La séparation des pouvoirs, l’Union européenne et le comité 255

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Intervention de Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil dÉtat, lors du 130ème anniversaire du Conseil supérieur de la magistrature sur le thème « Séparation des pouvoirs et droit de l’Union européenne », le jeudi 24 octobre 2013.

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130ème anniversaire du Conseil supérieur de la magistrature « Séparation des pouvoirs et droit de l’Union européenne » Le rôle du « comité 255 » dans la séparation des pouvoirs au sein de l’Union européenne.

Jeudi 24 octobre 2013

Intervention de Jean-Marc Sauvé[i], vice-président du Conseil d’Etat, président du comité de l’article 255 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne

Monsieur le Premier président de la Cour de cassation,

Monsieur le Procureur général près la Cour de cassation,

Monsieur le Premier avocat général près la Cour de justice de l’Union européenne,

Monsieur le Procureur général de la Cour des comptes,

Mesdames, Messieurs,

Penser la séparation des pouvoirs au sein de l’Union européenne relève presque de la gageure. Cela suppose en effet d’abandonner certains réflexes et cadres conceptuels et d’en revenir à l’idée simple selon laquelle, dans toute société démocratique, il convient que « le pouvoir arrête le pouvoir » [ii]. Cette idée trouve différentes traductions selon les époques et les systèmes juridiques. Si elle inspire traditionnellement le droit constitutionnel des Etats, elle fonde également le système juridique de l’Union européenne. Toutefois, la séparation des pouvoirs y est envisagée de manière si originale qu’il faut éviter, en la matière, de céder au « statomorphisme », c’est-à-dire à la tentation d’appliquer les grilles de lecture ordinairement utilisées dans les cadres constitutionnels nationaux.

Car, contrairement à ce qui s’observe dans la plupart des Etats, la quête d’identification d’un pouvoir législatif et d’un pouvoir exécutif se révèle vaine. Il ne faut pas s’en étonner et l’inverse reviendrait à nier les spécificités mêmes de l’ordre juridique de l’Union européenne. Le pouvoir y est en effet diffus, au point que l’on parle d’ailleurs plus volontiers de « fonctions » législatives et exécutives, partagées entre plusieurs institutions[iii] qui se limitent réciproquement et s’équilibrent mutuellement : elles agissent, selon les termes des traités, dans la limite des compétences qui leur sont conférées, et pratiquent entre elles une « coopération loyale »[iv]. Cette forme spécifique de séparation des pouvoirs « se caractérise par une dissociation marquée entre l’organe et la fonction : aucun organe n’a une fonction exclusive, aucune fonction n’est exercée par un seul organe »[v]. Elle est souvent qualifiée de « collaboration fonctionnelle »[vi] et résulte de la nécessité de permettre la représentation de plusieurs légitimités au sein de l’Union : celle des Etats membres et de leurs gouvernements au sein du Conseil de l’Union et du Conseil européen, celle des peuples au sein du Parlement européen et celle de l’intérêt général de l’Union par la Commission européenne.

Mais l’originalité de cette forme de séparation des pouvoirs résulte également de la superposition d’une séparation horizontale, entre les organes de l’Union européenne, et d’une séparation verticale, entre l’Union et les Etats membres.

Compte tenu de la spécificité de l’organisation institutionnelle et des processus de décision au sein de l’Union européenne, compte tenu également du sujet du colloque de ce jour, qui nous invite à réfléchir sur la contribution des conseils de justice à la séparation des pouvoirs, mon intervention sera consacrée à la place du pouvoir judiciaire dans ce modèle singulier d’équilibre des pouvoirs dans l’Union. Place du pouvoir judiciaire dans ce système, non pas analysée aux côtés des deux autres pouvoirs, mais bien plutôt mise en lumière d’après les traits essentiels de la fonction juridictionnelle.

Dans le système original de pouvoirs mis en place au sein de l’Union européenne, le pouvoir judiciaire apparaît en effet comme le seul qui puisse être analysé à l’aune d’une vision stricte, ou plus exactement organique, de la séparation des pouvoirs. Indépendantes et impartiales, les juridictions de l’Union contrôlent la mise en œuvre de leurs compétences par les autres pouvoirs ; elles assurent le respect du principe de légalité au sein de l’ordre juridique de l’Union et elles disposent des pouvoirs appropriés à cette fin. Ces conditions sont essentielles au bon fonctionnement comme à la légitimité de la construction européenne ; elles sont aussi essentielles pour fonder tout pouvoir judiciaire.

Ce « pouvoir » n’existait pas originellement et ne constitue pas un donné. Il s’est peu à peu construit, ce qui implique d’en analyser l’édification progressive aussi bien que l’effectivité de ses conditions d’existence.

Plus spécifiquement, il convient de souligner que l’indépendance des juridictions européennes est en tous points assurée. Mais dans un cadre où « les juges sont nommés d’un commun accord par les gouvernements des Etats membres »[vii], c’est-à-dire où le « cordon ombilical »[viii] entre les juges et les Etats demeure, certaines questions restaient néanmoins en suspens. C’est à celles-ci que tâche de répondre le comité créé par l’article 255 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne[ix], lui-même issu du traité de Lisbonne. Ce comité, depuis le début de ses travaux en mars 2010, veille à une prise en compte accrue, non seulement de l’indépendance des candidats aux fonctions de juge, mais aussi de leurs compétences et de leurs capacités. En d’autres termes, le traité interpose entre les Etats et le système juridictionnel de l’Union un lieu  d’évaluation indépendante et impartiale des aptitudes des candidats.

C’est donc progressivement qu’a émergé, au sein de l’Union européenne, un véritable « pouvoir judiciaire » (I), dont l’indépendance et la légitimité ont encore été renforcées avec la création du comité 255 (II).

 

I. L’émergence progressive d’un véritable « pouvoir judiciaire » au sein de l’Union européenne.

 

Les traités constitutifs confèrent à la Cour de justice de l’Union européenne un rôle majeur, qualifié par certains auteurs de« véritable pouvoir judiciaire », tant celui-ci contraste, en particulier, avec les solutions habituellement retenues en droit international[x].

1°) La Cour de justice de l’Union européenne est tout d’abord l’interprète authentique des traités et la gardienne, aux côtés de la Commission, de leur mise en oeuvre, puisqu’elle assure « le respect du droit dans l'interprétation et l'application des traités » [xi]. La Cour est aussi érigée par les Traités en « institution » de l’Union européenne et, à ce titre, elle concourt à la promotion des valeurs de l’Union, à la poursuite de ses objectifs et au service de ses intérêts, ainsi qu'à la cohérence, à l'efficacité et à la continuité de ses politiques et de ses actions[xii].

La Cour de justice de l’Union européenne a pour mission d’assurer le respect des textes fondateurs et, plus généralement, l’application du droit de l’Union. Elle ne dispose certes à cette fin que d’une compétence d’attribution, le juge national ayant été institué comme juge de droit commun du droit de l’Union européenne[xiii]. Mais elle a interprété largement ses compétences[xiv] afin de garantir l’existence d’une « communauté de droit »[xv], c’est-à-dire une communauté dans laquelle ni les Etats membres, ni les institutions « n’échappent au contrôle de la conformité de leurs actes à la charte constitutionnelle de base qu’est le traité »[xvi]. Sa compétence est en outre obligatoire, ce qui la distingue des autres juridictions internationales. Enfin, elle dispose des pouvoirs nécessaires pour assumer pleinement son rôle : ses arrêts sont revêtus d’un caractère exécutoire[xvii] et aussi bien les Etats membres que les institutions de l’Union sont tenus de prendre les mesures qu’exige leur exécution[xviii].

La Cour de justice de l’Union européenne joue aussi un rôle central dans le fonctionnement des institutions de l’Union en garantissant, plus généralement, le bon équilibre entre celles-ci. Par ce biais, elle s’érige en gardienne d’une vision, non de séparation stricte, mais de collaboration fonctionnelle entre les pouvoirs. Elle veille, en particulier, à ce qu’une institution n’outrepasse pas ses compétences, en empiétant sur celles d’une autre institution ou celles des Etats membres. En estimant nécessaire, dans son arrêt Les Verts c. Parlement européen [xix], le contrôle des actes de cette institution afin d’éviter qu’elle n’empiète sur les pouvoirs des autres institutions, la Cour de justice se comporte ainsi « en véritable Cour constitutionnelle chargée de veiller à l’équilibre constitutionnel au sein du système communautaire »[xx].

2°) Les traités fondateurs confient donc à la Cour de justice un rôle très important dans le fonctionnement institutionnel de l’Union européenne. Pour le mener à bien, elle a été conçue comme une institution organiquement indépendante.

Certes, d’autres institutions peuvent interférer dans son organisation. Le plus significatif est sans doute que si le statut de la Cour de justice est fixé par un protocole annexé au Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, le Parlement européen et le Conseil peuvent le modifier. De telles modifications ne peuvent toutefois intervenir que sur demande de la Cour elle-même ou sur proposition de la Commission et après consultation de la Cour[xxi]. Certains éléments essentiels, relatifs au statut des juges et des avocats généraux, échappent en outre à toute possibilité de modification autrement que par la voie de l’amendement des traités : l’indépendance et l’impartialité de la Cour de justice et de ses membres sont ainsi pleinement garanties[xxii].

Les interférences d’autres institutions dans le fonctionnement de la Cour de justice peuvent ne pas être marginales : il suffit de penser, par exemple, à la possibilité de créer des tribunaux spécialisés[xxiii]. Elles demeurent toutefois toujours en dehors de la sphère juridictionnelle, c’est-à-dire de l’activité juridictionnelle à proprement parler.

La question de la nomination des juges de l’Union et du renouvellement de leur mandat constitue une autre sphère d’interférence, entre les Etats membres et les juridictions, sur laquelle je reviendrai.

Ces interférences ne mettent pas en danger la Cour de justice qui demeure, dans sa fonction juridictionnelle, pleinement indépendante et dispose des moyens nécessaires pour assurer la mission centrale qui lui est confiée. Les juges européens ont de surcroît pleinement assumé les prérogatives que leur confiaient les traités. Plus encore, ils ont dessiné, par construction jurisprudentielle, les contours d’une juridiction bénéficiant non seulement d’une autonomie renforcée, mais également d’une autorité incontestée.

3°) La Cour de justice s’est en effet érigée en « moteur de l’intégration européenne » [xxiv]. De manière prétorienne, elle a façonné, au-delà de ce qui pouvait être initialement attendu, « l’ordre juridique propre » [xxv] de l’Union européenne autour d’une idée-force, celle de l’approfondissement de l’intégration européenne.

La Cour de justice a ainsi, tout d’abord, profondément redéfini la façon dont est conçue la séparation verticale des pouvoirs, c’est-à-dire celle qui prévaut entre les Etats membres et l’Union européenne, dans le sens d’une intégration européenne sans cesse plus poussée. Les deux pierres angulaires en sont, bien entendu, l’effet direct et la primauté. Avec l’effet direct, la Cour reconnaît que si le droit de l’Union crée des charges dans le chef des particuliers, il engendre surtout « des droits qui entrent dans leur patrimoine juridique »[xxvi]. Les particuliers, en invoquant les droits qui leur sont conférés au cours d’un litige, deviennent comme des « agents auxiliaires de la Communauté », selon l’expression de Robert Lecourt[xxvii], qui permettent de faire prévaloir le droit de l’Union, même contre la volonté des Etats. Outre l’effet direct, la Cour de justice a aussi affirmé la primauté du droit de l’Union, qu’il soit primaire ou secondaire, sur le droit interne des Etats membres. Cette création jurisprudentielle, si audacieuse qu’elle fit l’effet d’un séisme, est acceptée et assumée, même si son articulation avec les normes constitutionnelles de certains Etats membres fait parfois débat, encore en 2013.

La Cour de justice, assumant un rôle de Cour suprême, s’est en outre inscrite comme la garante d’un équilibre institutionnel complexe. Elle l’a fait, tout d’abord, en affermissant les compétences de l’Union, notamment grâce à la théorie des compétences implicites : retenant une méthode téléologique d’interprétation des textes, selon laquelle les objectifs et buts fixés par les traités doivent servir d’inspiration, elle a permis d’étendre les compétences de l’Union[xxviii]. Elle l’a surtout fait, dans le silence des traités, en faisant émerger les principes généraux du droit de l’Union européenne et en construisant, sur cette base, un véritable système de protection des droits fondamentaux. La valeur normative de ces droits est éminente : le principe selon lequel tous les actes de l’Union doivent respecter les droits fondamentaux figure, selon sa jurisprudence, au nombre des « principes constitutionnels » reconnus par les traités[xxix] et la Charte des droits fondamentaux est désormais « érigée en instrument incontournable du contrôle de légalité »[xxx]. L’action de l’Union et de ses Etats dans le champ de l’Union est donc entièrement soumise au respect de ces droits, sous le contrôle de la Cour de justice.

C’est ainsi que, pour faire écho à l’intervention que vient de faire M. Vincent Berger, ancien jurisconsulte de la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour de justice de l’Union a pu censurer, pour discrimination fondée sur l’âge, l’abaissement drastique de la limite d’âge des juges de la République de Hongrie, à contre-courant complet du relèvement des limites d’âge dans ce pays[xxxi]. Ce faisant, la Cour a apporté indirectement une éminente contribution à la sauvegarde de l’indépendance de la justice et de la séparation des pouvoirs en Hongrie.

En prenant appui sur les textes existants pour s’ériger en véritable Cour suprême, en jouant le rôle de moteur de l’intégration européenne et de promoteur des droits fondamentaux, la Cour de justice de l’Union européenne s’est pas à pas construite comme un « pouvoir » à part entière dans les institutions de l’Union européenne. Dans ce cadre, demeurait un angle mort : la nomination des juges de l’Union d’un commun accord par les gouvernements des Etats membres. Le comité de l’article 255 du TFUE a été conçu comme un moyen d’y répondre et, par conséquent, de contribuer à affermir la place d’un pouvoir judiciaire indépendant et impartial dans l’Union européenne.

 

II. Le comité 255 renforce encore l’indépendance et la légitimité du pouvoir judiciaire au sein de l’Union européenne.

Afin de présenter brièvement le comité 255 et ses apports dans l’affermissement du pouvoir judiciaire au sein de l’Union européenne, j’évoquerai la composition de ce comité, son fonctionnement, son rôle et les évolutions éventuelles de celui-ci. Mais tout d’abord, et pour donner un peu de perspective, il faut brièvement répondre à une première interrogation.

1°) En matière de nomination des juges, d’où venait-on ? Le système qui a existé jusqu’à l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne reposait exclusivement, dans son principe mais aussi sa mise en œuvre, sur la confiance mutuelle. Chaque Etat, au moment de la nomination d’un juge, était porté à faire confiance à l’Etat présentant le candidat et, dans les faits, il s’interdisait de porter une appréciation négative sur sa proposition. Si, en droit, les nominations procédaient d’un commun accord des gouvernements des Etats membres, tout se passait en définitive comme si la nomination d’un juge dépendait uniquement de la volonté d’un seul gouvernement, celui de l’Etat membre de qui émanait la proposition.

De ce système, le principe de la nomination d’un commun accord par les gouvernements des Etats membres a été conservé. En revanche, a été prévue la consultation d’un comité qui donne un avis, favorable ou défavorable, sur l’adéquation du candidat proposé à l’exercice des fonctions auxquelles il postule, pour éclairer le choix des gouvernements des Etats, avant que ceux-ci ne procèdent à la nomination.

2°) Comment ce comité est-il composé ? Il compte sept membres. Ceux-ci sont choisis, aux termes du Traité, parmi d’anciens membres de la Cour de justice et du Tribunal de l’Union, au nombre de deux dans le comité actuel,  parmi les membres des juridictions nationales suprêmes ou les juristes possédant des compétences notoires. Les membres du comité sont nommés par le Conseil des ministres de l’Union, l’un sur proposition du Parlement européen, les six autres sur proposition du président de la Cour de justice.

Tel que le comité a été institué par le TFUE et la décision du Conseil de l’Union relative à ses règles de fonctionnement du 25 février 2010, et tel qu’il a été composé lors de son premier mandat (2010-2014)[xxxii], avec des membres originaires de toutes les régions d’Europe, le comité a disposé d’une connaissance approfondie des systèmes juridiques des Etats membres, comme des missions, enjeux et conditions concrètes de fonctionnement des juridictions européennes et nationales. Cette diversité et cette représentativité ont constitué un atout précieux pour l’exercice de sa mission, comme l’ont été les compétences et les expériences propres de ses membres.

3°) Comment fonctionne le comité 255 ?

Le comité est chargé d’émettre un avis, qui est motivé, à destination des gouvernements des Etats membres, sur l’adéquation d’une candidature à des fonctions spécifiques, celles de juge ou d’avocat général à la Cour de justice, ou celles de juge au Tribunal de l’Union européenne.

A cette fin, le comité met en œuvre une procédure qui permet un examen approfondi des candidatures. Il dispose, en particulier, de pouvoirs d’instruction lui permettant de remplir pleinement sa mission. Principalement, il demande aux gouvernements la transmission d’explications quant à la procédure nationale de sélection du candidat et quant aux motivations de sa proposition. Les dossiers de candidatures doivent en outre comporter, en plus d’un curriculum vitae, la liste des publications des candidats ou de certaines de celles-ci et une lettre de motivation. Le comité se réserve également de prendre en considération toute information publiquement disponible ou qui lui serait soumise, après avoir, le cas échéant, procédé à un débat contradictoire avec le candidat et /ou l’Etat qui l’a présenté.

Le point-clé de l’instruction menée par le comité est une audition non publique dont le comité a fixé la durée à une heure, qui fait une large place aux questions posées par ses membres. Cet exercice est indispensable pour que le comité se forge, au-delà des pièces du dossier, une conviction sur l’aptitude du candidat à exercer les fonctions auxquelles il postule. Aux termes des règles de fonctionnement du comité, une telle audition n’a toutefois lieu que pour les nouveaux candidats et non pour les juges sollicitant le renouvellement de leur mandat.

Outre ses méthodes de travail et conditions pratiques de fonctionnement, le comité, se fondant sur les stipulations du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, a été conduit à préciser les critères d’évaluation des candidats. L’examen de deux critères – celui des capacités juridiques et celui de l’expérience professionnelle (niveau, durée, diversité) du candidat – permet au comité d’apprécier si celui-ci dispose des capacités nécessaires pour exercer de hautes ou de très hautes fonctions juridictionnelles ou si ses capacités en font un jurisconsulte présentant des compétences notoires, au sens des dispositions des articles 253 et 254 du TFUE. Le comité examine aussi l’aptitude du candidat à exercer les fonctions de juge ainsi que ses connaissances linguistiques et sa capacité à travailler dans un environnement multinational dans lequel sont représentées plusieurs traditions juridiques. Le comité porte enfin une attention particulière aux garanties d’indépendance et d’impartialité offertes par le candidat.

En précisant chacun de ces critères, qui résultent directement du TFUE ou qui s’en déduisent, et en veillant à l’évaluation effective des candidatures à l’aune de ceux-ci, le comité s’est attaché, par touches discrètes, à dessiner le portrait de ce que doit être un bon juge et, en particulier, un bon juge de l’Union européenne. Il l’a fait avec une très vive conscience de la responsabilité qui lui incombait vis-à-vis du système juridique de l’Union et dans un réel consensus sur l’exercice de sa mission, qui a sans peine transcendé les différences de nationalité, de culture, de systèmes juridiques et d’expériences professionnelles de ses membres. Ce consensus, profond et non pas minimaliste, s’est manifesté aussi bien dans la définition des critères d’examen des candidatures que, sauf rare exception, dans l’évaluation concrète des candidats.

4°) Comment évaluer le rôle du comité 255 ?

Il faut bien saisir, en premier lieu, que le rôle du comité est limité. Celui-ci, en particulier, n’a vocation à se substituer aux Etats membres, ni dans la présentation des candidats, ni dans la nomination des juges. La première appartient à chaque Etat pris séparément. La seconde leur incombe collectivement. Le comité ne se prononce pas non plus sur le choix des Etats de ne pas renouveler le mandat d’un juge arrivant à expiration. En outre, il n’émet qu’un simple avis, non contraignant pour les Etats. Cet avis porte, en l’état actuel des textes, sur une seule candidature par poste à pourvoir : le comité ne dispose par conséquent pas d’une quelconque possibilité de classer des candidatures multiples. Enfin, l’avis rendu n’est pas public. Cette absence de publicité résulte aussi bien des règles de fonctionnement du comité que des normes de l’Union en matière de protection des données personnelles qui, telles qu’interprétées par la Cour de justice, rendraient très problématique une plus grande transparence des travaux du comité.

Il serait toutefois erroné de déduire de l’absence de publicité des avis et de leur nature simplement consultative que ceux-ci n’ont qu’une influence réduite. Ces avis sont tout d’abord revêtus d’une certaine autorité morale qui, au fil des ans, est probablement devenue une autorité morale certaine. Mais surtout, l’absence de force contraignante des avis est largement compensée par l’architecture du processus de nomination. Le principe étant celui de la nomination d’un commun accord, c’est-à-dire à l’unanimité, il faut et il suffit qu’un seul Etat s’oppose à une nomination pour qu’il y soit fait échec. Par conséquent, il faudrait, pour passer outre à un avis défavorable du comité, que la totalité des Etats s’accorde pour ce faire. Une telle unanimité ne s’est bien sûr jamais rencontrée pour prendre une direction opposée à celle proposée par le comité [xxxiia], en particulier chaque fois que son avis a été défavorable, ce qui a été le cas pour 22 % des nouvelles candidatures. Et l’on mesure qu’il serait extrêmement difficile qu’il en aille ainsi. Le mécanisme de nomination des juges de l’Union confère donc une force particulière aux avis du comité, qui aurait été beaucoup plus réduite si, après avis du comité, les juges avaient été nommés ou élus par le Conseil ou le Parlement européen à la majorité. En d’autres termes, la procédure suivie confère aux avis du comité une force comparable à celle d’un avis conforme.

Le comité 255, auquel le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne a reconnu un rôle en apparence limité, a donc permis d’ouvrir une brèche majeure dans le dispositif qui a prévalu jusqu’au 1er décembre 2009, selon lequel les Etats membres de l’Union étaient seuls responsables de la nomination des juges. En permettant de renforcer les garanties d’impartialité et d’indépendance dans le processus de nomination, en contrôlant l’adéquation des compétences des candidats à l’exercice des fonctions de juge de l’Union, le comité contribue à affermir l’autorité et l’indépendance des juridictions de l’Union comme leur légitimité. Il œuvre ainsi, à son échelle, en faveur du renforcement de la séparation des pouvoirs au sein de l’Union. La situation antérieure exposait en effet à un risque de critique sur les capacités ou sur les motifs réels de la présentation de certains candidats, tous appelés à devenir juges sans aucun filtrage ni aucune évaluation impartiale, du moins au niveau de l’Union européenne. Ce risque, fût-il purement virtuel, était de nature à jeter une ombre sur le système juridictionnel de l’Union. L’action du comité 255 permet de le réduire considérablement. Certes, un autre risque n’a pas totalement disparu : celui qu’un Etat membre s’oppose au renouvellement du mandat d’un juge pour de pures raisons politiques ou de convenance qui, au demeurant, n’ont pas à être exposées. Ce problème réel ne peut être surmonté par le comité, même si, dans les faits, il a pu arriver que l’avis défavorable émis sur une nouvelle candidature, jugée sans doute plus idoine par un Etat membre que celle du juge sortant, conduise finalement cet Etat à revenir sur son projet initial de non renouvellement.Une réponse durable à cette difficulté pourrait résider dans l’allongement de la durée du mandat – qui pourrait passer de 6 à 12 ans, par exemple – assorti de son non renouvellement.

5°) Le rôle du comité est-il amené à évoluer ?

Deux évolutions principales pourraient, à terme plus ou moins rapproché, avoir une incidence sur le rôle du comité 255.

La première est l’augmentation du nombre des juges du Tribunal de l’Union européenne. Cette évolution, évoquée depuis plusieurs années, pourrait conduire, en fonction des modalités retenues, à ce que la nomination des juges additionnels soit prononcée à l’issue d’une procédure fondée sur un appel public à candidatures et l’évaluation du mérite des candidats, car chaque Etat pourrait difficilement dans ce scénario disposer d’un juge supplémentaire. Le comité pourrait dès lors se voir confier un rôle d’évaluation et de classement de candidats en fonction de leurs compétences et de leurs capacités.

La seconde évolution notable résulterait, à la suite de l’adhésion de l’Union européenne à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, de la nécessité de désigner un juge de l’Union comme membre de la Cour européenne des droits de l’homme. Là aussi, le rôle du comité pourrait être de proposer, après un appel à candidatures et une évaluation de celles-ci, un classement qui se fonderait essentiellement sur le mérite et qui permettrait aux gouvernements des Etats membres de dresser la liste de trois noms qui est requise dans le cadre du processus de sélection des juges de Strasbourg.

Ces deux évolutions reviendraient, en définitive, à renforcer le rôle joué par le comité 255 dans l’affermissement de l’indépendance et de la légitimité du pouvoir judiciaire au sein de l’Union européenne.

***

Il est quelque peu paradoxal de constater, plus d’un demi-siècle après la création de la Cour de justice des Communautés européennes, qu’une « heureuse contingence historique »[xxxiii] a conduit à l’émergence d’un véritable pouvoir judiciaire au sein de l’Union européenne. Il n’était en effet pas prévu, lors des prémices de la construction européenne, de doter l’organisation commune d’une quelconque organisation juridictionnelle propre : les ébauches de la déclaration Schuman du 9 mai 1950 ont d’abord envisagé le recours à la Cour internationale de justice et la déclaration elle-même se bornait à mentionner que devraient être prises des « dispositions appropriées [pour assurer] les voies de recours nécessaires contre les décisions de la Haute Autorité »[xxxiv]. Rapidement toutefois, le choix fut fait de confier à une juridiction propre et autonome le jugement des litiges relatifs à la CECA puis autres aux Communautés européennes. C’est ainsi qu’est née la Cour de justice de des Communautés.

Cette naissance presque accidentelle ne laissait pas présager l’émergence rapide et la consolidation progressive d’un pouvoir judiciaire au sein de l’Union européenne : l’indépendance comme l’impartialité des juridictions européennes ne peuvent aujourd’hui être mises en doute ; les juridictions de l’Union remplissent des missions fondamentales au service du maintien et du perfectionnement d’une communauté de droit et elles disposent, pour ce faire, de pouvoirs les plus étendus.

Le comité 255, sorte de conseil supérieur de justice light ou a minima, n’a pas révolutionné cette construction : il n’en a ni le mandat, ni les moyens, ni les pouvoirs. Il exerce toutefois pleinement la responsabilité qui lui incombe et il contribue, dans les limites de son office, à affermir l’indépendance et la légitimité des juridictions européennes dans la séparation horizontale et verticale des pouvoirs au sein de l’Union. L’action du comité porte donc bien plus loin que la modestie apparente de ses pouvoirs ne le laisserait supposer.

[i]Texte écrit en collaboration avec M. Olivier Fuchs, conseiller de tribunal administratif et de cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.

[ii]Montesquieu, De l’esprit des lois, Livre XI, chapitre IV, 1748 : « C'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser (...) Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».

[iii]Aux termes de l’article 13 du Traité sur l’Union européenne, les institutions de l'Union sont : le Parlement européen, le Conseil européen, le Conseil, la Commission européenne, la Cour de justice de l'Union européenne, la Banque centrale européenne, la Cour des comptes.

[iv]Article 13 al. 2 TUE : « Chaque institution agit dans les limites des attributions qui lui sont conférées dans les traités, conformément aux procédures, conditions et fins prévues par ceux-ci. Les institutions pratiquent entre elles une coopération loyale ».

[v]D. Simon, Le système juridique communautaire, PUF, 1998, p. 116.

[vi]H. Oberdorff, « La séparation des pouvoirs », in J.-B. Auby (dir.), L’influence du droit européen sur les catégories du droit public, Dalloz, 2010, p. 185.

[vii]Article 19§1 du Traité sur l’Union européenne.

[viii]T. Georgopoulos, « La doctrine de séparation des pouvoirs dans le système institutionnel de l’Union européenne », in A. Pariente (dir.), La séparation des pouvoirs ; théorie contestée et pratique renouvelée, p. 104.

[ix]Ce comité sera dans la suite de ce texte dénommé comité 255.

[x]Ainsi, la Cour internationale de justice ne serait pour sa part qu’un simple « organe judiciaire » (G. Isaac et M. Blanquet, Droit général de l'Union européenne, Sirey, 10e éd., 2012, p. 349.

[xi]Article 19 TUE.

[xii]Aux termes de l’article 13 du Traité sur l’Union européenne, les institutions de l'Union sont : le Parlement européen, le Conseil européen, le Conseil, la Commission européenne, la Cour de justice de l'Union européenne, la Banque centrale européenne, la Cour des comptes.

[xiii]Ce qui découle notamment de CJUE, 9 mars 1978, Simmenthal, aff. 106/77.

[xiv]Sur ces points, voir J.-P. Jacqué, Droit institutionnel de l’Union européenne, Dalloz, 2012, p. 395 ; voir également ci-dessous.

[xv]CJUE, 23 avril 1986, Les Verts c. Parlement européen, aff. 294/83.

[xvi]Même arrêt.

[xvii]Article 280 TFUE.

[xviii]Articles 260 et 266 TFUE.

[xix]CJUE, 23 avril 1986, précité.

[xx]M. Karpenschif, C. Nourissat, Les grands arrêts de la jurisprudence de l’Union européenne, PUF, Thémis, 1ère éd., 2010, p. 123.

[xxi]Même article.

[xxii]Article 281 TFUE.

[xxiii]Création par le Parlement européen et le Conseil, conformément à la procédure législative ordinaire, sur proposition de la Commission et après consultation de la Cour de justice ou sur demande de la Cour de justice et après consultation de la Commission (article 257 TUE).

[xxiv]E. von Bardeleben, F. Donnat, D. Siritzky, La Cour de justice de l’Union européenne et le droit du contentieux européen, La documentation française, 2012, p. 57.

[xxv]CJUE, 15 juillet 1964, Costa c. ENEL, aff. 6/64.

[xxvi]CJCE, 5 février 1963, Van Gend en Loos, aff. 26/62.

[xxvii]R. Lecourt, L’Europe des juges, Bruylant, 1976.

[xxviii]Voir en particulier CJCE, 31 mars 1971, Commission c. Conseil dit AETR, aff. 22/70 ; CJCE, 13 septembre 2005, Commission c. Conseil, aff. C-176/03.

[xxix]CJCE, 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat International Foundation, C-402/05 P et C-415/05 P.

[xxx]CJUE, 1er mars 2011, Association belge des consommateurs test-achats ASBL, aff. C-236/09 ; L. Burgorgue-Larsen, « Quand la CJUE prend au sérieux la Charte des droits fondamentaux, le droit de l’Union est déclaré invalide », AJDA, 2011, p. 969.

[xxxi]CJUE, 6 novembre 2012, Commission c. Hongrie, aff. C-286/12. La Cour constitutionnelle de Hongrie avait aussi de son côté, par sa décision n°33/2012 du 16 juillet 2012, censuré la loi abaissant la limite d'âge des juges, au motif qu'elle portait atteinte à l'inamovibilité et l'indépendance des juges.

[xxxii]Décision 2010/125/UE du Conseil du 25 février 2010 portant désignation des membres du comité prévu à l’article 255 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

[xxxiia] Lorsqu'un avis défavorable a été émis, les candidatures présentées ont en règle générale été retirées par les Etats qui les avaient présentées. Dans un cas, les Etats réunis en conférence intergouvernementale ont constaté l'absence de consensus sur la candidature présentée.

[xxxiii]E. von Bardeleben, F. Donnat, D. Siritzky, op. cit., p. 9.

[xxxiv]Ibid.