Discours

Le Conseil d'Etat en France et en Colombie : perspective comparée

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État
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Introduction de Jean-Marc Sauvé lors du séminaire franco-colombien du 9 novembre 2017

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Séminaire franco-colombien

Conseil d’État, Jeudi 9 novembre 2017

Introduction de Jean-Marc Sauvé[1], vice-président du Conseil d’État de France

 

Monsieur le vice-président du Conseil d’État de Colombie,

Monsieur l’ambassadeur,

Monsieur le directeur de l’École nationale d’administration,

Mesdames et Messieurs les professeurs,

Chers collègues conseillers d’État de Colombie et de France,

Mesdames et Messieurs,

Je suis heureux de vous accueillir aujourd’hui au Conseil d’État pour la première journée de ce colloque consacré aux liens juridiques et administratifs entre la France et la Colombie, alors que depuis juin 2017 nous célébrons en France, au titre des années croisées, l’année France-Colombie.

Sur le plan juridique, les liens qui unissent la France et la Colombie sont anciens, profonds et durables. Nos deux pays ont fait le choix d’une organisation similaire de la justice administrative avec l’institution d’un Conseil d’État doté d’une double fonction juridictionnelle et consultative. Le Conseil d’État français, créé dans le prolongement du Conseil du Roi, avait été chargé par la Constitution de l’an VIII[2] (1799) de préparer les projets de loi et de règlement et de « résoudre les difficultés qui s’élèvent en matière administrative », c’est-à-dire de proposer au Gouvernement une solution aux litiges entre les citoyens et l’État. Cette double fonction s’est maintenue et elle me paraît aujourd’hui plus pertinente et nécessaire que jamais. Le Conseil d’État de Colombie fut quant à lui créé, le 30 octobre 1817, par Simon Bolivar qui avait été très marqué par l’épopée napoléonienne et y avait trouvé une source d’inspiration féconde[3]. Cette institution, d’abord limitée à des fonctions consultatives, s’est ensuite vu reconnaître la compétence de juge administratif pour la première fois par la Constitution de 1886. Après sa suppression en 1905, le Conseil d’État de Colombie a été définitivement rétabli comme corps suprême consultatif du Gouvernement et Tribunal suprême du contentieux administratif à compter de l’acte législatif n° 10 de 1914 et la Constitution de 1991 l’a confirmé et renforcé dans cette mission.

L’attachement marqué par les Conseils d’État de France et de Colombie à leur modèle propre et au dualisme fonctionnel qui le caractérise résulte sans aucun doute de la capacité de ce modèle à concourir efficacement à la poursuite de l’intérêt général et à la protection de l’État de droit. Par leur double fonction, nos institutions exercent un double contrôle sur l’action de la puissance publique. Un contrôle préventif par les avis consultatifs rendus sur les projets de texte du Gouvernement ou du Parlement et destinés à garantir le respect de la hiérarchie des normes juridiques et à éviter qu’il ne soit porté atteinte à des principes constitutionnels et conventionnels qui sont à la racine de l’État de droit. Un contrôle curatif en tant que juge de l’action de l’administration. A ce double titre, le juge administratif recherche avec constance l’équilibre le plus juste entre la protection des libertés et des droits fondamentaux et la promotion de l’intérêt général qui est, avec la défense des libertés, la « clé de voûte » de nos systèmes juridiques. Notre double fonction – consultative et juridictionnelle – nous permet ainsi de juger avec l’expérience de l’administrateur et de conseiller avec la sûreté et l’autorité du juge.

Par l’exercice de leurs compétences, nos deux institutions manifestent qu’elles sont concrètement au service de nos concitoyens et de l’intérêt général. Par nos avis et nos arrêts, nous œuvrons et devons continuer à œuvrer, dans nos pays respectifs, comme repères, guides et gardiens des principes fondamentaux du pacte social afin de corriger les illégalités et de soumettre l’administration au droit, mais aussi d’éclairer et de contribuer à régler les questions nouvelles qui émergent et qui sont parfois sources de tension, de division ou de clivage dans nos sociétés. Dans les périodes de transformation politique, économique, sociale ou institutionnelle, comme celles que nous vivons en ce moment dans nos deux pays, les Conseils d’État de France et de Colombie doivent honorer les responsabilités qui leur incombent comme conseillers du Gouvernement et du Parlement et comme juges de l’administration. Les missions d’un Conseil d’État vont en effet bien au-delà de la réception et du traitement de requêtes et de demandes d’avis. Il n’a pas seulement à gérer, même si c’est important, des délais, des stocks et des flux d’affaires. Il lui appartient aussi d’être à l’écoute du corps social, d’ouvrir la voie aux évolutions nécessaires et de les accompagner en contribuant à réguler les grands débats qui traversent, et parfois divisent, la société. Récemment, le Conseil d’État de France a ainsi contribué à éclairer quelques débats– par exemple sur le port de signes religieux dans l’espace ou les services publics, sur la bioéthique ou sur la fin de vie. Il a réaffirmé les équilibres entre la protection des droits et des libertés et la sauvegarde de l’intérêt général et de l’ordre public. Les mutations économiques et sociales actuelles appellent aussi la construction de nouveaux modes de gouvernance que le Conseil d’État entend accompagner. Sa jurisprudence en matière de droit souple[4] et de régulation économique, de même que ses études sur « Le numérique et les droits fondamentaux » en 2014[5], « L’action économique des personnes publiques » en 2015[6] et, cette année, sur « Puissance publique et plateformes numériques », s’inscrivent résolument dans cette perspective.

Le Conseil d’État doit aussi rester le gardien des principes qui sont au fondement de notre pacte social. La séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, la liberté, la dignité humaine et l’égalité devant la loi sont au cœur de la tradition constitutionnelle qu’il doit garantir, comme conseiller des pouvoirs publics et comme juge. C’est le sens de l’essor des « principes généraux du droit » révélés par le juge administratif au sortir de la Seconde guerre mondiale et du régime de Vichy et dont le respect s’impose à l’administration même sans texte[7]. Le Conseil d’État lors n’a depuis lors cessé d’approfondir et d’étendre son contrôle de légalité des actes administratifs et la responsabilité de l’État. Il l’a encore montré, à l’occasion de la crise terroriste actuelle, en instaurant un triple contrôle du caractère nécessaire, adapté et proportionné des mesures intrusives ou restrictives de liberté – comme les assignations à résidence[8], les fermetures de lieux de culte ou de réunion, les interdictions de résider ou de circuler, ou encore les perquisitions administratives[9].

Le Conseil d’État de Colombie n’a lui non plus jamais renoncé à jouer le rôle de garant de l’État de droit et, selon sa devise, de juge, de guide et de contrôleur,  y compris lors d’un conflit armé. Son rôle actif dans la mise en œuvre du processus de paix en cours en Colombie renforce encore la pertinence de mon propos. Par ses décisions et ses avis, il garantit la permanence de l’État de droit et l’équilibre du processus de recherche de la vérité, de réconciliation et de réparation, en particulier dans la période présente de transition politique.

Nos deux institutions sont nées d’une histoire et d’une inspiration communes. Elles ont entretenu, de très longue date, des liens étroits et elles ont poursuivi, par un dialogue approfondi, des échanges sur leurs expériences consultatives et juridictionnelles respectives. Je suis à cet égard très attaché au dynamisme des relations personnelles et institutionnelles nouées entre le Conseil d’État de France et beaucoup de juridictions homologues du monde. Outre les associations internationales qui nous réunissent – je pense en particulier à l’Association internationale des hautes juridictions administratives (AIHJA) dont la Colombie a accueilli le congrès à Carthagène en 2013 –, nous entretenons de solides relations bilatérales, assises sur des rencontres régulières – j’étais en Colombie la semaine dernière à l’occasion du bicentenaire du Conseil d’État de Colombie – qui nous permettent d’échanger et de débattre de nos procédures, de nos organisations respectives et de notre jurisprudence. Ces partenariats sont très précieux à mes yeux, car en confrontant nos méthodes de travail et nos jurisprudences et en développant l’accueil réciproque des membres de nos institutions, nous contribuons à nous renforcer mutuellement et à perfectionner le fonctionnement des justices administratives pour le rendre plus efficace et plus performant.

C’est donc avec un grand plaisir que j’accueille aujourd’hui ce colloque qui est l’occasion de discuter de la coopération entre nos deux pays. Ces deux jours de communications et de débats doivent permettre d’échanger sur le modèle de Conseil d’État que nous partageons, sur certains aspects de droit privé dans les échanges entre la France et la Colombie, sur les défis de l’administration publique dans nos deux pays et sur les perspectives du Conseil d’État de Colombie que le président Santos a d’ailleurs évoquées lors de son intervention du 2 novembre dernier en clôture des Rencontres de son bicentenaire. Ces réflexions partagées sont essentielles pour que la justice administrative, quelle que soit son organisation, continue à accomplir, en Europe, comme dans le reste du monde, sa mission première : assurer un contrôle efficace, approfondi et, en même temps, pragmatique de l’action de l’administration.

Je remercie les organisateurs de ce beau colloque qui marque une étape nouvelle et bienvenue dans les relations juridiques franco-colombiennes. Je forme le vœu qu’il tienne toutes ses promesses et nous permette de progresser dans notre connaissance mutuelle et dans le meilleur accomplissement de nos missions communes.

 

 

[1] Texte écrit en collaboration avec Sarah Houllier, magistrat administratif, chargée de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.

[2] Article 52 de la Constitution du 22 frimaire an VIII.

[3] M. Pochard et W. Zambrano, Le Conseil d’État en Colombie et en France. La protection de l’État de droit, L’Harmattan, 2009,p. 13.

[4] CE Ass., 21 mars 2016, Société Fairvesta International Gmbh, n° 368082 et CE Ass., 21 mars 2016, Société NC Numéricable, n° 390023.

[5] Conseil d’État, Le numérique et les droits fondamentaux, étude annuelle 2014, La documentation française.

[6] Conseil d’État, L’action économique des personnes publiques, étude annuelle 2015, La documentation française.

[7] L’expression apparaît la première fois dans la décision CE Ass., 26 octobre 1945, Sieur Aramu, Rec. 213.

[8] CE Sect., 11 décembre 2015, M. Domenjoud, n° 395009.

[9]CE Ass. Avis, 6 juillet 2016, M. Napol et M. Thomas, n° 398234 et 399135.