Faire des choix ? Les fonctionnaires dans l’Europe des dictatures, 1933-1948

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Allocution d’ouverture par Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, le 21 février 2013 lors du colloque sur le thème "Faire des choix ? Les fonctionnaires dans l’Europe des dictatures, 1933-1948" organisé par l’EHESS et le Conseil d’État les 21, 22 et 23 février 2013, en Sorbonne et à l’EHESS.

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Faire des choix ? Les fonctionnaires dans l’Europe des dictatures, 1933-1948.

La Sorbonne, Jeudi 21 février 2013

Allocution d’ouverture, par Jean-Marc Sauvé[i], vice-président du Conseil d’Etat

 

Monsieur le Président de la République,

Monsieur le ministre,

Monsieur le recteur,

Monsieur le président de l’Ecole des hautes études en sciences sociales,

Mesdames, Messieurs,

En juillet 2012, lors du soixante-dixième anniversaire de la rafle du Vel d'Hiv, ce tragique épisode de notre histoire perpétré par un pouvoir et des fonctionnaires français, vous avez souligné, Monsieur le Président de la République, l'importance de « transmettre la mémoire de la Shoah [...] pour témoigner auprès des nouvelles générations de ce que la barbarie est capable de faire et de ce que l'humanité peut elle-même contenir de ressources pour la vaincre ». Soixante-dix années, c’est moins que le temps d’une vie. Ce délai a permis à la recherche historique de mûrir et à la conscience civique d’opérer un salutaire retour sur soi. Il fait aussi mesurer l’effacement progressif des acteurs de ce temps. Il faut donc, inlassablement, vivifier les recherches sur ce que nous avons nommé l’Europe des dictatures, de 1933 à 1948. Témoigner, transmettre, penser ces temps troubles : tel est le but de ce colloque consacré au rôle des institutions et de leurs serviteurs en temps de crise extrême, que vous nous faites l’honneur, Monsieur le Président de la République, d’ouvrir aujourd’hui.

A cette époque, les systèmes démocratiques d’Europe continentale se sont effondrés, les Etats de droit ont été mis à terre, la violence organisée des appareils d’Etat s’est généralisée. Dans ce contexte, les grandes institutions publiques se sont affaissées, se révélant impuissantes à contenir les violations massives des droits de l’homme. Elles se sont adaptées à un ordre juridique nouveau, s’en sont accommodées, voire l’ont légitimé et soutenu. Les individus pour leur part, membres de ces institutions, ont suivi les parcours les plus variés, quelques rares exceptions faisant avec un discernement digne d’éloges le choix de la rupture, une minorité décidant de servir avec zèle le nouvel ordre, la grande majorité continuant simplement à « faire son travail », à « composer », avec la marge de manœuvre qu’elle pensait être la sienne. Servir, en ces temps extrêmes, c’était nécessairement faire des choix, fût-il celui de l’obéissance due par les fonctionnaires aux ordres et à la loi. De tout cela, il sera débattu dans les prochains jours.

L’échec de toutes les grandes institutions, qui traversent les crises avec leurs logiques et leurs pesanteurs, fut aussi celui du Conseil d’Etat. Je le dis avec l’humilité de celui qui n’a pas été confronté à ces choix dramatiques : notre institution a erré, lorsqu’elle a exercé son activité sans se distancier de buts si manifestement contraires à la tradition républicaine et aux droits fondamentaux ; elle s’est égarée, lorsqu’elle s’est montrée intransigeante dans l’application des lois d’exclusion ; elle s’est abîmée, parfois, lorsqu’elle a permis à la xénophobie et l’antisémitisme de certains de ses membres de s’exprimer. Ces points sont maintenant établis grâce aux travaux d’auteurs auxquels je veux rendre hommage : mon collègue Jean Massot, qui fut pleinement encouragé par mes prédécesseurs, les présidents Marceau Long et Renaud Denoix de Saint Marc, ainsi que des chercheurs tels que Marc Olivier Baruch, Olivier Carton, Philippe Fabre ou Danièle Lochak.

Si l’action du Conseil d’Etat comme de ses membres eut sa part d’ombre, elle ne fut pas, loin s’en faut, univoque. S’agissant des hommes, les figures de Pierre Tissier, Pierre Laroque, Michel Debré ou Alexandre Parodi forcent le respect. En ce qui concerne l’institution elle-même, celle-ci a su protéger ceux de ses membres entrés en Résistance ; bien que diminuée des nombreux collègues exclus de ses rangs, elle a maintes fois fait usage de la marge de manœuvre dont elle disposait, en prenant appui, en particulier à partir de 1942, sur ce qui allait devenir les principes généraux du droit. Il reste que, par un trop strict attachement à la loi, par un légicentrisme paradoxalement hérité de la Révolution, le Conseil d’Etat n’a pas su se donner les moyens de contourner ou d’amortir le choc des lois de l'Etat français, alors pourtant que ce régime se caractérisait par la confusion des pouvoirs exécutif et législatif et que ces lois rompaient avec nos principes les plus essentiels.

Le formalisme juridique a tôt fait de se transformer en despotisme de la loi, quand sont oubliées la séparation des pouvoirs et la garantie des droits de la personne qui fondent notre ordre juridique. Aux interrogations essentielles qui s’ensuivent sur le rôle du droit et le positionnement des serviteurs de l’Etat vis-à-vis de la norme, René Cassin répondra par l’affirmation des droits fondamentaux, source vive devant prémunir nos sociétés du risque de dessèchement et de déshumanisation du droit. Nous approfondirons ensemble ces questions.

L’ambition de ce colloque est enfin de permettre de tirer des fils, de s’interroger sur les implications présentes de la relecture de cette époque et, en particulier, de réfléchir aux conséquences des épreuves passées sur la déontologie des fonctionnaires. Il n’y a pas d’Etat sans fonction publique, ni de fonction publique sans éthique. L’exigence éthique surplombe les techniques et méthodes de l’administration : les leçons de l’histoire nous exhortent à ne pas l’oublier aujourd’hui. Dans leur rapport au politique, à la loi, à l’autorité hiérarchique, les fonctionnaires ont une responsabilité et des devoirs particuliers qui doivent se nourrir de nos expériences, même les plus douloureuses. L’obéissance hiérarchique, qui est un principe cardinal, ne saurait échapper aux questionnements: obéir, ce n’est pas se soumettre, ni renoncer à penser, ni devoir se taire ; ce principe s’assortit même, dans des cas exceptionnels, du devoir de désobéir.

C’est pour toutes ces raisons que sera organisé au long de ces deux jours un dialogue des enseignants-chercheurs avec des praticiens, des grands témoins et, in fine, des représentants de la plus jeune génération des fonctionnaires, issus de la dernière promotion de l’Ecole nationale d’administration, la promotion Marie Curie. Je remercie le recteur François Weil, ancien président de l’EHESS, et la Sorbonne de leur accueil pour cette session inaugurale, l’Ecole des hautes études en sciences sociales, avec qui la collaboration a été pleinement fructueuse, ainsi que les intervenants et toutes les personnes qui ont contribué à l’organisation de ce colloque. Je vous remercie surtout, Monsieur le Président de la République, de nous faire le grand honneur de votre présence ce soir parmi nous. Vous manifestez ainsi – et nous vous en savons gré – l’importance majeure d’une réflexion sur notre histoire, sur la fonction publique et sur l’éthique du service de l’Etat ainsi que l’attachement que vous portez à l’actualisation et la transmission de nos valeurs.

 

< ID du contenu 3307 > Lien à reprendre : > Lire l’intervention de Mireille Delmas-Marty</a>, membre de l’Institut, Professeur honoraire au Collège de France

 

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[i]Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.