Discours

180ème anniversaire de la création du Conseil d’Etat d’Italie

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
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Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'Etat, au Palais du Quirinal dans la Sala dei Corazzieri à l’occasion du 180ème anniversaire du Conseil d’Etat de la République italienne.

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Célébration du 180ème anniversaire de la création du Conseil d’Etat d’Italie

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Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’Etat de France, président du comité européen chargé

d’évaluer les candidatures aux fonctions de juge et d’avocat général à la Cour de justice et au Tribunal de l’Union européenne

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Rome, le 31 octobre 2011

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La justice dans la séparation des pouvoirs

 

Monsieur le Président de la République,

Je remercie les hautes autorités de la République italienne et le président de Lise de l’honneur qu’ils me font, en m’invitant à prendre la parole à l’occasion du 180ème anniversaire du Conseil d’Etat d’Italie, institution qui a de longue date acquis l’estime et le respect des institutions homologues en Europe. A la lumière de cet évènement qui nous réjouit, je veux souligner la place qui est et doit être celle de la justice dans un régime de séparation des pouvoirs.

La séparation des pouvoirs s’est construite en Occident sur un paradoxe. Pensée pour atténuer, voire combattre les monarchies absolues, elle n’a pas toujours été en mesure, du moins en Europe, de remplir son office ultime : protéger la personne humaine contre les risques de tyrannie que peut porter en elle l’expression de toute forme de souveraineté, y compris la souveraineté populaire.

De ce paradoxe, la conception du rôle de la justice dans les débuts de l’ère démocratique a été un reflet. Ainsi, des trois puissances de Montesquieu, celle de juger, qu’il qualifiait de « si terrible parmi les hommes »[1], devait, selon ses propres termes, être « en quelque façon, nulle »[2]. Au mieux, la justice ne pouvait être qu’une autorité passive.

Mais les atrocités qu’a connues notre continent au cours du XXème siècle ont cruellement révélé que, sans une séparation équilibrée des pouvoirs, les fondements mêmes de l’humanité peuvent vaciller. La Reconstruction, après la Seconde Guerre mondiale, a ainsi conduit à consacrer l’indépendance de la justice dans la Constitution de nombreux Etats, comme l’Italie ou la France. S’est ainsi trouvée confirmée et fortifiée l’indépendance du Conseil d’Etat d’Italie qui, depuis 1831 et, plus encore depuis 1889, avec la création de la section IV pour juger l’administration, est une pierre d’angle de la soumission des personnes publiques et, notamment, de l’Etat au droit.

La garantie des droits fondamentaux est indissociable de l’existence de trois pouvoirs séparés et, donc, de l’existence d’une justice indépendante. Car seules l’indépendance et l’autorité de la justice peuvent permettre à celle-ci d’accomplir la fonction qui est la sienne en démocratie : celle de gardien du pacte social (I). Il est dès lors de la responsabilité des trois pouvoirs de veiller à la sauvegarde de cette indépendance et de cette autorité (II).

I.- Seules l’indépendance et l’autorité de la justice peuvent permettre à celle-ci d’accomplir la fonction qui est la sienne en démocratie, celle de gardien du pacte social.

La justice est l’ultime gardien des valeurs et des principes que le peuple s’est donnés à lui-même par la Constitution et la loi. Elle assure, dans le temps long, la pérennité et l’effectivité des grands principes démocratiques et des droits fondamentaux de la personne. Les garanties spécifiques, c’est-à-dire le statut, dont bénéficie la justice dans un régime de séparation des pouvoirs sont la traduction juridique de cette mission de gardien du pacte social qui lui est assignée.

A.- 1.-Ces garanties protègent, en premier lieu, l’indépendance et les compétences des juridictions. Ainsi, la Constitution de la République italienne définit et garantit la mission juridictionnelle du Conseil d’Etat, qui consiste à protéger les intérêts légitimes et, dans les matières déterminées par la loi, les droits subjectifs[3]. Cette Constitution consacre aussi l’indépendance de la justice, en confiant au Président de la République, au travers de ses attributions, une mission de garant fondamental de l’équilibre des pouvoirs.

2.- Le statut de la justice permet également de protéger chaque juge des influences que pourraient exercer sur lui les autres pouvoirs, en particulier le pouvoir exécutif : tel est le sens du principe d’inamovibilité des juges pendant l’exercice de leur mandat et de l’interdiction, universelle dans les Etats de droit, de leur adresser des instructions dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles.

B.- A côté de l’indépendance, le statut garantit également que la justice dispose de l’autorité nécessaire à l’exercice de sa fonction de gardien du pacte social.

1.- L’impartialité offre ainsi aux parties et à la société l’assurance que la solution d’un litige et les principes rappelés ou dégagés par le juge à l’occasion d’une affaire particulière procèdent bien de la Constitution et de la loi et qu’elle n’est pas entachée subjectivement ou même objectivement par des considérations liées au juge, à sa personne, ses opinions ou ses préjugés.

2.- Les garanties qui entourent la nomination des juges concourent, elles aussi, à renforcer l’indépendance, l’impartialité, mais aussi la compétence des juges : elles servent donc l’autorité de la justice. Les principes directeurs du procès – le principe du débat contradictoire, la publicité des audiences et des décisions de justice et l’égalité des armes, notamment – assurent également l’équité et l’impartialité des procédures juridictionnelles, donc le crédit de la justice, et permettent à celle-ci de remplir pleinement son office à la fois juridique et social.

II.- L’indépendance et l’autorité sont donc au cœur de la fonction de la justice dans un Etat de droit : il est dès lors de la responsabilité des trois pouvoirs de sauvegarder son indépendance et son autorité.

Les limites des influences légitimes de chacun des pouvoirs sur l’autre doivent trouver leur source dans la Constitution et dans la loi. Elles impliquent des devoirs qui sont autant de responsabilités : pour la justice, d’une part, et pour les autres pouvoirs, d’autre part.

A.- Les devoirs de la justice dans un régime de séparation des pouvoirs reposent sur  l’institution juridictionnelle dans son ensemble et sur chaque juge.

1.- Les devoirs de l’institution juridictionnelle sont un devoir de qualité, un devoir de cohérence et, dans les temps exceptionnels, un devoir de résistance.

La qualité de la justice concourt autant à son autorité qu’à la confiance que les citoyens lui portent ; elle suppose une certaine célérité des procédures juridictionnelles, mais aussi que la justice soit accessible, que ses procédures soient transparentes, équitables et que les décisions de justice puissent être aisément comprises par les justiciables. 

Le devoir de cohérence de l’institution judiciaire est au cœur même de la garantie des droits. Il s’applique, bien sûr, à la jurisprudence qui doit être stable et prévisible. Mais il implique aussi de relier harmonieusement les systèmes juridiques différents, interne et européens, articulés mais non hiérarchisés entre eux, auxquels ils appartiennent. La spécialisation juridictionnelle que partagent l’Italie et la France est un atout évident : elle accroît l’efficacité du contrôle juridictionnel et, ce faisant, elle renforce la garantie des droits. Mais elle implique une responsabilité plus grande encore des juges, qui doivent contribuer à mettre en cohérence, sans les opposer, les différents systèmes juridiques dans lesquels ils s’inscrivent.

En temps de crise grave, le devoir de résistance impose aux juridictions de continuer à être les gardiens vigilants du pacte social et de la démocratie. L’impuissance éventuelle de la justice ne peut en pareil cas être compensée par l’héroïsme individuel d’un petit nombre de juges, tel qu’il se manifesta aux heures les plus sombres de nos histoires nationales respectives.

2.- Les devoirs personnels du juge sont des devoirs de retenue, de compétence et d’ouverture.

La retenue, d’abord, car rendre la justice, ce n’est pas faire justice. Le juge est serviteur de la Constitution et de la loi. Il ne saurait se faire justicier, sauf à faillir à sa mission. La condition de juge impose une pratique vertueuse, ferme et sans passion, qui le conduise à respecter pleinement, par ses actes, le principe d’impartialité.

La compétence est un autre devoir : car l’autorité de la justice repose sur le respect scrupuleux de la rigueur dans le raisonnement juridique et dans la direction du procès.

L’ouverture s’impose également, car le juge ne saurait se tenir à l’écart de la société. La fonction de régulation sociale qui lui est dévolue implique que les décisions de justice soient pertinentes et sachent prendre en considération leurs enjeux de toutes natures. Elle implique que le juge sache mesurer et assumer les conséquences des décisions qu’il rend.

B.- Préserver la séparation et l’équilibre des pouvoirs implique aussi que le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif reconnaissent pleinement l’indépendance et l’autorité de la justice. Cet impératif est toujours d’actualité.

1.- Il appartient ainsi à ces deux pouvoirs de fixer le cadre normatif de l’activité juridictionnelle et d’allouer à la justice les moyens nécessaires à son fonctionnement, sans peser à cette occasion sur l’exercice normal de ses missions. Le pouvoir exécutif a aussi le devoir de respecter les décisions de justice. Il doit également en assurer l’exécution, cette obligation relevant des principes fondamentaux du droit à un procès équitable.

2.- Lorsqu’ils usent de leur droit légitime de modifier les règles applicables à une question ou l’interprétation qu’en donne le juge, les pouvoirs exécutif et législatif doivent aussi s’abstenir d’empiéter sur l’indépendance et l’autorité de la justice, dans des conditions qui porteraient une atteinte disproportionnée à la séparation des pouvoirs.

Enfin, ni le constituant, ni le législateur ne devrait pouvoir réformer l’organisation des juridictions, les règles de procédure ou les garanties statutaires des juges pour des motifs partisans, pour sanctionner le mal-fondé, réel ou supposé, d’une décision de justice ou pour tenter d’influencer la solution d’un litige ou le sens d’une jurisprudence. Quant au pouvoir exécutif, il doit s’abstenir de toute pression directe ou indirecte sur les juges. Car les ingérences et les interférences dans le cours de la justice, aussi blâmables que vaines le plus souvent, mettent à l’épreuve la séparation des pouvoirs et la solidité du pacte constitutionnel.

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Ce pacte qui réunit les trois pouvoirs est un acte fondateur : il est celui de la démocratie et de l’Etat de droit. Mais il est un acte fragile : sa pérennité repose sur la responsabilité de tous. Cette responsabilité, nous devons l’assumer pour préserver les valeurs et les principes que le peuple souverain s’est donnés, qui sont gravés dans nos Constitutions et que renforcent encore les engagements européens et internationaux auxquels nous participons. Ceux-ci nous rappellent que les valeurs et les principes dont les juges, en Italie comme en France et dans le reste de l’Europe, sont les gardiens, nous les partageons avec l’ensemble de l’humanité. Le Conseil d’Etat d’Italie a illustré ces valeurs et ces principes au long de sa longue et riche histoire. Il a apporté, par son rôle de juge et de conseiller indépendant, une contribution éminente à la construction de l’Etat de droit en Italie et en Europe. En ma qualité de président d’une juridiction administrative d’Europe, j’en rends témoignage et je lui exprime ma reconnaissance. Je forme aussi des vœux très chaleureux pour la poursuite de sa haute et féconde mission.

 

[1] Montesquieu, De l’esprit des lois, op. cit. ibid. p. 296.

[2] Idem, p. 301.

[3]Constitution de la République italienne, article 103