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Ariane Web: CAA LYON 21LY03446, lecture du 3 mars 2022

Décision n° 21LY03446
3 mars 2022
CAA de LYON

N° 21LY03446

5ème chambre
M. BOURRACHOT, président
Mme Pascale DECHE, rapporteur
M. VALLECCHIA, rapporteur public
SCP COUDERC - ZOUINE, avocats


Lecture du jeudi 3 mars 2022
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure

M. B... A... a demandé au tribunal administratif de Lyon d'annuler les décisions du 4 mars 2021 par lesquelles le préfet du Rhône l'a obligé à quitter le territoire français dans un délai de 90 jours et a fixé le pays de renvoi ainsi que la décision implicite de refus d'abrogation de l'obligation de quitter le territoire français.

Par un jugement n° 2101946 du 27 mai 2021, le magistrat désigné par la présidente du tribunal administratif de Lyon a rejeté sa demande.

Procédure devant la cour

Par une requête et un mémoire enregistrés les 22 octobre 2021 et 25 janvier 2022, M. A..., représenté par Me Couderc, avocat, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du magistrat désigné par la présidente du tribunal administratif de Lyon du 27 mai 2021 ;
2°) d'annuler pour excès de pouvoir les décisions susmentionnées ;
3°) d'enjoindre au préfet du Rhône de lui délivrer, dans un délai de 15 jours à compter de la notification de l'arrêt à intervenir, une autorisation provisoire de séjour jusqu'à réinstruction de sa demande ; ou subsidiairement, de lui enjoindre de procéder au réexamen de sa situation, dans un délai d'un mois à compter de la notification de l'arrêt à intervenir ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 200 euros, au profit de son conseil, en application des dispositions combinées de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991.

Il soutient que :
- il est soucieux de s'intégrer dans la société française, il bénéficie d'un suivi médical suite à un accident de chantier, il a porté plainte contre son employeur ; l'obligation de quitter le territoire français méconnait ainsi les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et est entachée d'erreur manifeste d'appréciation ;
- cette décision méconnaît le 10° de l'article L. 511-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- elle méconnaît son droit d'être entendu ;
- elle est entachée d'un défaut d'examen de situation ;
- le tribunal a omis de statuer sur sa demande d'annulation de la décision implicite de refus d'abrogation de l'obligation de quitter le territoire français ;
- ce refus implicite ne tient pas compte des éléments nouveaux qu'il a apportés ;
- la décision fixant le délai de départ volontaire est illégale du fait de l'illégalité de l'obligation de quitter le territoire français ;
- cette décision est entachée d'erreur manifeste d'appréciation ;
- la décision fixant le pays de renvoi a été prise par une autorité incompétente ;
- elle est illégale du fait de l'illégalité de l'obligation de quitter le territoire français.

M. A... a été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 22 septembre 2021.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le traité sur l'Union européenne ;
- la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- la directive 2008/115 du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative ;

Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;

Après avoir entendu au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Dèche, présidente assesseure ;
- les conclusions de M. Vallecchia, rapporteur public ;
- les observations de Me Lefèvre, représentant M. A... ;



Considérant ce qui suit :

1. M. A..., de nationalité malienne, né le 19 mai 1993, est entré irrégulièrement en France, le 24 décembre 2018. Sa demande d'asile a été rejetée par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides, le 31 août 2020. Ce refus a été confirmé par la Cour nationale du droit d'asile, le 31 décembre 2020. Par décisions du 4 mars 2021, le préfet du Rhône, sur le fondement du 6° du I de l'article L. 511-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, l'a obligé à quitter le territoire français dans un délai de 90 jours et a fixé le pays de renvoi. M. A... relève appel du jugement du 27 mai 2021 par lequel le magistrat désigné par la présidente du tribunal administratif de Lyon a rejeté sa demande tendant à l'annulation de ces décisions.
Sur la légalité des décisions du 4 mars 2021 :
2. Aux termes du paragraphe 1 de l'article 41 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : " Toute personne a le droit de voir ses affaires traitées impartialement, équitablement et dans un délai raisonnable par les institutions et organes de l'Union " ; qu'aux termes du paragraphe 2 de ce même article : " Ce droit comporte notamment : / - le droit de toute personne d'être entendue avant qu'une mesure individuelle qui l'affecterait défavorablement ne soit prise à son encontre ; (...) ". Aux termes du paragraphe 1 de l'article 51 de la Charte : " Les dispositions de la présente Charte s'adressent aux institutions, organes et organismes de l'Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu'aux Etats membres uniquement lorsqu'ils mettent en oeuvre le droit de l'Union. (...) " ;
3. Ainsi que la Cour de justice de l'Union européenne l'a jugé dans ses arrêts C-166/13 et C-249/13 des 5 novembre et 11 décembre 2014, le droit d'être entendu préalablement à l'adoption d'une décision de retour implique que l'autorité administrative mette le ressortissant étranger en situation irrégulière à même de présenter, de manière utile et effective, son point de vue sur l'irrégularité du séjour et les motifs qui seraient susceptibles de justifier que l'autorité s'abstienne de prendre à son égard une décision de retour. Il n'implique toutefois pas que l'administration ait l'obligation de mettre l'intéressé à même de présenter ses observations de façon spécifique sur la décision l'obligeant à quitter le territoire français ou sur la décision le plaçant en rétention dans l'attente de l'exécution de la mesure d'éloignement, dès lors qu'il a pu être entendu sur l'irrégularité du séjour ou la perspective de l'éloignement.
4. Le droit d'être entendu implique que l'autorité préfectorale, avant de prendre à l'encontre d'un étranger une décision portant obligation de quitter le territoire français non prise concomitamment au refus de délivrance d'un titre de séjour, mette l'intéressé à même de présenter ses observations écrites et lui permette, sur sa demande, de faire valoir des observations orales, de telle sorte qu'il puisse faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue sur la mesure envisagée avant qu'elle n'intervienne.
5. .Une violation des droits de la défense, en particulier du droit d'être entendu, n'entraîne l'annulation de la décision prise au terme de la procédure administrative en cause que si, en l'absence de cette irrégularité, cette procédure pouvait aboutir à un résultat différent.
6. Il ne ressort pas des pièces du dossier que M. A..., dont la demande d'asile a été présentée antérieurement à l'entrée en vigueur des dispositions de l'article L. 311-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile issues de la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018, aurait été, à un moment de la procédure, informé de ce qu'il était susceptible de faire l'objet d'une mesure d'éloignement ou mis à même de présenter des observations, la procédure de demande d'asile n'ayant pas une telle finalité. Il ressort d'ailleurs des pièces du dossier que préalablement à l'édiction des décisions litigieuses, M. A... a demandé un rendez-vous en préfecture afin de faire enregistrer une première demande de titre de séjour, à titre principal en qualité d'étranger malade en se prévalant de ce que le 14 novembre 2019, il a fait l'objet d'un très grave accident du travail sur un chantier, à la suite duquel il a été hospitalisé jusqu'au 29 janvier 2020, qu'il est atteint d'incapacité, que son état n'est pas consolidé et que le 18 juin 2020, il a déposé une plainte pour les faits dont il a été victime. Par un courrier du 9 mars 2021 rédigé par son conseil et réceptionné le 11 mars 2021, le requérant, dont la date de convocation n'a été fixée qu'au 10 juin 2021, a rappelé expressément ces faits au préfet et a émis le souhait d'être entendu avant qu'une décision soit prise. Les pièces médicales versées au dossier attestent par ailleurs du caractère sérieux des informations susceptibles d'avoir une incidence sur l'intervention d'un éloignement de M. A..., qui n'ayant été ni entendu ni mis à même de présenter des observations, a ainsi été privé de communiquer avec l'autorité préfectorale, notamment sur la possibilité de pouvoir bénéficier des dispositions du 9° de l'article L. 511-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile aujourd'hui reprises au 8° de l'article L. 611-3 du même code. Dans ces conditions, il ressort des pièces du dossier qu'en cas d'audition de l'intéressé, cette procédure pouvait aboutir à un résultat différent. Il suit de là que M. A... est fondé à se prévaloir du principe de bonne administration et à soutenir que l'obligation de quitter le territoire français est intervenue en méconnaissance du principe général du droit de l'Union européenne d'être entendu et qu'elle est, par suite, entachée d'illégalité ainsi que, par voie de conséquence, la décision fixant le délai de départ volontaire et la décision fixant le pays de renvoi.
Sur la légalité de la décision implicite de refus d'abrogation de l'obligation de quitter le territoire français :
7. Il ressort des pièces du dossier que par un courrier de son conseil en date du 18 mars 2021, M. A... a demandé au préfet l'abrogation des décisions litigieuses, afin de pouvoir être entendu préalablement à l'intervention de nouvelles décisions. Pour les motifs développés précédemment, les décisions du préfet du Rhône du 4 mars 2021 étant illégales, le requérant est fondé à soutenir que c'est à tort que le préfet a implicitement rejeté sa demande et, par suite, à en demander l'annulation.
8. Il résulte de ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de statuer, ni sur la régularité du jugement, ni sur les autres moyens de la requête, M. A... est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le magistrat désigné par la présidente du tribunal administratif de Lyon a rejeté ses demandes, et à demander l'annulation de ce jugement ainsi que des décisions préfectorales en litige.
Sur les conclusions à fin d'injonction :
9. Le présent arrêt, eu égard à ses motifs, implique nécessairement que le préfet du Rhône procède au réexamen de la situation de M. A.... Il y a lieu de lui enjoindre d'y procéder dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt et de délivrer dans l'attente à l'intéressé une autorisation provisoire de séjour, dans un délai de huit jours.
Sur les frais liés au litige :
10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, en application des dispositions de l'article L. 7611 du code de justice administrative et du second alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, de mettre à la charge de l'Etat le versement à Me Couderc, avocat du requérant, d'une somme de 1 000 euros au titre des frais exposés et non compris dans les dépens, sous réserve qu'il renonce à percevoir la part contributive de l'Etat à la mission d'aide juridictionnelle qui lui a été confiée.
DECIDE :
Article 1er : Le jugement n° 2101946 du 27 mai 2021 du magistrat désigné par la présidente du tribunal administratif de Lyon, les décisions du préfet du Rhône du 4 mars 2021 obligeant M. A... à quitter le territoire français dans un délai de 90 jours et fixant le pays de renvoi ainsi que la décision implicite de refus d'abrogation de l'obligation de quitter le territoire français sont annulés.
Article 2 : Il est enjoint au préfet du Rhône de délivrer à M. A... une autorisation provisoire de séjour dans un délai de huit jours à compter de la notification du présent arrêt et de réexaminer sa situation dans un délai de deux mois à compter de la même date.
Article 3 : L'Etat versera à Me Couderc, avocat de M. A..., une somme de 1 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et du deuxième alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve qu'il renonce à percevoir la part contributive de l'Etat à la mission d'aide juridictionnelle qui lui a été confiée.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à M. A..., à Me Couderc, au ministre de l'intérieur et au préfet du Rhône.
Copie en sera adressée au procureur de la République près le tribunal judiciaire de Lyon.
Délibéré après l'audience du 3 février 2022 à laquelle siégeaient :
M. Bourrachot, président de chambre,
Mme Dèche, présidente assesseure,
Mme Le Frapper, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 3 mars 2022.