Le nouveau contexte de l’exigence de déontologie dans la sphère publique

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État
Discours
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Intervention lors du colloque "Juger, administrer à l’aune de la déontologie" organisé à l’occasion de la conférence nationale des présidents de la juridiction administrative, Université de Strasbourg, vendredi 3 juin 2016

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Juger, administrer à l’aune de la déontologie

Colloque organisé à l’occasion de la conférence nationale des présidents de la juridiction administrative

Université de Strasbourg,vendredi 3 juin 2016

Le nouveau contexte de l’exigence de déontologie dans la sphère publique

Intervention de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’Etat

Monsieur le doyen de la faculté de droit de l’Université de Strasbourg,

Monsieur le premier président de la Cour d’appel de Colmar,

Mesdames et Messieurs les chefs des tribunaux de grande instance d’Alsace et de Lorraine,

Madame le maire-adjoint de Strasbourg,

Mesdames et Messieurs les professeurs,

Monsieur le bâtonnier,

Mesdames et Messieurs les présidents de la juridiction administrative,

Mesdames et Messieurs,

Chers collègues,

Bien avant l’apparition du terme dans la philosophie libérale du XIXème siècle[2], la déontologie des agents publics reposait sur un corpus de règles spéciales, inhérentes à l’exercice de la puissance publique et à la responsabilité de charges d’intérêt général. Ce corpus, désormais inscrit dans le statut des fonctionnaires[3], est aussi ancien que l’administration. Car ses exigences de probité, d’intégrité, d’impartialité et de dignité, auxquels se sont ajoutés les devoirs de neutralité et de laïcité, sont au fondement de l’éthique du service public et de la vocation de leurs serviteurs. Mais le changement de terminologie est lourd de sens et les choses n’ont pas simplement précédé les mots pour les dire. L’exigence déontologique est ancienne et les ordonnances sur la réformation du Royaume de Saint Louis et de Philippe le Bel en portent la marque[4]. Elle se nourrit et se renforce de nos jours de l’écart réel et croissant entre les attentes des citoyens vis-à-vis de ceux qui parlent et agissent en leur nom et la manière dont ces acteurs publics se comportent, alors même que cette manière d’agir et de servir ne cesse pas globalement de s’améliorer au plan éthique. Il en résulte une perte paradoxale de confiance des citoyens envers leurs élus, leurs responsables publics et leurs juges, qui, eux-mêmes, souffrent, à des degrés divers, d’une perte de repères. L’exigence déontologique est ainsi le symptôme d’une pathologie démocratique, à vrai dire universelle, à laquelle les Etats modernes ont entrepris de porter remède. Car ont été inventés de nouveaux instruments de répression et, surtout, de prévention des manquements déontologiques, qu’il faut maintenant appliquer et faire vivre dans la sphère publique. Pour y parvenir et éviter que le remède ne devienne un poison, nous devons éviter à la fois les ferments d’une suspicion inquisitoriale et vétilleuse, qui paralyseraient l’action publique, mais aussi le risque de déclarations abstraites et verbeuses, qui creuseraient l’écart, insupportable pour nos concitoyens, entre nos paroles et nos actes. Nous devons pour cela combiner les vertus du droit « souple » avec la force des lois et règlements, revoir nos modes d’organisation pour y greffer de nouvelles instances d’écoute et de conseil et insuffler partout une culture déontologique, porteuse à tous les niveaux de bonnes pratiques et de confiance.

Prendre au sérieux l’exigence actuelle de déontologie au sein de la sphère publique,  c’est en comprendre les origines et identifier les moyens efficaces d’y répondre (I), mais c’est surtout franchir une nouvelle étape dans nos pratiques quotidiennes, en mettant en œuvre des instruments innovants et en diffusant une culture de la prévention (II).

I. L’exigence déontologique contemporaine doit renouer par des voies nouvelles le pacte de confiance qui est au fondement de nos services publics.

A. Cette exigence répond aux attentes des usagers et des agents publics, selon une approche avant tout préventive.

1. Les principes déontologiques qui animent et guident les agents publics n’ont pas changé ; ils conservent leur irréductible spécificité par rapport aux règles déontologiques de la sphère privée. Pour autant, ils restent des principes vivants et doivent répondre aux besoins nouveaux qui apparaissent.

D’une part, en raison d’une plus grande porosité et d’une plus grande mobilité professionnelle entre les sphères publique et privée, les agents publics expriment des besoins légitimes de clarification des repères et de sécurisation de leurs projets. En matière d’indépendance et d’impartialité, de secret et de discrétion professionnels, de cumul d’activités et de prévention des conflits d’intérêts, ils attendent des frontières nettes entre ce qui est interdit et ce qui est permis, une boussole fiable entre ce qui est inopportun et ce qui est préférable ou souhaitable. D’autre part, avec l’affirmation d’une démocratie administrative, qui puise sa légitimité dans les principes de transparence et de proximité, nos concitoyens attendent des responsables publics des preuves permanentes et, le plus souvent, immédiates d’ouverture, de probité et d’exemplarité dans le fonctionnement des services publics, y compris dans les apparences qu’ils revêtent. Sans succomber à la tyrannie des apparences ou à un formalisme excessif, il nous faut comprendre et répondre à ces exigences, et non pas seulement les proclamer ou les invoquer. Si les liens de confiance entre nos concitoyens et leurs services publics ou les entreprises se sont distendus, voire rompus, c’est parce qu’un écart a pu apparaître entre un discours déontologique omniprésent et même tonitruant et certains actes et pratiques qui lui sont frontalement contraires. De cet écart et de cette forme de duplicité, surgissent le discrédit, la suspicion, puis la défiance, dont il est ensuite très difficile de guérir.

2. Pour parer à ces risques, nos instruments traditionnels, essentiellement répressifs, pénaux ou disciplinaires, apparaissent comme étant trop lourds à mettre en œuvre ou insuffisamment effectifs, en tout cas, inadéquats à une stratégie de prévention des manquements déontologiques.

Cette stratégie requiert une approche complémentaire de la démarche répressive, mais résolument distincte, car plus opérationnelle, flexible, pédagogique et personnalisée. Elle consiste d’abord à définir et à diffuser des modes d’emploi et des guides de bonnes pratiques, élaborés à partir de cas concrets et en concertation avec leurs destinataires, destinés à identifier les situations à risques dans un secteur ou une organisation donnés et à orienter les comportements quant aux conduites interdites ou à celles, admissibles, mais inopportunes. Une stratégie de prévention repose ensuite sur la mise à disposition des agents de différents canaux de recueil de leurs interrogations pratiques, de lieux d’échange avec leurs supérieurs hiérarchiques ou avec un référent déontologique, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’organisation. Le dialogue déontologique doit ainsi nourrir, de manière régulière et informelle, un climat d’écoute et de confiance, propice à la prise en compte en temps utile de chaque situation individuelle.

B. Selon cette approche, une culture déontologique s’est peu à peu diffusée dans certains domaines de la sphère publique, grâce à des instruments et des instances adaptés.

1. Si l’on excepte certains textes pionniers, comme le code de déontologie de la police nationale, institué par un décret du 18 mars 1986[5], une culture déontologique a commencé à se diffuser à partir des années 2000 dans certains secteurs d’activité, spécialement les fonctions d’autorité, les fonctions en lien étroit avec la sphère économique et le secteur sanitaire[6].

Certains instruments de prévention relèvent du droit « dur ». C’est le cas, par exemple, du code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale[7], du code de déontologie du service public pénitentiaire[8] ou du code de déontologie médicale[9], dont la méconnaissance peut exposer à des sanctions disciplinaires. Mais la plupart des instruments de prévention relèvent du droit « souple »[10]. Ce sont, par exemple, le guide de déontologie des agents de la direction générale des finances publiques (DGFiP), le guide des bonnes pratiques d’inspection et de contrôle de l’inspection générale des affaires sociales (IGAS), les chartes de déontologie du Conseil supérieur de l’audiovisuel ou de l’Autorité de la concurrence. Dans le domaine de la justice, ont été adoptés en 2008 le Recueil des obligations déontologiques des magistrats judiciaires et la Charte de déontologie commune à la Cour des comptes et aux chambres régionales des comptes puis, en décembre 2011, la Charte de déontologie des membres de la juridiction administrative. Notre Charte, adoptée à l’issue d’un large processus de consultation[11], ne se contente pas de rappeler les règles applicables et la jurisprudence pertinente du Conseil d’Etat. Elle éclaire la portée de ces règles et principes et remédie à leurs éventuelles ambiguïtés ou lacunes. Elle recommande aussi des bonnes pratiques, des modes d’emploi et des règles d’usage, élaborés et testés sur le « terrain ». La Charte s’applique aux membres du Conseil d’Etat, comme à ceux des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel et, parmi tous ces membres, à ceux qui sont en activité. A l’initiative du Collège de déontologie, elle a vocation à s’appliquer aussi, au moins pour certains de ses principes, aux membres honoraires[12] et à ceux qui sont placés en situation de disponibilité[13]. Depuis son adoption, la Charte est devenue un texte de référence, que se sont pleinement approprié les cadres et les membres de la juridiction administrative. Son statut a été rehaussé, puisque son existence est désormais prévue par le code de justice administrative[14] modifié par la loi du 20 avril 2016[15].

2. La progressive diffusion d’une culture déontologique a par ailleurs résulté de la mise en place d’organes dédiés, chargés de délivrer des avis sur des situations individuelles et d’émettre des recommandations de portée générale.

Ce sont des organes unipersonnels, comme le déontologue de l’Assemblée nationale – aujourd’hui présent parmi nous -, ou des organes collégiaux, comme le comité de déontologie du Sénat, le collège de déontologie des juridictions financières ou le comité de déontologie et de prévention des conflits d’intérêts de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). Au sein de notre ordre de juridiction, la Charte et, désormais, la loi[16] prévoient l’institution d’un collège de déontologie, chargé de rendre des avis sur toute question déontologique concernant personnellement un membre de la juridiction administrative, de formuler des recommandations sur l’application des principes déontologiques et de la Charte, mais aussi de rendre des avis sur les déclarations d’intérêts qui lui seront transmises[17] - j’y reviendrai. Par sa composition[18], le Collège confère à ses avis et recommandations la plus haute autorité morale et, par ses modes de saisine, il est accessible aux membres de la juridiction – c’est le cas de 56% des saisines depuis 2012 -, à leurs autorités hiérarchiques, au Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel (CSTACAA) et, en ce qui concerne les recommandations générales, aux organisations syndicales et associations de membres[19]. Son mode de fonctionnement est sans formalisme et transparent[20] ; ses avis, au nombre de 33 à ce jour[21], de même que ses recommandations[22], ont tous été publiés, sous forme anonyme, sur le site internet du Conseil d’Etat et ils sont, par conséquent, accessibles à tous les membres de la juridiction administrative et au grand public[23].

Des progrès considérables ont donc été accomplis, mais une nouvelle étape doit désormais être franchie.

II. Car l’affirmation d’une culture déontologique au sein de la sphère publique va dépendre de notre capacité à inscrire dans la vie des services les nouveaux outils créés par le législateur et à insuffler ainsi un nouvel état d’esprit.

A. Au sein des administrations et des juridictions, de nouveaux chantiers déontologiques vont se poursuivre ou s’ouvrir dans le sillage de la loi du 20 avril 2016.

1. En premier lieu, il faudra continuer d’encadrer et de répondre aux questions que soulèvent les situations de cumul d’activités ou de départ d’un agent public vers le secteur privé – c’est-à-dire, trivialement, les cas de « pantouflage ».

Depuis la loi du 29 janvier 1993[24], complétée par les lois du 2 février 2007[25] et du 3 août 2009[26], cette mission a été confiée à la Commission de déontologie de la fonction publique, qui exerce un double contrôle, à la fois déontologique et préventif d’infractions pénales[27]. La loi du 20 avril 2016 a clarifié et élargi ses missions : la Commission sera désormais saisie, à titre préalable et obligatoire, par l’agent concerné ou l’autorité dont il relève dans tous les cas de départ vers le secteur privé lucratif[28] et, à défaut de ces saisines, la Commission pourra s’autosaisir dans un délai qui a été porté à trois mois. La Commission pourra par ailleurs émettre des recommandations générales sur les textes applicables[29]. La portée de ses avis est aussi renforcée : les avis d’incompatibilité lieront l’administration – ce qui était déjà le cas -, mais aussi les réserves qui assortissent les avis de compatibilité[30], sous peine de sanctions.

2. En second lieu, nous allons devoir, en application de la loi, mettre en œuvre de nouveaux instruments de prévention des conflits d’intérêts au sein des administrations et des juridictions et, en particulier, le nouveau dispositif de déclarations d’intérêts ou de patrimoine, selon les cas.

Depuis les lois du 11 octobre 2013, ce type d’obligation a été institué notamment pour les députés et les sénateurs[31], les membres du Parlement européen[32], les membres du Gouvernement et des cabinets ministériels, les membres élus des principaux exécutifs locaux, les membres des collèges des autorités administratives indépendantes, les responsables des sociétés publiques et des établissements publics industriels et commerciaux de l’Etat. La Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) assure la collecte et le contrôle de leurs déclarations et elle dispose à cette fin de pouvoirs importants[33]. J’ai souhaité, en ma qualité de président de la défunte Commission pour la transparence financière de la vie politique, qu’ils fussent plus larges. Je me suis là-dessus exprimé sans ambages, au nom de cette commission, devant le Gouvernement et le Parlement.

Les obligations déclaratives instituées par les lois d’octobre 2013 ont été étendues, selon des modalités appropriées, à l’ensemble de la sphère publique par la loi du 20 avril 2016. S’agissant de la juridiction administrative, notre niveau d’exigence sera bien évidemment au moins égal à celui imposé aux élus et aux plus hautes autorités politiques. Pour l’établissement des déclarations, le modèle annexé au décret du 23 décembre 2013[34] servira ainsi de référence et de socle. Le contrôle des déclarations sera assuré par la HATVP pour les déclarations patrimoniales[35] et par la « chaîne » hiérarchique de la juridiction administrative pour les déclarations d’intérêts[36]. Car il n’était pas concevable que le contrôle des déclarations d’intérêts puisse relever d’instances, certes indépendantes, mais qui ne sont pas  composées majoritairement de personnes exerçant ou ayant exercé des fonctions juridictionnelles au sein de la justice administrative. Les déclarations d’intérêts serviront de support à un entretien déontologique avec l’autorité qui les a reçues, en principe le chef de juridiction, et, en cas de doute sérieux, cette autorité  pourra solliciter l’avis du Collège de déontologie. En cas de refus de déclaration ou d’omissions substantielles, des sanctions pénales pourront être prononcées[37].

L’efficacité de ce dispositif repose aussi sur la garantie de la confidentialité des déclarations souscrites. Celles-ci ne pourront mentionner les opinions ou les activités politiques, syndicales, religieuses ou philosophiques de l’intéressé, sauf lorsque leur révélation résulte de la déclaration de fonctions ou de mandats exercés publiquement[38]. Par ailleurs, si les déclarations d’intérêts doivent être versées au dossier de l’intéressé, en dépit du ferme avis contraire du Conseil d’Etat - je tiens à le souligner -, leur conservation et leur consultation seront entourées de réelles garanties de confidentialité et toute divulgation irrégulière sera pénalement sanctionnée[39]. Le Conseil d’Etat y veillera tout particulièrement, lorsqu’il examinera le décret que le Gouvernement doit prendre en la matière.

3. En troisième lieu, les procédures de signalement des conflits d’intérêts au sein de la sphère publique seront clarifiées et sécurisées. Des travaux parlementaires sont actuellement engagés pour améliorer notre droit de l’alerte éthique.

Ces travaux s’inscrivent, vous le savez, dans le sillage de l’étude réalisée cette année par le Conseil d’Etat à la demande du Premier ministre[40]. Sans entrer dans le détail de ses propositions, des progrès doivent être accomplis pour mettre en place un véritable recueil des  signalements dans les entreprises, comme les services publics, permettre leur orientation et leur traitement effectif, pour garantir la confidentialité des informations recueillies dans l’intérêt du lanceur d’alerte, comme de la personne mise en cause, ainsi que pour mieux responsabiliser et protéger les lanceurs d’alerte. Cela implique de ne pas se satisfaire de la seule répression pénale des discriminations, qui est pertinente, mais intervient en bout de course. C’est pourquoi le Conseil d’Etat a proposé de favoriser le maintien autant que possible du lanceur d’alerte dans son emploi et de mettre en place, sous l’égide du Défenseur des droits, un dispositif préventif d’éventuelles représailles. Il convient de noter que, depuis la loi du 11 octobre 2013, une protection spéciale contre les risques de représailles existe pour les personnes signalant, de bonne foi, des faits relatifs à une situation de conflit d’intérêts[41]. La protection des lanceurs d’alerte implique aussi d’instituer par la loi, à leur bénéfice, des dérogations, même limitées, aux secrets garantis par la loi, afin d’éviter que leur signalement ne soit rendu inopérant par l’engagement de poursuites pénales pour violation de ces secrets.

Mais, vous l’aurez compris, l’alerte éthique n’a pas vocation à devenir le droit commun du contrôle déontologique. Elle n’est justifiée qu’en cas de défaillance des canaux de prévention dont les différentes autorités déontologiques ont la charge. L’alerte éthique conserve pourtant son utilité à titre subsidiaire, à condition d’être émise selon des procédures graduées et, par conséquent, d’être d’abord adressée aux autorités hiérarchiques, aux corps d’inspection ou aux référents déontologiques. Ce n’est qu’en cas de carence de ces organes ou lorsqu’ils sont manifestement à l’origine de manquements que le lanceur d’alerte doit pouvoir saisir la justice ou, en dernière instance et en cas d’irrégularités graves, le public. En la matière, des mesures vont être ajoutées au projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dit projet de loi « Sapin II », qui est actuellement en cours d’examen à l’Assemblée nationale.

B. Au-delà de ces chantiers législatifs, c’est un nouvel état d’esprit qu’il faut insuffler et faire partager au sein de chaque organisation.

1. Cela requiert tout d’abord de généraliser l’usage des outils de droit souple et de les réviser périodiquement et chaque fois que nécessaire.

Nous ne saurions en effet nous priver de ces outils, qui donnent sens et permettent de répondre efficacement aux exigences législatives et réglementaires. C’est pourquoi la Charte de la juridiction administrative sera renforcée, actualisée et clarifiée selon les lignes directrices du Collège et les recommandations du groupe de travail dirigé par le Daniel Labetoulle, président de section honoraire au Conseil d’Etat et président de notre Collège de déontologie. A cette occasion, le niveau d’exigence pourra être relevé : d’abord, en confirmant l’application de la Charte aux membres honoraires et à ceux placés en position de disponibilité ; ensuite, en étendant les incompatibilités liées à l’exercice d’un mandat électif local à un plus grand nombre de collectivités et à l’ensemble des membres de la juridiction administrative ; enfin, en encadrant, selon des modalités adaptées à chaque niveau de responsabilité, l’activité des magistrats placés en situation de disponibilité pour exercer la profession d’avocat. Par ailleurs, la révision de la Charte nous permettra de mieux prendre en compte des problématiques devenues inévitables, comme par exemple les risques collatéraux de conflits d’intérêts imputables aux liens familiaux ou de proximité du magistrat, ou encore les exigences particulières de prudence et de réserve dans l’usage des réseaux sociaux. Enfin, des clarifications pourront être apportées, notamment en ce qui concerne l’exercice de missions de conciliation ou médiation, présentant un caractère marqué d’intérêt général en dehors du cadre prévu par le code de justice administrative, ou encore la participation de juges à des réunions ayant pour objet de présenter la jurisprudence dans des conditions de nature à éviter toute violation de secrets professionnels ou tout « délit d’initié » jurisprudentiel[42].

2. En second lieu, nous devrons veiller en permanence à la qualité et à la continuité du dialogue déontologique.

Il s’agit d’une responsabilité collective et partagée. Il n’y a pas d’approche déontologique efficace sans initiatives fortes de la part des chefs de service, notamment pour concevoir des formations adaptées à chaque profil et mettre en œuvre des plans de sensibilisation. En la matière, le Centre de formation de la juridiction administrative continuera d’être actif. Mais, le mouvement ne peut pas être seulement descendant, il doit aussi être ascendant. Il n’y a pas d’approche déontologique utile sans la participation des agents à l’élaboration des règles qui leur sont applicables, ni sans lieux d’expression de leurs questions et de concertation sur les réponses à y apporter. Car la déontologie n’a rien d’inné, elle est le fruit d’un partage d’expérience, d’une vigilance individuelle et collective de chaque instant ; elle est affaire de réflexes professionnels, mais elle se méfie des automatismes appliqués perinde ac cadaver ; elle exige un exercice de conscience et un recul critique. Il est ainsi primordial de continuer d’appliquer nos principes et règles déontologiques d’une manière apaisée, souple et pragmatique. Cet esprit guidera la mise en œuvre des nouveaux dispositifs créés par la loi du 20 avril 2016 et, notamment, le règlement des cas très hypothétiques où se produirait un désaccord interne quant à la participation d’un membre du Conseil d’Etat ou d’un magistrat administratif à une formation de jugement en raison d’un risque de conflit d’intérêts[43]. Tout devra être fait pour prévenir un climat de suspicion ou de dissensus internes, qui serait nuisible à la bonne administration de la justice.

      

Vous le voyez, au sein des administrations comme des juridictions, de grands chantiers ont été engagés et de nouveaux s’ouvrent encore devant nous. Je ne doute pas que les travaux du colloque d’aujourd’hui apportent des enseignements utiles et permettent de tracer des perspectives d’avenir. Le sujet de la déontologie, que je ne suis pas peu fier d’avoir mentionné dans mon discours d’installation comme vice-président du Conseil d’Etat il y a 10 ans, nous a saisis tardivement. Mais il est devant nous et il le restera durablement dans les années qui viennent.

[1]Texte écrit en collaboration avec Stéphane Eustache, magistrat administratif, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[2]J. Bentham, Deontology or science of morality, 1834. Voir aussi, en France, M. Simon, Déontologie médicale ou des droits et des devoirs des médecins dans l’état actuel de la civilisation, 1845.

[3]Art. 25 de la loi n°83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, dite « loi Le Pors », modifié par l’art. 1er de la loi n°2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires.

[4]Comme le relevait l’historien Jacques Le Goff, ces ordonnances sont un « mélange de prescriptions morales, de règles de bonne administration et de principes modernes de justice », contenant des « mesures réprimant le blasphème, le jeu, la prostitution, la fréquentation des tavernes », mais aussi affirmant des principes modernes, comme celui de la présomption d’innocence, et exposant un « code de bonne conduite des ‘fonctionnaires’ destiné aussi bien à la bonne marche de l’administration publique (royale) qu’à la volonté d’en inculquer une bonne image ». Et Le Goff d’ajouter que ces ordonnances royales pourraient nous « apparaître comme une préoccupation d’un autre âge et d’une autre société si la lutte contre la corruption des représentants du pouvoir ne s’affirmait à nouveau comme un des principaux besoins et devoirs des sociétés contemporaines » ; « « si le XXIième siècle s’avère bien, entre autres, comme un siècle de l’exigence éthique, il devra puiser dans la longue durée une partie de son inspiration », voir : J. Le Goff, Héros du Moyen Âge, le Saint et le roi, Saint Louis, éd. Quarto Gallimard, p. 360 et suivantes.

[5]Décret n° 86-592 du 18 mars 1986 portant code de déontologie de la police nationale. Ce décret a été abrogé par le décret n° 2013-1113 du 4 décembre 2013 relatif aux dispositions des livres Ier, II, IV et V de la partie réglementaire du code de la sécurité intérieure, instituant un code de déontologie commun à la police nationale et à la gendarmerie nationale.

[6]Pour une nouvelle déontologie de la vie publique, Rapport de la Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, éd. La documentation française, 2011, p. 67 ; C. Vigouroux, Déontologie des fonctions publiques, éd. Dalloz, 2012, p. 51.

[7]Art. R. 434-2 et suivants du code de la sécurité intérieure.

[8]Décret n°2010-1711 du 30 décembre 2010 portant code de déontologie du service public pénitentiaire.

[9]Art. 4127-1 et suivants du code de la santé publique.

[10] Selon la définition du Conseil d’Etat, les instruments de droit souple « ont pour objet de modifier ou d’orienter les comportements de leurs destinataires », sans créer par eux-mêmes des droits ou des obligations, tout en présentant un « degré de formation et de structuration qui les apparentes aux règles de droit », Etude annuelle 2013 du Conseil d’Etat, Le droit souple, éd. La documentation française, 2013, p.61.

[11]C. Vigouroux et P. Gonod, « A propos de la charte de déontologie des membres de la juridiction administrative », AJDA, 2012, p. 875.

[12]Voir sur ce point : avis n°2012/3 du 4 juin 2012 et avis n°2013/6 du 17 juin 2013 du Collège de déontologie.

[13]Voir sur ce point : avis n°2012/10 du 1er février 2013 du Collège de déontologie.

[14]Art. L. 131-4 du code de justice administrative.

[15]Art. 12 de la loi n°2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires.

[16] Art. 12 de la loi n°2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires.

[17] Art. L. 131-6 du code de justice administrative.

[18] Art. L. 131-5 du code de justice administrative.

[19] Art. L. 131-6 du code de justice administrative ; voir pour un bilan critique de l’activité du Collège de déontologie : O. Mamoudy, « Les avis et recommandations du collège de déontologie de la juridiction administrative », RFDA, 2015, p. 368.

[20]Voir le premier bilan d’activité du Collège, avril 2013 : http://www.conseil-etat.fr/content/download/3435/10333/version/1/file/rapport-activite-2012_deontologie.pdf

[21] 10 avis en 2012, 8 en 2013, 9 en 2014 et 6 en 2015.

[22]  2 recommandations à ce jour, l’une en 2012, l’autre en 2013.

[23] http://www.conseil-etat.fr/Conseil-d-Etat/Organisation/Deontologie-des-membres-de-la-juridiction-administrative#1

[24] Loin° 93-122 du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques.

[25] Loi n°2007-148 du 2 février 2007 de modernisation de la fonction publique ; voir les décrets n°2007-611 du 26 avril 2007 relatif à l'exercice d'activités privées par des fonctionnaires ou agents non titulaires ayant cessé temporairement ou définitivement leurs fonctions et à la commission de déontologie ainsi que le décretn°2007-658 du 2 mai 2007 relatif au cumul d'activités des fonctionnaires, des agents non titulaires de droit public et des ouvriers des établissements industriels de l'Etat.

[26] Loi n°2009-972 du 3 août 2009 relative à la mobilité et aux parcours professionnels dans la fonction publique ; voir le décret n°2010-1079 du 13 septembre 2010 modifiant le décret n° 2007-611 du 26 avril 2007 relatif à l'exercice d'activités privées par des fonctionnaires ou agents non titulaires ayant cessé temporairement ou définitivement leurs fonctions et à la commission de déontologie ainsi que le décret n°2010-1141 du 29 septembre 2010 relatif aux personnels médicaux, pharmaceutiques et odontologiques hospitaliers.

[27] Art. 432-12 et 432-13 du code pénal, relatifs aux infractions de prise illégale d’intérêts.

[28] Art. 25 octies, III, de la loi n°83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, créé par l’art. 10 de la loi n°2016-483 du 20 avril 2016.

[29] Art. 25 octies, I, de la loi n°83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, créé par l’art. 10 de la loi n°2016-483 du 20 avril 2016.

[30] Art. 25 octies, VI, de la loi n°83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, créé par l’art. 10 de la loi n°2016-483 du 20 avril 2016.

[31] Loi organique n°2013-906 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique.

[32] Loi n°2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique.

[33]Lorsqu’elle détecte une situation ou un risque de conflits d’intérêts, la Haute autorité recommande au déclarant des solutions adaptées et, en cas d’inaction, elle édicte des mesures d’injonction, dont le non-respect est pénalement sanctionné. En outre, lorsqu’elle relève des incohérences, des omissions ou des variations inexpliquées de patrimoine, la Haute autorité dispose de l’appui de l’administration fiscale, qui lui transmet tout les éléments permettant d’apprécier l’exhaustivité, l’exactitude et la sincérité des déclarations et qui peut, à sa demande, mettre en œuvre le droit de communication prévu par le livre des procédures fiscales ou les procédures d’assistance administrative internationale. La Haute autorité vérifie notamment que les membres du Gouvernement et des autorités de régulation gèrent leurs instruments financiers dans des conditions excluant tout droit de regard de leur part pendant la durée de leurs fonctions. Enfin, la Haute autorité est chargée de superviser la procédure de vérification fiscale conduite par l’administration dès la nomination d’un membre du Gouvernement.

[34]Décret n° 2013-1212 du 23 décembre 2013 relatif aux déclarations de situation patrimoniale et déclarations d'intérêts adressées à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique.

[35] Art. L. 131-10 du code de justice administrative pour le vice-président du Conseil d’Etat et les présidents de section et art. L. 231-4-4 du code de justice administrative pour les présidents des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel.

[36] Art. L. 131-7 du code de justice administrative pour les membres du Conseil d’Etat et art. L. 231-4-1 du code de justice administrative pour les membres des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel.

[37] Art. L. 131-8 du code de justice administrative pour les membres du Conseil d’Etat et art. L. 231-4-2 du code de justice administrative pour les membres des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel.

[38] Art. L. 137-1 pour les membres du Conseil d’Etat et art. L. 231-4-1 du code de justice administrative pour les membres des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel.

[39] Art. L. 131-8 pour les membres du Conseil d’Etat et art. L. 231-4-2 du code de justice administrative pour les membres des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel.

[40]Le droit d’alerte : sécuriser, traiter, protéger, éd. La documentation française, 2016 ; librement accessible sur le site internet du Conseil d’Etat : http://www.conseil-etat.fr/Decisions-Avis-Publications/Etudes-Publications/Rapports-Etudes/Le-droit-d-alerte-signaler-traiter-proteger

[41] Art. 25 de la loi n°2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique.

[42] Voir sur ce point : avis n°2013/5 du 17 juin 2013 du Collège de déontologie.

[43] Art. L. 131-9 et L. 231-4-3 du code de justice administrative.