Lutte contre le terrorisme, état d’urgence et Etat de droit

Par Bernard Stirn, Président de la section du contentieux
Discours
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Intervention de Bernard Stirn lors de la Conférence de rentrée de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence le 21 septembre 2016.

Conférence de rentrée de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence

Par Bernard Stirn, président de la section du contentieux du Conseil d’État

Mercredi 21 septembre 2016

Lutte contre le terrorisme, état d’urgence et État de droit

Renouant avec une belle tradition, l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence a décidé d’ouvrir cette année universitaire par une conférence de rentrée. Vous m’avez fait, Madame la Présidente, chère Maryvonne de Saint Pulgent, Monsieur le Directeur, cher professeur Rostane Mehdi, un grand honneur en me demandant de prononcer cette conférence inaugurale. Et c’est aussi pour moi un réel plaisir d’être ce soir à Aix à cette occasion.

Avant d’aborder le cœur de mon propos, je souhaiterais avoir une pensée pour le président Marceau Long, qui nous a quittés en juillet dernier. Ancien élève de l’Institut d’études politiques d’Aix, il était demeuré très attaché à l’établissement, dont il a présidé le conseil d’administration durant neuf ans, de 1990 à 1999. La cérémonie de ce soir permet aussi de lui rendre hommage.

En cette fin d’été 2016, la lutte contre le terrorisme, l’application de l’état d’urgence, les exigences dans ce contexte de l’état de droit sont des sujets de réflexion et d’interrogation qui s’imposent aux  juristes comme aux citoyens.

 Avec les attentats du 11 septembre 2001, les démocraties ont subi le choc d’attaques terroristes  de dimension sans précédent. Elles ont dû faire face à ces nouveaux dangers, en accroissant les moyens des services de police et de renseignement et en adaptant leur législation. Dès la fin de 2001,  le Patriot Act a été adopté  aux États-Unis, l’Antiterrorism, crime and security act voté en Grande-Bretagne.

La législation pénale et les dispositions relatives à la police administrative ont été à plusieurs reprises modifiées dans notre pays. Dans la nuit des attentats du 13 novembre à Paris, l’état d’urgence a été décrété puis prorogé à quatre reprises, jusqu’à janvier 2017,  par le législateur.   Son application suscite des interrogations. Les unes portent sur son efficacité dans la lutte contre le terrorisme. Les autres, d’inspiration inverse, concernent les risques pour les libertés qui peuvent résulter d’une application aussi prolongée.

Nul doute qu’un équilibre doit être défini entre les nécessités de l’action contre le terrorisme et le respect des garanties fondamentales de l’État de droit. L’état d’urgence s’inscrit dans cette recherche. D’une part, il est l’une des composantes, parmi d’autres éléments, de la lutte contre le terrorisme. D’autre part, il obéit lui-même à un régime juridique qui assure son insertion dans l’État de droit.

L’état d’urgence, un élément parmi d’autres de la lutte contre le terrorisme

Temporaire par nature, l’état d’urgence se conjugue avec  d’autres voies, elles à vocation permanente. Plusieurs lois ont ainsi été adoptées pour renforcer la législation pénale, encadrer l’activité des services de renseignement et accroître les autres moyens de police administrative.

Les éléments permanents : répression pénale, renseignement, police administrative

Le renforcement du droit répressif

Droit pénal et procédure pénale ont été adaptés à de multiples reprises pour renforcer la répression du terrorisme, en dernier lieu par les lois du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme et du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement. Un  parquet national et des juridictions d’instruction antiterroristes sont institués à Paris. Des infractions spécifiques sont créées, tel le délit d’entreprise terroriste individuelle. Les moyens d’investigation, notamment du parquet,  sont renforcés. Garde à vue et détention provisoire obéissent à un régime particulier. Les peines et les conditions de leur exécution sont aggravées.

La loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement

La loi donne encadre pour la première fois l’activité des services de renseignement. Elle institue une nouvelle autorité indépendante pour veiller à la mise en œuvre de ses dispositions. Elle confie enfin au Conseil d’État le soin d’exercer, dans des conditions spécifiques et originales, un contrôle juridictionnel.

Au regard des techniques d’aujourd’hui, la loi indique les moyens auxquels les services peuvent avoir recours, accès aux données de connexion, géolocalisation, interceptions de sécurité, sonorisation de lieux et de véhicules, captation d’images et de données informatiques.

Remplaçant, avec des attributions élargies, la Commission nationale des interceptions de sécurité, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement comprend neuf membres, deux députés, deux sénateurs, deux membres du Conseil d’État, deux magistrats de la Cour de cassation et une personnalité qualifiée. Son président est nommé par le Président de la République parmi les membres du Conseil d’État ou de la Cour de cassation.  Elle veille à la régularité de l’utilisation de ces divers procédés et peut formuler toute observation ou recommandation qu’elle estime utile.

La loi confie au Conseil d’État  le contentieux du renseignement. Il peut être saisi, en premier et dernier ressort,  par toute personne souhaitant vérifier qu’aucune technique de renseignement n’est irrégulièrement mise en œuvre à son égard. La Commission nationale des techniques de renseignement, son président ou trois membres de celle-ci peuvent également le saisir. Une procédure originale, qui assure la pleine information du juge tout en préservant le secret de la Défense nationale, est prévue. Le Conseil d’État statue dans une formation spécialisée, dont les trois membres et le rapporteur public sont habilités ès qualités au secret défense. Tous les documents sont communiqués à cette formation, qui ne verse au débat contradictoire que les pièces non couvertes par le secret défense.  Si une affaire est renvoyée devant une formation supérieure, section ou assemblée, celles-ci siègent, dans les mêmes conditions,  dans une formation restreinte. Elles examinent toutefois dans leur formation ordinaire les questions de droit qui leur seraient renvoyées par la formation spécialisée.  Le président de la formation de jugement peut ordonner le huis clos si le secret de la défense nationale l’impose. Cette procédure inédite de contradictoire asymétrique est étendue par la loi aux fichiers intéressant la sûreté de l’État, dont elle attribue également le contentieux au Conseil d’État en premier et dernier ressort.

Mesures de police administrative

Outre le renseignement le législateur a  prévu différentes  mesures spécifiques de police administrative. La loi du 13 novembre 2014 institue une interdiction de sortie du territoire, qui peut être mise en œuvre à l’égard de tout Français lorsqu’il existe de sérieuses raisons de penser qu’il projette des déplacements à l’étranger qui ont pour objet la participation à des activités terroristes ou qui se déroulent sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes.  Réciproquement elle crée un dispositif d’interdiction administrative du territoire, qui concerne tout étranger qui ne réside pas habituellement en France et dont la présence sur le territoire national constitue une menace grave pour l’ordre ou la sécurité publics. Au 15 juillet 2016, 158 personnes faisaient l’objet d’un tel arrêté d’interdiction administrative du territoire.  La loi du 3 juin 2016 permet une retenue pour vérification d’identité durant quatre heures au maximum  d’une personne soupçonnée d’être liée à des activités présentant un caractère terroriste. Elle organise un contrôle administratif des personnes qui reviennent en France après un déplacement dont il existe des raisons sérieuses de penser qu’il a eu pour but de rejoindre un théâtre d’opérations de groupements terroristes.

Outre ces dispositions permanentes, l’état d’urgence permet, pour une période déterminée, l’extension des pouvoirs de police administrative dans un cadre déterminé par la loi et contrôlé par le juge.

Le régime de l’état d’urgence

Institué, dans le contexte de la guerre d’Algérie, par la loi du 3 avril 1955, l’état d’urgence  est déclaré par un décret du Président de la République délibéré en conseil des ministres « soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». Sa prorogation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. Il peut y être mis fin à tout moment par décret en conseil des ministres avant l’expiration du délai fixé par la loi.

Appliqué de 1955 à 1962, l’état d’urgence avait ensuite été oublié pendant près d’un demi-siècle. A la différence de l’état de siège, il n’est pas mentionné par la Constitution de 1958. Son utilisation, en 1985, en Nouvelle-Calédonie a été l’occasion pour le Conseil constitutionnel de constater, par une décision du 1985, que la loi de 1955 demeurait applicable. Il a été ensuite de nouveau appliqué outre-mer, à Wallis-et-Futuna en 1986 puis en Polynésie en 1987. Lors des violences urbaines de l’automne 2005, il a été décrété le 8 novembre puis prolongé pour trois mois par la loi du 18 novembre. Passées les fêtes de fin d’année,  le gouvernement y a mis fin avant ce terme, par décret du 3 janvier 2006.

Dans la nuit qui a suivi les attentats du 13 novembre 2015, le gouvernement l’a de nouveau mis en application. Il a ensuite été prorogé à quatre reprises, pour trois mois par la loi du 20 novembre 2015, pour la même durée par la loi du 26 février 2016, pour deux mois, correspondant à la période de l’Euro de foot-ball et du Tour de France, par la loi du 20 mai 2016 et, en dernier lieu, après l’ attentat du 14 juillet à Nice, pour six mois par la loi du 21 juillet 2016.

L’état d’urgence étend les pouvoirs de police du ministre de l’intérieur et des préfets. La loi fixe le cadre général dans lequel ces pouvoirs élargis s’exercent. Chaque loi de prorogation peut en outre édicter des dispositions particulières.

Prorogeant pour une première fois l’état d’urgence, la loi du 20 novembre 2015 a largement réécrit le cadre général tracé par la loi du 3 avril 1955 pour l’adapter au contexte d’aujourd’hui et pour répondre aux exigences constitutionnelles et conventionnelles qui se sont affirmées depuis lors, en termes de garanties des droits fondamentaux et, pour les aspects constitutionnels, d’incompétence négative du législateur.

Les principaux pouvoirs conférés aux autorités de police administrative concernent les assignations à résidence, les perquisitions, les interdictions de réunion ou de manifestations, les fermetures des stalles de spectacles, débits de boissons et autres lieux de  réunion et  les dissolutions d’association. La loi de 2015 a en revanche fait disparaître les mesures restrictives de la liberté de la presse.

Des contrôles s’exercent sur ces différents pouvoirs.

Le contrôle des mesures prises au titre de l’état d’urgence

L’état d’urgence s’accompagne de différents contrôles, internes ou internationaux, juridictionnels ou non.

Au plan international, un contrôle est exercé par le Conseil de l’Europe. Lors de la mise en oeuvre de l’état d’urgence, la France a déclaré faire usage des possibilités ouvertes par l’article 15 de la convention  européenne des droits de l’homme, qui permet à un État de déroger aux obligations prévues par celle-ci « en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation ». Les mesures prises doivent être proportionnées aux exigences de la situation et les institutions du Conseil de l’Europe, y compris la Cour européenne des droits de l’homme, veillent au respect de cette exigence de proportionnalité.

Au plan interne, la loi du 20 novembre 2015 a prévu que l’Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l’état d’urgence. Les assemblées peuvent en outre requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l’évaluation de ces mesures. Les deux chambres ont exercé ces prérogatives avec vigilance.

Ni la loi du 20 novembre 2015 ni les prorogations ultérieures n’ont été déférées au Conseil constitutionnel. En revanche, trois questions prioritaires de constitutionnalité transmises par le Conseil d’État ont permis au Conseil constitutionnel de s’assurer de la conformité des dispositions législatives avec les exigences constitutionnelles.

Par une décision du 22 décembre 2015, le Conseil constitutionnel a jugé conformes à la Constitution les dispositions de la loi du 3 avril 1955, telles que modifiées par la loi du 20 novembre 2015, relatives aux assignations à résidence. Il a, en particulier, relevé que la plage horaire maximale de l’astreinte à domicile étant fixée à douze heures par jour, l’assignation à résidence ne pouvait être regardée comme privative de liberté. Mesure seulement restrictive de liberté, elle pouvait en conséquence être confiée à l’autorité de police, sous le contrôle du juge administratif, à qui il revient de s’assurer, au travers du triple test de proportionnalité, qu’elle est « adaptée, nécessaire et proportionnée ».

Rendues le 19 février 2016, les deux autres décisions QPC ont validé les dispositions relatives à la police des réunions et des lieux publics, d’une part, aux perquisitions administratives, d’autre part. Cette seconde décision ne censure la loi que sur un point. La saisie et l’exploitation des données informatiques collectées au cours de la perquisition n’étaient pas entourées de garanties appropriées au regard des exigences de respect de la vie privée.

Alors que la loi du 20 mai 2016 n’avait pas prévu, durant la prorogation de deux mois qu’elle prononçait, de perquisition administrative, la loi du 21 juillet 2016 a entendu de nouveau autoriser cette mesure. Pour répondre aux préoccupations exprimées par le Conseil constitutionnel, elle a subordonné l’exploitation des données informatiques saisies lors d’une perquisition à une autorisation délivrée à la demande du préfet, dans les quarante-huit heures,  par le juge des référés du tribunal administratif. La délivrance d’une telle autorisation constitue une compétence tout à fait nouvelle pour le juge des référés. Un appel est ouvert, dans le délai de quarante-huit heures, devant le juge des référés du Conseil d’État, qui se prononce dans le même délai de quarante-huit heures. Par une décision du 16 septembre 2016, le Conseil d’État vient de transmettre au Conseil constitutionnel une nouvelle question prioritaire de constitutionnalité, qui porte sur la conformité de ce nouveau dispositif aux exigences formulées dans sa décision du 19 février.

La juridiction administrative a vu le champ de son contrôle s’élargir à proportion des compétences accrues que l’état d’urgence attribue aux autorités de police. Sous réserve qu’elles ne soient pas privatives de liberté,  les différentes mesures prises au titre de l’état d’urgence sont en effet des mesures de police administrative, qui relèvent par nature du juge administratif. Il n’y a là aucun déplacement de la ligne de partage entre les deux ordres de juridiction mais la simple application des règles habituelles.  L’autorité judiciaire intervient à son tour si des suites pénales sont données aux mesures administratives.

Pour le juge administratif, de nombreuses questions, largement nouvelles, ont été soulevées. Peu de contentieux avaient en effet été engagés lors des précédentes périodes de mise en oeuvre de l’état d’urgence.

 En 2005, en particulier, seul le principe de l’état d’urgence avait été discuté. Le Conseil d’État avait ainsi eu l’occasion de juger que la décision du Président de la République de décréter l’état d’urgence comme celle de ne pas y mettre un terme avant le délai fixé par le Parlement  étaient susceptibles de recours devant le juge administratif. Il avait rappelé que, dans un État de droit,  un régime de pouvoirs exceptionnels a des effets qui « sont par nature limités dans le temps et dans l’espace ». Mais il avait reconnu au Président de la République un large pouvoir d’appréciation pour mettre fin ou non à l’état d’urgence[1]. Les mêmes règles ont été appliquées dans le contexte actuel[2]. Le nombre de mesures individuelles prises avait, en revanche, été réduit en 2005 et le juge n’en avait guère été saisi.

Depuis novembre 2015, en revanche, de multiples mesures d’assignation à résidence, de perquisition, d’interdictions de manifestation et de fermeture de lieux de réunion au public ont, en revanche, été prises et de nombreuses requêtes ont été formées devant la juridiction administrative pour les contester.

Au 15 septembre, on comptait ainsi, devant les tribunaux administratifs, 207 procédures de référé relatives à des mesures de police administrative prises au titre de l’état d’urgence et 116 décisions rendues sur le fond.

 En appel, le Conseil d’État a été saisi de 46 référés. Il est à noter que le nombre d’affaires portées devant le Conseil d’État décroît au fil du temps : 37 appels de référé ont été enregistrés dans la première phase, 6 durant la deuxième prorogation, 1 durant la troisième, 2 à ce jour au titre de la quatrième.

En matière d’autorisation d’exploitation des données informatiques, 54 décisions ont été prises par les tribunaux administratifs, 47 autorisations et 7 refus. Aucun appel n’a été formé devant le Conseil d’État par les personnes concernées. Le ministre de l’intérieur a contesté 4 des 7 refus. Il a obtenu gain de cause dans 3 de ces affaires.

La jurisprudence s’est construite à partir de ces différentes requêtes, en particulier en ce qui concerne les assignations à résidence, les perquisitions et, plus récemment, les autorisations d’exploiter les données informatiques saisies.

Par des décisions rendues en section  le 11 décembre 2015, Cédric Domenjoud et  autres, le Conseil d’État a fixé le cadre dans lequel les assignations à résidence peuvent être prises et défini l’étendue du contrôle du juge administratif. Anticipant sur la décision du Conseil constitutionnel du 22 décembre, il a décidé que le juge administratif exercerait désormais un entier contrôle de proportionnalité sur ces mesures. Sur ce point il s’agit d’une évolution notable puisque les quelques décisions antérieures ne retenaient, du fait du caractère exceptionnel des circonstances, qu’un contrôle restreint[3], où seule l’erreur manifeste d’appréciation avait trouvé sa place[4]. Les décisions du 11 décembre précisent en outre qu’en référé, une assignation à résidence laisse présumer l’urgence particulière requise dans le cadre du référé liberté et qu’en conséquence le juge des référés, saisi de la contestation d’une assignation, doit en principe tenir une audience pour déterminer si une illégalité grave et manifeste apparaît.

Sur le fondement de ces décisions de section, un peu plus du quart des quatre cents assignations prononcées dans la première phase de l’état d’urgence ont fait l’objet d’un référé liberté. Cette voie de recours a permis que le juge se prononce dans des délais très brefs sur la validité de mesures qui apportent de fortes restrictions à la liberté individuelle. Des échanges contradictoires approfondis se sont déroulés au cours de l’audience orale. A de nombreuses reprises les débats ont conduit le juge des référés à ordonner des suppléments d’instruction et parfois à tenir une seconde audience. L’assignation à résidence peut être prononcée à l’égard d’une personne dont il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement peut constituer une menace pour l’ordre et la sécurité publics, même si la menace est différente du péril qui a justifié le déclenchement de l’état d’urgence. Des éléments objectifs et précis sont nécessaires. Le cas échéant ils peuvent résulter des indications figurant sur une « note blanche » des services de renseignement, à condition d’être suffisamment circonstanciés et de ne pas être démentis par le débat contradictoire.

Dans ce cadre, un tiers au total des assignations contestées a été suspendu en totalité ou en partie à l’issue des procédures de référé liberté, dans la moitié des cas sur l’initiative de l’administration elle-même, dans l’autre moitié par la décision du juge des référés, qui a pu utiliser la vaste gamme de pouvoirs d’injonction dont il dispose, y compris pour ordonner un assouplissement des conditions d’exécution d’une assignation, jugée légale dans son principe mais excessivement contraignante dans ses modalités. Renouvelées nécessairement à la fin de chaque prorogation, les assignations à résidence ne concernaient plus, en juin, que 77 personnes. Leur nombre a toutefois remonté pour atteindre 97 le 15 septembre.

Particulièrement adapté au contrôle des assignations, le référé ne pouvait en revanche être utilisé en matière de perquisition. Le juge ne pouvait, en effet, être saisi qu’après l’achèvement d’une opération, sans qu’une quelconque suspension puisse lui être utilement demandée. Aussi est-ce au juge du fond qu’il appartient d’exercer un contrôle sur ces mesures. Le sujet est d’importance : 3 594 perquisitions administratives ont été menées de novembre 2014 à mai 2015, dont 592 ont donné lieu à l’ouverture d’une procédure judiciaire. Deux demandes d’avis, pertinemment formulées par deux tribunaux administratifs sur le fondement de l’article L. 113-1 du code de justice administrative, ont permis au Conseil d’État de déterminer, sur cette question entièrement inédite, l’office du juge administratif. Il l’a fait par deux avis contentieux rendus en assemblée le 6 juillet 2016, Napol et Thomas.

Ces avis contentieux traitent de la légalité des ordres de perquisition et des conditions d’engagement de la responsabilité de l’État à la suite de perquisitions.

En la forme, les ordres de perquisition doivent être motivés, sans qu’il soit nécessaire, eu égard à leur nature de mesures de police administrative, qu’ils fassent état d’indices d’infractions pénales. Sur le fond, ils doivent reposer sur des raisons sérieuses de penser que les lieux qui font l’objet de la perquisition sont fréquentés par au moins une personne dont le comportement constitue une menace pour l’ordre et la sécurité publics. Le juge administratif exerce sur ce point un plein contrôle de proportionnalité, en s’assurant que la mesure ordonnée était adaptée, nécessaire et proportionnée, compte tenu des informations dont disposait l’autorité qui l’a décidée, sans que des faits postérieurs, notamment les résultats de la perquisition aient à cet égard une incidence.

Vis-à-vis des personnes concernées par la perquisition, la responsabilité de l’État ne peut être engagée que sur le terrain de la faute.  Un droit à réparation est ouvert pour les préjudices de toute nature qui résulteraient d’une manière directe et certaine de l’illégalité de la décision de perquisition. Tel ne serait pas le cas d’une simple irrégularité formelle ou procédurale alors qu’il apparaîtrait qu’un ordre de perquisition aurait pu légalement être pris au vu des éléments dont l’autorité administrative disposait. Une faute apparaissant dans les conditions matérielles d’exécution de la  perquisition est également susceptible d’engager la responsabilité de l’État. Le Conseil d’État a ainsi pu formuler des recommandations destinées à encadrer l’action des services de police. En particulier, la perquisition d’un domicile de nuit doit être justifiée par l’urgence ou l’impossibilité de l’effectuer de jour. L’ouverture volontaire du lieu faisant l’objet de la perquisition doit être recherchée et il ne peut être fait usage de la force que s’il existe des raisons sérieuses de penser que les occupants sont susceptibles de réagir par un comportement dangereux ou de détruire ou de dissimuler des éléments matériels. Lors de la perquisition, il importe de veiller au respect de la dignité des personnes et de prêter une attention particulière à la situation des enfants mineurs qui seraient présents. Les mesures de contrainte et les atteintes aux biens doivent être strictement proportionnées aux finalités de l’opération.

A l’égard des tiers qui seraient victimes de dommages directement causés par une perquisition administrative, la responsabilité de l’État peut être engagée sans faute, sur le fondement de l’égalité des citoyens devant les charges publiques. Ont notamment le caractère de tiers les occupants ou propriétaires d’un local distinct de celui visé par l’ordre de perquisition mais perquisitionné par erreur ainsi que le propriétaire du lieu visé par l’ordre de perquisition, dans le cas où il n’a pas d’autre lien avec la personne dont le comportement a justifié la perquisition que le bail concernant le lieu perquisitionné.

En application de la loi du 21 juillet 2016, le juge des référés du tribunal administratif et, en appel, le juge des référés du Conseil d’État autorise l’autorité administrative à exploiter les systèmes informatiques ou les éléments terminaux saisis lors de la perquisition.  Il appartient au juge des référés « d’accorder ou non l’autorisation sollicitée en vérifiant, au vu des éléments révélés par la perquisition, d’une part la régularité de la procédure de saisie, et, d’autre part, si les éléments en cause sont relatifs à la menace que constitue pour la sécurité et l’ordre publics le comportement de la personne concernée »[5].

Tel qu’il est ainsi construit et appliqué, l’état d’urgence s’inscrit dans le cadre de l’État de droit. Il en complète, pour une période temporaire, le dispositif. Il repose sur un socle législatif. Le Parlement comme les juridictions nationales et européennes jouent tout leur rôle pour en contrôler l’application. Son objectif est de permettre le retour à l’exercice apaisé de la vie en commun dans le respect de l’ordre public et des valeurs républicaines. Dans leur diversité, les origines, les croyances et les opinions  ont toutes la même place dans une société démocratique. Assurer leur égal épanouissement est le premier devoir des autorités publiques. Les circonstances peuvent faire de l’état d’urgence l’un des moyens nécessaires pour qu’elles puissent l’assumer. Ne nous y trompons pas. Les ennemis des libertés sont l’intolérance, le fanatisme, la barbarie.  Comme l’ensemble des mesures législatives adoptées pour lutter contre le terrorisme, l’état d’urgence est un ami sur lequel les libertés peuvent avoir besoin de compter.

 

[1] Juge des référés du Conseil d’État, 9 décembre 2015, Mme A..

[2] Juge des référés du Conseil d’État, 26 janvier 2016, Ligue des droits de l’homme.

[3] CE, assemblée, 16 décembre 1955, dame Bourokba.

[4] CE, 25 juillet 1985, Mme Dagostini.

[5] Juge des référés du Conseil d’État, 5 août 2016, ministre de l’intérieur.