctionnaires savent, non pas d’un point de vue théorique, mais très pratique et quotidien, combien cette vision est fausse. Non seulement l’action publique exige de la part de ses responsables du courage et de la prise de risque mais, c’est du moins ma conviction, il en faudra de plus en plus.
Toute réflexion visant à modifier et élargir un régime de responsabilité des décideurs publics doit intégrer ce constat.

II. Le décideur public est un personnage exposé. Le malaise des maires et des élus, les difficultés à nommer des responsables publics n’en sont pas les seules illustrations. Comment prendre des risques dans un contexte globalement hostile ? Le sujet est à ce point important que le Conseil d’Etat sous l’égide de la Section du rapport et des études et d’un groupe d’un groupe de travail constitué autour de Jean-Ludovic Silicani, a consacré une étude sur « La prise en compte du risque dans la décision publique ».

Cette notion de risque a un double sens.

Il y a d’abord la mission de protection du public contre les risques de toute nature qui relève de l’évidence de l’action publique dans son principe et du défi permanent dans ses modalités. Non seulement, le décideur public doit être en capacité d’assurer cette protection mais tout aussi difficile, il doit convaincre le public qu’il a cette capacité face à l’amenuisement de la légitimité de la parole publique.

Il y a ensuite le risque que prend le responsable public lui-même dans ses décisions et actions.

Si on définit le risque par la sanction à laquelle s’expose celui qui le prend. La sanction peut être politique et électorale pour le responsable politique et l’élu. Elle peut être administrative et disciplinaire pour le responsable d’une administration. Pour tous elle peut être enfin pénale et médiatique. Notons, nous le savons tous, que ces régimes de responsabilité, quelle que soit leur sophistication, comprennent leur part d’injustice et d’inéquité dans la détermination des coupables et des responsables.
Si on s’interroge sur le process de l’action ou de la décision administrative, la prise de risque se situe à plusieurs niveaux. Je souligne ce point car les corps de contrôle et les juridictions que nous sommes avons tendance à considérer que le responsable public, lorsqu’il prend sa décision est dans une situation présumée optimale.

Tout le principe du recours pour excès de pouvoir repose d’ailleurs sur cette présomption. Le recours est dirigé contre l’acte et non son auteur et peu importe les circonstances dans lesquelles il a été amené à prendre son acte. Pour reprendre les termes du contentieux, ces circonstances sont « inopérantes » même si parfois dans nos jurisprudences nous essayons tant bien que mal d’intégrer les difficultés de fait auxquelles est confrontée le décideur (31 août 2009, Commune de Cregols, n°296458). Ainsi dans une décision du (17 octobre 2016, Parquet général de la Cour des comptes n° 393519, T.) nous avions confirmé l’approche de la CDBF qui avait pris en compte les difficultés concrètes auxquelles avait été confronté un IGAS détaché comme directeur d’hôpital pour apprécier sa responsabilité.

Or dans la réalité de l’action administrative, le décideur n’est quasiment jamais dans une situation optimale que ce soit au niveau des informations dont il dispose, des équipes avec qui il travaille, du temps dont il dispose ou des experts qui l’entourent. Un des principes les plus connus de Roy Rowan, un des maîtres du management moderne, est que « le management est l’art de prendre des décisions à partir d’informations insuffisantes ». Je serais tenté d’élargir le propos est de dire que l’art de diriger est de prendre des décisions dans un environnement incertain. Non qu’il faille se satisfaire de cette incertitude, une des responsabilités du décideur est de mobiliser toutes les énergies de son service pour la réduire. Mais quels que soient les précautions, les expertises et les rapports, il y a une part incompressible d’incertitude et d’insuffisance qui doit être surmontée pour prendre la décision. C’est précisément là que réside la prise de risque.

Le risque peut aussi résulter non de l’incertitude mais d’un arbitrage pleinement assumé entre des intérêts de sens contraire. On conteste souvent la décision publique en se prévalant de l’évidence de l’erreur par rapport à la protection d’un intérêt. Or la particularité de la décision publique est qu’une administration se situe de moins en moins dans un rapport binaire entre elle et l’usager. Elle procède à un arbitrage entre des intérêts de sens contraire. Dans ce schéma, le décideur public n’a généralement pas le choix entre une bonne et une mauvaise décision mais entre des décisions plus ou moins satisfaisantes présentant chacune des inconvénients. Le jeu consiste à oublier cet arbitrage difficile et prétendre que la décision est manifestement erronée par rapport à un point de vue particulier.

III. Eu égard à ces nécessaires prises de risque, la question des régimes de responsabilité applicables se pose. Tout régime de responsabilité repose d’abord sur un corps de règles dont la méconnaissance est sanctionnée, ensuite sur un dispositif de sanctions individuelles et enfin sur un organe en charge d’appliquer ces règles et sanctions.

  • S’agissant des règles, il faut d’abord souligner, le propos s’adresse davantage aux administrateurs qu’aux corps de contrôle, que le respect des règles n’est pas à lui seul suffisant pour bâtir une politique. Il y a ici la carte et le territoire, les règles définissent les routes qui peuvent être prises mais pas la direction que l’on prend pour s’approprier le territoire. La règle doit être suffisamment large et souple pour donner de l’espace pour permettre l’élaboration de cette politique.

  • S’agissant des sanctions, là aussi deux remarques s’imposent. La première est que les sanctions les plus lourdes pour le décideur public sont celles qui ne sont pas nécessairement celles instituées par les textes. La sanction publique et médiatique peut ainsi avoir de lourds effets sur une carrière ou une réputation.

  • Ensuite pour les sanctions légalement instituées se pose la question de l’imputabilité de la faute. Or rien n’est plus difficile dans notre système de décision publique que d’isoler et d’imputer la faute au décideur public. Sans qu’il faille caricaturer le sujet et encore moins l’idéaliser l’action du décideur dans une entreprise est plus facilement évaluable car il existe des données et des indicateurs objectifs et non contestables : le chiffres d’affaires, les marges bénéficiaires, le respect des délais, l’attrait de la clientèle, l’innovation…S’agissant du décideur public celui-ci est pris dans un enchevêtrement d’acteurs, d’injonctions contradictoires, de normes tel qu’il est parfois bien difficile d’établir sa responsabilité personnelle.

IV. Ceci me conduit à quelques interrogations sur les régimes de responsabilité des décideurs publics.

  • En premier lieu, ils doivent exister, tout ce qui relève de près ou de loin d’un régime d’irresponsabilité des collectivités publiques et de leurs responsables n’est plus tolérable et acceptable dans les sociétés démocratiques modernes. Si la responsabilité doit être collective pour l’indemnisation des victimes, d’autres régimes de responsabilité doivent permettre la mise en cause personnelle du décideur, avec des sanctions adaptées, proportionnées et surtout individualisées. Il n’est sain ni pour le juge ni pour les collectivités publiques au sens large que le droit pénal apparaisse comme le modèle exclusif de sanction des fautes des décideurs publics.

  • En deuxième lieu, il doit reposer sur un corps de règles faisant la part entre l’accessoire et l’essentiel et qui soit claire tant en interne des administrations qu’à l’extérieur de celles-ci. La clarté et l’intelligibilité s’imposent en la matière.

  • En troisième lieu l’instance qui est en charge de ce régime de responsabilité et les membres qui la composent doivent être légitimes et en capacité, notamment par leur connaissance pratique et critique de l’administration, de détecter de façon juste, objective et équitable les responsabilités individuelles.

  • Enfin et surtout, ce régime de responsabilité doit intégrer la prise de risque. Il faut d’abord que les corps de contrôle saluent, ce que nous faisons beaucoup trop rarement, la prise de risque lorsqu’elle se traduit par le succès. Nous devons saluer davantage les réussites des décideurs publics.

La difficulté porte sur la situation dans laquelle la prise de risque se termine par l’échec. Je ne vais pas vous infliger ici les multiples citations phrases sur la nécessité de l’échec, je dirai seulement que l’échec est intimement lié à la prise de risque et donc à l’action. Le décideur doit pleinement l’assumer et en être responsable. Mais tout régime de responsabilité doit faire la part entre la faute inadmissible, l’erreur d’appréciation et de jugement et la prise de risque qui aboutit finalement à l’échec.

Les régimes de responsabilité dont nous avons la charge doivent faire cette distinction si nous voulons éviter une administration, tétanisée par la prise de risques, qui se protège derrière les règlements et les instructions, pour au contraire promouvoir une administration dynamique, innovante, constructive, en un mot une administration efficace.

Tel est l’enjeu.

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