Le contrôle de l’administration pénitentiaire par le juge administratif

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Institut d’études judiciaires de l’Université de Lille II - Intervention de Jean-Marc SauvéVice-président du Conseil d’Etat

> Discours en deux parties - Lire la suite

La vie pénitentiaire dans notre pays a été marquée par deux grands cycles de réforme et d'humanisation.

Le premier s'est amorcé, dans le contexte et avec les moyens de l'époque, après la Libération. Il est inséparable de l'expérience qu'avaient faites les nouvelles élites politiques issues de la Résistance à la fois du droit pénal et de la détention. Une nouvelle philosophie du droit et de la responsabilité pénale, comme de la peine, a alors émergé. Elle a dans une certaine mesure influencé le régime pénitentiaire qui a commencé à prendre en compte les exigences de la réinsertion.

Un nouveau cycle s'est engagé il y a une quinzaine d'années. Non point que les établissements pénitentiaires aient vécu près d'un demi-siècle d'immobilité : il se sont en effet profondément transformés, d'abord pour faire face à la croissance spectaculaire de la population carcérale qui, après avoir atteint un point bas à moins de 30 000 dans les années 70, n'a cessé depuis lors d'augmenter pour atteindre près de 63 000 personnes([1]) le 1er février dernier, le taux de détention dans notre pays -105 détenus pour 100 000 habitants- étant comparable à celui de l'Allemagne et de l'Italie et très inférieur à celui de l'Espagne et du Royaume-Uni. Mais les capacités d'accueil n'ont jamais pu rejoindre l'effectif de la population carcérale, d'où un constant encombrement de nos prisons.

Ensuite le parc pénitentiaire, dont l'ossature remontait au XIXème siècle, a été profondément rénové avec des tâtonnements architecturaux ponctués d'échecs et de réussites. Enfin, le régime carcéral s'est transformé dans le sens de l'affirmation des droits et de la dignité des détenus : peuvent à cet égard être cités le vote par procuration instauré en 1975 pour les détenus jouissant de leurs droits civiques ou l'allègement des contraintes de la vie carcérale par le décret du 28 janvier 1983, en passant par la reconnaissance du droit aux activités culturelles, sportives ou de loisirs ou par la refondation du système de santé pénitentiaire désormais intégré dans le système de santé de droit commun.

Ces réformes ont toutefois été marquées, dans les années 70 et surtout 80, par de violentes polémiques qui se sont fortement atténuées, sinon éteintes, depuis une quinzaine d'années.

Un nouveau cycle s'est donc ouvert dans la vie pénitentiaire. Il est marqué par l'intérêt que le public porte, de manière désormais beaucoup plus consensuelle, aux questions et aux enjeux pénitentiaires. Il se traduit par un engagement renouvelé des pouvoirs publics ‑Gouvernement et Parlement- sur ces sujets : c'est ainsi qu'un rapport a été fait par le Premier président Canivet en juillet 1999 sur le contrôle extérieur des établissements pénitentiaires : en est issue la création par la loi du 30 octobre 2007 d'un « contrôleur général des lieux de privation de liberté [...] chargé, sans préjudice des prérogatives que la loi attribue aux autorités juridictionnelles, de contrôler les conditions de prise en charge et de transfèrement des personnes privées de liberté, afin de s'assurer du respect de leurs droits fondamentaux »([2]).

Les assemblées parlementaires ont de leur côté effectué plusieurs enquêtes sur la vie pénitentiaire. La loi et le décret ont reconnu aux détenus de nouveaux droits procéduraux avec le décret du 2 avril 1996 qui a redéfini le régime disciplinaire des détenus, puis l'article 24 de la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations qui a refondé les droits de la défense en milieu pénitentiaire et débouché sur plusieurs décrets importants([3]).

L'intérêt nouveau porté aux questions pénitentiaires, qui s'inscrit dans un projet jadis préconisé par Jean Favard et désormais largement partagé de passage d'un statut de « détenu‑sujet » à un statut de « détenu-citoyen », a été également très soutenu par les instances européennes. Le Conseil de l'Europe a ainsi adopté dès 1973 des « règles pénitentiaires européennes » destinées à promouvoir des standards de détention communs et protecteurs, qui ont été révisées en 1987 et qui ont fait l'objet d'une recommandation du comité des ministres le 11 janvier 2006([4]). Le « Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants » effectue de son côté des enquêtes régulières en milieu pénitentiaire, dont la première dans notre pays a eu un grand retentissement en octobre-novembre 1991. Ces enquêtes qui ont mis à jour certaines graves insuffisances de notre système pénitentiaire ont constitué autant de points d'appui pour des mises à niveau et des progrès.

Enfin, la Cour européenne des droits de l'homme -qui consacre un tiers de ses décisions à des litiges relatifs aux détenus- est l'un des vecteurs déterminants de l'amélioration et de l'harmonisation des droits des détenus en Europe. C'est cette Cour qui, dans l'arrêt du 28 juin 1984 Campbell et Fell c/Royaume-Uni([5]), proclame ainsi que « Comme le montre l'arrêt Golder, la justice ne saurait s'arrêter à la porte des prisons et rien, dans les cas appropriés, ne permet de priver les détenus de la protection de l'article 6 [de la convention] », incitant ainsi les Etats à repenser les conditions de vie, le statut et les droits des détenus. Sa jurisprudence a puissamment inspiré la jurisprudence administrative française, sans cependant rendre compte de tous ses développements qui sont en partie autonomes.

Je viens seulement d'évoquer le juge administratif : la rencontre de ce juge avec les prisons a été tardive. Comme le dit mon collègue Mattias Guyomar dans les Mélanges offerts en l'honneur du professeur Jégouzo, « le juge administratif fut historiquement réticent à pénétrer dans l'univers carcéral ». Et pourtant l'enjeu du contrôle de l'administration pénitentiaire est essentiel. Il s'agit à la fois d'assurer la protection des droits fondamentaux des personnes incarcérées et d'assurer le fonctionnement régulier d'un service public dont la mission est extrêmement difficile en l'absence de consentement de ses usagers et, par conséquent, en raison des contraintes lourdes d'ordre et de sécurité publics qui pèsent sur lui. Il s'agit donc d'opérer une conciliation, à propos de tous les actes et événements qui ponctuent ou scandent la vie en prison, entre la garantie des droits et libertés et la prise en compte des nécessités liées à la protection de l'ordre public dans un monde fermé où, comme l'a dit M. Guyomar dans ses conclusions sur l'arrêt Garde des Sceaux c/ Boussouar du 14 décembre 2007, « rien n'est véniel », ni sur le terrain des libertés, ni sur celui de l'ordre public.

Depuis une quinzaine d'années, le juge administratif, après une longue période d'ignorance ou de distance vis-à-vis du monde pénitentiaire, s'est engagé résolument dans la voie d'un approfondissement de son contrôle. Il a ainsi accompagné, suivi ou suscité le mouvement continu de réforme des établissements et de la vie pénitentiaires dans un dialogue implicite constant avec les juges européens et les pouvoirs publics nationaux, chacun d'entre eux ayant des responsabilités propres sur lesquelles le juge administratif n'entend pas empiéter.

Pour rendre compte des développements de la jurisprudence, j'ordonnerai mon propos en trois points :

  • le juge administratif a très fortement étendu le champ de son contrôle ;

  • il en a accru la puissance et l'intensité ;

  • il a ouvert de nouveaux espaces de mise en cause de la responsabilité de l'Etat.

I - Le juge administratif a très fortement étendu le champ de son contrôle sur l'administration pénitentiaire.

A - Pour que le juge administratif puisse exercer son contrôle sur l'administration, il fallait remplir deux conditions :

  • la première : qu'il fût compétent pour ce faire ;

  • la seconde : qu'il y eût des requêtes recevables et des actes attaquables devant lui.

Aucune de ces deux conditions n'allait de soi il y a quelques décennies, bien au contraire.

1. La question de la compétence du juge administratif a été tranchée en premier et, comme il se doit, par le Tribunal des conflits. Dans la ligne des jurisprudences Préfet de la Guyane du 27 novembre 1952([6]) et Fargeau d'Epied du 22 février 1960([7]), les juridictions judiciaires sont seules compétentes pour connaître des actes et agissements non détachables de la marche même des services judiciaires, comme l'octroi ou la révocation d'une libération conditionnelle([8]), d'une permission de sortie([9]) ou d'une réduction de peine([10]). En application de la jurisprudence du Tribunal des conflits, s'il n'appartient pas au juge administratif de connaître des actes relatifs à la conduite d'une procédure judiciaire ou des litiges relatifs à la nature et aux limites d'une peine infligée par une juridiction judiciaire, ce juge est en revanche compétent pour connaître de tout ce qui touche au « fonctionnement administratif du service pénitentiaire »([11]). Tel est le cas, par exemple, du litige auquel donne lieu la décision du directeur d'une maison d'arrêt de placer un détenu dans un « quartier de plus grande sécurité », mesure concernant un inculpé prise par une autorité administrative mais sans relation avec les nécessités de l'instruction([12]). Le juge administratif est également compétent pour connaître des décisions prises par l'administration pénitentiaire en matière de transfèrement de détenus([13]), de punitions disciplinaires([14]), de refus ou de déclassement d'emploi([15]), ou de gestion de compte nominatif des détenus([16]).

Cette compétence a aussi été reconnue à propos de fouilles corporelles, non seulement dans le contexte administratif d'une sanction disciplinaire([17]), mais encore à l'occasion d'extractions judiciaires([18]) : dans ce dernier cas, il a été jugé que les fouilles décidées par les autorités pénitentiaires dans le but de prévenir toute atteinte à l'ordre public afin d'assurer la sécurité générale des établissements ou des opérations d'extraction relèvent de l'exécution du service public pénitentiaire et donc de la compétence du juge administratif.

2. Mais la reconnaissance de la compétence de la juridiction administrative ne s'est pas immédiatement accompagnée de l'élargissement du contrôle de légalité des actes pris par l'administration pénitentiaire.

a) C'est qu'en effet les requêtes présentées au juge administratif ont très longtemps été jugées irrecevables. Non point que l'intérêt pour agir de leur auteur fît défaut : l'intérêt pour agir devant le juge administratif est en effet très libéralement entendu et il n'y a jamais eu aucune difficulté pour qu'il soit reconnu, non seulement au détenu intéressé par une mesure, mais encore aux associations -telle la section française de l'Observatoire international des prisons- qui se donnent pour objet de défendre les droits des détenus et sont, par suite, recevables à attaquer les décisions susceptibles d'affecter ces droits.

b) Mais les mesures prises par l'administration pénitentiaire à l'égard des détenus ont été le plus souvent regardées comme des mesures d'ordre intérieur non susceptibles de recours.

Selon le Président Odent (Cours de contentieux administratif, Les cours du droit, édition 1976-1981, fascicule III pp. 981-982), « La jurisprudence qualifie de "mesures d'ordre intérieur" non susceptibles d'être discutées directement ou indirectement devant la juridiction administrative, un certain nombre de mesures généralement individuelles prises à l'encontre d'administrés et qui, en raison de leur faible importance, sont considérées comme n'ayant pas de conséquences juridiques. ..... Dans certains cas, [cette] jurisprudence [...] se justifie par une référence au vieil adage "de minimis non curat praetor". Mais cette explication ne vaut pas pour toutes les mesures dites "d'ordre intérieur" ; la plupart d'entre elles représentent le vestige d'une vieille tradition qui, dans les services publics où la discipline doit être particulièrement ferme, conserve aux autorités responsables une marge de pouvoirs dont elles peuvent user discrétionnairement, arbitrairement même, sans aucun contrôle juridictionnel ».

Le président Odent concluait ainsi son développement en disant : « Les mesures individuelles d'ordre intérieur, insusceptibles de recours contentieux, sont donc celles qui, d'une part, ont un caractère exclusivement interne à l'administration qui les prend, d'autre part, n'ont aucun effet sur la situation juridique de ceux qui les subissent et, enfin, sont purement discrétionnaires. Ainsi comprises, les mesures d'ordre intérieur peuvent concerner des fonctionnaires ou les usagers de certains services publics ».

Les trois terres d'élection de ces mesures ont été historiquement l'école, l'armée et la prison. C'est en application de cette qualification de mesure d'ordre intérieur qu'ont été jugées irrecevables des requêtes dirigées contre :

  • les sanctions infligées à un détenu([19]) ;

  • l'interdiction de correspondre avec une œuvre([20]) ;

  • les mesures relatives au transfert d'un détenu et au retrait d'un régime spécial de détention([21]) ;

  • la décision de placer un détenu dans un quartier de plus grande sécurité([22]).

 3. Cette jurisprudence a été progressivement exposée aux critiques de plus en plus vives de la doctrine, comme des membres de la juridiction administrative.

a) Il y avait pour le moins un paradoxe, pour ne pas dire une anomalie ou une incohérence, à ce que l'ordre de juridiction désigné par le Tribunal des conflits pour statuer sur des requêtes émanant de détenus les rejette aussitôt comme irrecevables pour un motif de principe. Bruno Genevois, dans ses conclusions sur l'arrêt Caillol du Conseil d'Etat, mettait en garde ses collègues contre une solution qu'il qualifiait de « choquante » et qui, selon lui, aurait consacré un « déni de justice », ce qui dans le vocabulaire du Conseil d'Etat exprimait une véritable objurgation. Patrick Frydman était presque aussi sévère sur ce sujet dans ses conclusions de février 1995 sur l'arrêt Marie.

b) L'irrecevabilité était aussi critiquable car, contrairement à la théorie des mesures d'ordre intérieur, elle portait préjudice aux droits individuels ou à la situation juridique des personnes, en particulier mais pas seulement lorsque celles-ci sont frappées par une sanction.

Elle n'était pas davantage convaincante au regard du critère « de minimis », ni défendable en ce qu'elle entendait préserver un pouvoir totalement discrétionnaire, voire même arbitraire, de l'administration. Un tel point de vue, jadis soutenable, devenait incompatible avec la conception contemporaine de l'Etat de droit. A cela s'ajoutaient les conséquences juridiques graves de l'irrecevabilité du recours en annulation contre les mesures d'ordre intérieur : leur éventuelle illégalité ne pouvait conduire à engager la responsabilité de l'administration à raison de ces mesures. Si une décision Spire du 9 juin 1978([23]) avait paru admettre le principe d'une éventuelle mise en cause de cette responsabilité, elle n'avait eu aucune postérité.

B - Au-delà de ces critiques qui pouvaient se suffire à elles‑mêmes, deux séries de considérations ont conduit au recul massif  -certains auteurs ont même parlé d'« hécatombe »- de la notion de mesures d'ordre intérieur : la dynamique interne de la jurisprudence et l'aiguillon du droit européen.

1. La dynamique de la jurisprudence était évidente dès le milieu des années 90. Dans la fonction publique, de nombreuses mesures avaient cessé d'être regardées comme étant d'ordre intérieur : par exemple, la notation des fonctionnaires([24]) puis des magistrats([25]), les décisions d'affectation des fonctionnaires([26]) ou de retrait d'attributions([27]), lorsqu'elles ont des conséquences sur la situation juridique des intéressés.

A l'école, un autre des domaines d'élection de la mesure d'ordre intérieur, celle-ci a aussi progressivement reculé : les mesures ayant une incidence sur le statut de l'élève ont pu être attaquées devant le juge, comme le refus de passage dans une classe supérieure([28]), le rejet d'une demande de changement d'option([29]), le refus d'admission dans une classe de neige([30]), une décision d'exclusion temporaire([31]) ou définitive([32]). Cette jurisprudence a ensuite été étendue aux décisions qui concernent la vie intérieure des établissements d'enseignement, comme celles relatives à la tenue de réunions à caractère politique dans les locaux scolaires([33]).

Mais ce sont surtout les questions vestimentaires et, plus particulièrement, celles des signes distinctifs destinés à manifester une opinion ou une croyance qui ont le mieux illustré l'évolution de la jurisprudence sur la notion de mesure d'ordre intérieur dans les établissements scolaires. Alors que l'interdiction de porter un insigne, fût-il aux couleurs nationales, était une mesure d'ordre intérieur([34]), le Conseil d'Etat a radicalement changé sa jurisprudence après son célèbre avis du 27 novembre 1989 sur le port des signes religieux : sont devenues recevables les requêtes dirigées contre les règlements intérieurs des établissements ou contre les décisions d'exclusion d'élèves fondées sur la méconnaissance de ces règlements([35]).

Par ailleurs, les règlements intérieurs des assemblées délibérantes des collectivités territoriales, longtemps considérés comme insusceptibles de recours([36]), ont pu être déférés au juge à partir de 1995([37]). Il en est allé de même des décisions prises par les arbitres des compétitions sportives ainsi que de celles des fédérations sportives organisatrices de ces compétitions à compter d'un arrêt de section Vigier du 25 janvier 1991([38]), à rebours d'une jurisprudence antérieure contraire.

Dans ce contexte, la jurisprudence sur les mesures prises dans les enceintes militaires et les établissements pénitentiaires ne pouvait demeurer en l'état.

2. Le deuxième facteur d'évolution de la jurisprudence a été le droit comparé et, surtout, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Les Etats européens, notamment le Royaume-Uni, l'Allemagne, la Belgique et l'Espagne ont progressivement mis en place des mécanismes de contrôle des décisions prises à l'égard des détenus. La jurisprudence de la Cour de Strasbourg est allée nettement dans ce sens en développant une jurisprudence particulièrement nourrie sur la situation des détenus. L'arrêt Golder c/Royaume-Uni([39]) a reconnu dès le 21 février 1975 l'applicabilité de l'article 6 §1 de la convention et le droit d'accès au juge qui en découle en matière pénitentiaire. L'arrêt Campbell et Fell c/Royaume-Uni du 28 juin 1984([40]) a confirmé avec éclat cette jurisprudence à propos d'une sanction disciplinaire, tout comme l'arrêt Campbell c/Royaume-Uni du 25 mars 1992([41]). Comme le montre Béatrice Belda dans sa thèse sur « Les droits de l'homme des personnes privées de liberté - Contribution à l'étude du pouvoir normatif de la Cour européenne des droits de l'homme », la Cour n'a de cesse de faire pénétrer la légalité procédurale de droit commun -le droit à un procès équitable garanti par l'article 6 §1 et le droit à un recours effectif garanti par l'article 13- dans l'ordre intérieur des prisons, afin de protéger de manière effective les droits matériels des détenus : « La personne privée de liberté doit en effet pouvoir jouir, à l'instar du citoyen libre, du droit à un recours effectif, garantie procédurale élémentaire conditionnant une protection concrète de ses droits fondamentaux, dès lors qu'une mesure porte atteinte à ses droits matériels garantis par la Convention européenne ».

Parmi les droits garantis par la Convention au bénéfice des détenus figure aussi le droit au respect de la vie privée, ce qui implique en particulier :

  • le droit au respect de la correspondance([42]) ;

  • le droit au respect de la vie familiale([43]).

De même, la Cour veille particulièrement au respect des articles 2 et 3 de la Convention qui protègent le droit à la vie et prohibent les traitements inhumains ou dégradants([44]).

La jurisprudence de la Cour illustre l'exigence de pouvoir accéder à un juge, lorsqu'un droit substantiel du détenu est affecté par une mesure de l'administration, en l'assortissant toutefois de certaines réserves : « L'article 13 [sur le droit au recours effectif] ne saurait s'interpréter comme exigeant un recours interne pour toute doléance, si injustifiée soit-elle, qu'un individu peut présenter sur le terrain de la convention : il doit s'agir d'un grief défendable au regard de celle-ci »([45]).

La France n'a pas, par suite de cette jurisprudence extrêmement riche et dynamique, échappé aux condamnations de la Cour. Mais elle n'a été condamnée que de manière assez tardive et, somme toute, limitée. Alors qu'elle avait déjà changé de jurisprudence, elle a ainsi été condamnée à raison de l'absence de recours ouvert contre des mises à l'isolement pouvant affecter les droits reconnus par l'article 3 de la Convention([46]) et pour refus d'acheminement de courrier et absence de voie de recours contre ce refus([47]).

Pour ces raisons de jurisprudence européenne également, la jurisprudence administrative se devait d'évoluer.

C - Le Conseil d'Etat a, par conséquent, été conduit à élargir son contrôle sur les mesures prises dans les établissements pénitentiaires en plusieurs étapes.

1. La première a été celle d'une timide ouverture du droit au recours avant 1995 et la rupture introduite par l'arrêt Marie.

Ont ainsi été jugées recevables les requêtes dirigées contre des décisions :

  • qui comportent des effets pécuniaires([48]) ;

  • qui portent atteinte au secret de la correspondance entre un détenu et son avocat([49]) ;

  • qui interdisent de recevoir certaines publications([50]) ;

  • qui mettent en cause la liberté d'aller et venir par l'installation d'un portique de détection à l'entrée de la prison([51]) ;

  • qui sont relatives aux repas et aux achats en cantine([52]), même si la portée de cet arrêt dans un cas de compétence liée a été discutée.

2. La deuxième étape est intervenue avec le très important arrêt Marie du 17 février 1995 rendu par l'assemblée du contentieux du Conseil d'Etat qui a admis la recevabilité d'une requête d'un détenu contre une sanction disciplinaire prise contre lui et annulé cette sanction. Le même jour, le Conseil d'Etat a admis la recevabilité de la requête d'un militaire contre une sanction disciplinaire prononcée à son encontre([53]). Les sanctions prononcées en milieu carcéral, comme dans les enceintes militaires, devenaient des actes « justiciables ».

La décision Marie, plus encore que la décision Hardouin, était brièvement motivée, mais elle livrait la clef du raisonnement du Conseil d'Etat : « Eu égard à la nature et à la gravité de cette mesure, la punition de cellule constitue une décision faisant grief susceptible d'être déférée au juge de l'excès de pouvoir ». Le commissaire du gouvernement Patrick Frydman précisait ainsi son raisonnement : « [Les décisions susceptibles de recours devraient être définies] comme celles qui entraîneraient soit une atteinte sensible à des libertés ou droits protégés ‑critère qui intègrerait, d'ailleurs notamment, l'éventuelle aggravation sensible des conditions de vie de la personne punie-, soit une atteinte substantielle à la situation statutaire ou administrative de l'intéressé ». Autrement dit, la jurisprudence prend en compte la gravité des effets de la mesure, non seulement sur la situation juridique de la personne, mais aussi sur sa condition matérielle, concrète.

A la suite de l'arrêt Marie, plusieurs décisions sont venues illustrer la portée de cette jurisprudence : les conditions imposées aux détenus pour l'achat de matériel informatique peuvent être contestées devant le juge([54]), mais aussi et surtout le placement à l'isolement « eu égard à l'importance de ses effets sur les conditions de détention »([55]) ou encore une mesure relative au transfèrement d'un détenu entre la France et l'étranger([56]). En revanche, le refus d'acheminer un courrier d'un détenu à un co‑détenu([57]), la mise en cellule disciplinaire à titre préventif([58]) et le transfèrement d'un établissement à un autre([59]) ont continué d'être regardés comme des mesures d'ordre intérieur. On sait que la première mesure a valu à la France une condamnation par la Cour européenne des droits de l'homme. Quant à la deuxième et à la troisième jurisprudences, elles viennent d'être abandonnées, comme j'aurai l'occasion de le souligner.

3. La troisième étape du contrôle juridictionnel des mesures prises par l'administration pénitentiaire à l'égard des détenus a été franchie avec les trois arrêts rendus le 14 décembre 2007 par l'assemblée du contentieux du Conseil d'Etat sous ma présidence Garde des Sceaux c/Boussouar, Planchenault et Payet([60]). Ces arrêts se situent dans le prolongement des jurisprudences Marie et Remli qui ont substitué à une approche restrictive et parfois un peu casuistique une esquisse de vision d'ensemble des mesures d'ordre intérieur et des mesures dites « justiciables ».

Ils écartent d'abord clairement -et les conclusions du commissaire du gouvernement Mattias Guyomar sont à ce sujet limpides- deux raisonnements antagonistes :

  • le premier raisonnement suivi par la cour d'appel de Paris aurait consisté à déduire la catégorie des actes justiciables de leur encadrement juridique par des dispositions législatives et réglementaires, solution proposée par Bruno Genevois en 1984 dans ses conclusions sur l'arrêt Caillol, qui aurait pu avoir des effets paradoxaux : moins réglementer la vie en prison pour éviter les recours ;

  • le second raisonnement suivi par la cour d'appel de Nantes aurait consisté à retenir exclusivement une approche casuistique pour apprécier, mesure par mesure, l'impact de la décision sur la situation du détenu.

Le Conseil d'Etat a donc confirmé en décembre 2007 le choix du double critère de la nature et des effets de la mesure, ces critères étant complémentaires et non cumulatifs. Le critère de la nature de la mesure recouvre trois séries d'éléments : son objet, son caractère (disciplinaire ? civil ? conservatoire ?) et son statut juridique. Le critère des effets renvoie aux conséquences que la décision est susceptible d'entraîner. Celles-ci doivent être appréciées, compte tenu de leur gravité, tant sur le plan juridique que sur le plan matériel, ce qui renvoie aux conditions concrètes de détention. C'est ainsi que la décision de soumettre un détenu à un régime de « rotations de sécurité » consistant à changer très fréquemment un détenu de prison pour prévenir son évasion ne constitue pas une mesure d'ordre intérieur, mais une décision administrative faisant grief([61]).

La réaffirmation de cette grille d'analyse s'est accompagnée d'une certaine systématisation et d'une importante réserve qui font écho à deux préoccupations du juge administratif.

La systématisation vise, dans la tradition française de la « tutelle contentieuse » telle que la nommait le président Romieu, qui est exercée par le juge administratif sur l'administration, à donner des lignes directrices claires à l'administration. L'Etat aussi a droit à la sécurité juridique et doit pouvoir s'attendre à ce que telle catégorie d'actes puisse être ou non déférée au juge. Par conséquent, les arrêts Boussouar et Planchenault ontproposé une grille relative aux décisions prises en établissements pénitentiaires en raisonnant, non pas par décision, mais par catégorie de décisions. Ainsi, eu égard à leur nature et à l'importance de leurs effets sur la situation des détenus, les décisions d'affectation d'un détenu d'un établissement pour peines (maison centrale ou centre de détention) à une maison d'arrêt constituent des actes administratifs susceptibles de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir, car elles se traduisent par une dégradation des conditions de détention. En revanche, tel n'est pas le cas en principe des décisions d'affectation consécutives à une condamnation, des décisions de changement d'affectation d'une maison d'arrêt à un établissement pour peines ou des décisions de changement d'affectation entre établissement de même nature.

De même, les déclassements en prison -c'est-à-dire les retraits d'emploi- constituent des actes administratifs pouvant faire l'objet d'un recours. Mais pas, en principe, les refus opposés à une demande d'emploi ou les décisions de classement, c'est-à-dire les affectations à un emploi.

Pour les actes pouvant faire l'objet d'un recours, la présomption de « justiciabilité » est irréfragable. En revanche, pour ceux qui sont présumés constituer des mesures d'ordre intérieur, cette présomption est simple car, dans tous les cas, le recours devient possible si « la mesure met en cause un droit ou une liberté fondamentale », comme le soulignent les considérants de principes des arrêts Boussouar et Planchenault. Cette ouverture d'un recours dans tous les cas de mise en cause effective -et non de simple allégation de mise en cause- de droits fondamentaux constitue un très clair écho à l'exigence de recours effectif en cas de violation d'un droit garanti par la convention européenne des droits de l'homme.

Les arrêts de 2007 s'inscrivent donc clairement dans la tradition du juge administratif français qui entend orienter et guider sur des bases claires l'action de l'administration, sans pour autant s'éloigner des exigences de la convention européenne des droits de l'homme, lesquelles ne manqueraient pas en cas de méconnaissance de nous être à bon droit rappelées. Ils mettent même notre tradition nationale au service d'une pleine application de cette convention.

4. La quatrième étape du contrôle juridictionnel des mesures prises par l'administration pénitentiaire procède de certains des arrêts rendus en 2008 qui apportent des compléments et des précisions à la jurisprudence antérieure.

En premier lieu, le Conseil d'Etat a décidé de contrôler le placement en cellule disciplinaire à titre préventif. Abandonnant sa jurisprudence du 12 mars 2003 précitée Garde des Sceaux c/Frérot, il a jugé par sa décision section française de l'Observatoire international des prisons du 17 décembre 2008 que les décisions de placement d'un détenu à l'isolement, qu'il s'agisse de mesures préventives, provisoires ou prises en urgence peuvent dans tous les cas être contestées devant le juge administratif. Cette clarification met notre pays à l'abri de toute contestation à Strasbourg.

En second lieu, comme je l'ai suggéré, le Conseil d'Etat s'est non seulement reconnu compétent, mais il a aussi jugé recevables dans leur principe les requêtes dirigées contre des opérations de fouille corporelle intégrale([62]). De telles mesures sont évidemment directement dans le champ de la jurisprudence Marie/Remli/Boussouar.

Enfin, le Conseil d'Etat a confirmé dans son arrêt Rogier([63]) du 9 avril 2008 que la mise en cause des droits fondamentaux mentionnée par les jurisprudences Boussouar et Planchenault devait s'entendre strictement pour fonder la recevabilité de la requête. Comme l'a souligné Claire Landais, commissaire du gouvernement dans cette affaire : « Un droit ou une liberté fondamentale doit être regardé comme étant en cause lorsque la décision attaquée y porte atteinte et même, s'agissant de détenus, une atteinte excédant celle qu'implique nécessairement cette condition ».

Bien que l'évolution de la jurisprudence ne puisse être regardée comme achevée, il n'est pas téméraire de penser qu'elle a atteint aujourd'hui une réelle maturité et qu'elle est donc parvenue à une sorte de palier et de stabilité. Désormais, le Conseil d'Etat a globalement identifié les catégories de mesures qui, par leur nature et l'importance de leurs effets sur la situation des détenus, constituent des actes susceptibles de recours. Sa jurisprudence est pleinement cohérente avec celle de la Cour européenne des droits de l'homme. Il reste pour l'administration comme pour le juge à assumer toutes les conséquences de ces évolutions nécessaires qui représentent un profond changement. Faute d'avoir consenti à ces évolutions et de les avoir anticipées, notre pays y aurait, en tout état de cause, été contraint par le juge européen.

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([1]) 62 744 détenus le 1er février 2009, contre 62 242 le 1er janvier.

([2]) Loi n° 2007-1545 du 30 octobre 2007.

([3]) Il s'agit du décret n° 2002-1023 du 25 juillet 2002 pris pour l'application de l'article 24 de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 à l'administration pénitentiaire et relatif aux mandataires susceptibles d'être choisis par les personnes détenues, du décret  n° 2003-259 du 20 mars 2003 modifiant le code de procédure pénale  et relatif à la classification des établissements pénitentiaires, à la répartition des détenus dans les établissements pénitentiaires et portant diverses autres dispositions destinées à améliorer le fonctionnement et la sécurité des établissements pénitentiaires, et du décret n° 2006-337 du 21 mars 2006 modifiant le code de procédure pénale et relatif aux décisions prises par l'administration pénitentiaire.

([4]) Recommandation Rec (2006) du Comité des Ministres aux Etats membres sur les Règles pénitentiaires européennes,adoptée par le Comité des Ministres le 11 janvier 2006 lors de la 952e réunion des Délégués des Ministres.

([5]) Affaires n°s 7819/77 et 7878/77.

([6]) TC Rec. p. 642.

([7]) TC  Rec. p. 855.

([8]) CE section 4 novembre 1994, Korber, Rec. p. 489.

([9]) CE 9 février 2001, Malbeau, Rec. p. 54.

([10]) CE 9 novembre 1990, Théron, Rec. p. 313.

([11]) TC 4 juillet 1983, Caillol, Rec. p. 541.

([12])  idem.

([13]) CE 8 décembre 1967, Kayanakis, Rec. p. 475 ; 14 février 2001, Belin, T. p. 884-1036.

([14]) CE assemblée 17 février 1995, Marie, Rec. p. 83.

([15]) CE assemblée 14 décembre 2007, Planchenault, Rec. p. 475

([16]) CE 6 juin 2007, Garnier, Rec. p. 128.

([17]) CE 12 mars 2003, Frérot, Rec. p. 121.

([18]) CE 14 novembre 2008, El Shennawy, à paraître au Recueil.

([19]) CE 28 juillet 1932, Brunaux, Rec. p. 816 ; section, 4 mai 1979, Comité d'action des prisonniers, Rec. p. 182.

([20]) CE 2 mars 1938, Abet, Rec. p. 224.

([21]) CE 8 décembre 1967, Kayanakis, Rec. p. 475.

([22]) CE assemblée 27 janvier 1984, Caillol, Rec. p. 28.

([23]) Rec. p. 237.

([24]) CE section 23 novembre 1962, Camara, Rec. p. 627.

([25]) CE assemblée 31 janvier 1975, Volff et Exertier, Rec. p. 70 et 75.

([26]) CE section 21 avril 1961, Mailhol, Rec. p. 254 et 256.

([27]) CE 7 février 1962, Délégué du Gouvernement en Algérie c/ Augé, Rec. p. 91.

([28]) CE 6 juillet 1949, Andrade, Rec. p. 331.

([29]) CE section 5 novembre 1982, Attard, Rec. p. 374.

([30]) CE section 1er avril 1977, époux Deleersnyder, Rec. p. 173.

([31]) CE 1er décembre 1971, ministre de l'éducation nationale c/Humblot, Rec. p. 733.

([32]) CE 19 mars 1952, Veillard, Rec. p. 169 ; 10 février 1960, Gilles, Rec. p. 98 ou 26 janvier 1966, Davin, Rec. p. 626.

([33]) CE 8 novembre 1985, ministre de l'éducation nationale c/ Rudent, Rec. p. 316.

([34]) CE section 21 octobre 1938, Lote, Rec. p. 786.

([35]) CE 2 novembre 1992, Kherouaa, Kachour, Balo et Kézic, Rec. p. 389.

([36]) CE assemblée 2 décembre 1983, Charbonnel, Rec. p. 474.

([37]) CE section 10 février 1995, Riehl et Commune de Coudekerque-Branche, Rec. p. 370.

([38]) Rec. p. 29.

([39]) Affaire n°4451/70.

([40]) Affaires n°7819/77 et 7878/77.

([41]) Affaire n°13590/88.

([42]) CEDH arrêts Golder et Campbell précités et 27 avril 1988, Boyle et Rice c/Royaume-Uni, n°s 9659/82, 9658/82.

([43]) CEDH 28 septembre 2000, Messina c/Italie, n° 25498/94.

([44]) pour l'article 3, voir notamment CEDH 26 octobre 2000, Kudla c/Pologne, n° 30210/96.

([45]) voir notamment CEDH 27 avril 1988, Boyle et Rice c/Royaume-Uni précité.

([46]) CEDH 27 janvier 2005, Ramirez-Sanchez c/France n° 59450/00.

([47]) CEDH 12 juin 2007, Frérot c/France, n° 70204/01.

([48]) CE 3 novembre 1989, Pitalugue, Rec. p. 772.

([49]) CE 12 mars 1980, Centre hospitalier spécialisé de Sarreguemines, Rec. p. 141.

([50]) CE 10 octobre 1990, Garde des Sceaux c/Hyver, Tables p. 911.

([51]) CE 21 octobre 1988, Syndicat des avocats de France, Rec. p. 373.

([52]) CE 15 janvier 1992, Cherbonnel, Rec. p. 19.

([53]) CE assemblée 17 février 1995,  Marie et Hardouin, Rec. p. 85 et p. 82.

([54]) CE 18 mars 1998 Druelle, Rec. p. 98.

([55]) CE 30 juillet 2003 Remli, Rec. p. 366, qui abandonne la jurisprudence Fauqueux du 28 février 1996 et anticipe sur celle de la Cour européenne des droits de l'homme du 27 janvier 2005 Ramirez-Sanchez déjà citée.

([56]) CE 14 février 2001 Belin, Rec. T. p. 884 et 1036.

([57]) CE 8 décembre 2000 Frérot, Rec. p. 589.

([58]) CE 12 mars 2003, Frérot, Rec. p. 121.

([59]) CE 23 février 2000, Glaziou, inédit au Recueil.

([60]) Rec. p. 495, p. 475 et p. 498.

([61]) CE assemblée 14 décembre 2007, Payet, p. 498.

([62]) CE 14 novembre 2008, El Shennawy précité.

([63]) CE 9 avril 2008, Rogier, à mentionner aux tables.