Le juge administratif face aux nouveaux enjeux du numérique

Par Bruno Lasserre, Vice-président du Conseil d’Etat
Discours
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9ème édition des Etats généraux du droit administratif

Paris, Mercredi 19 juin 2019
Intervention de Bruno Lasserre[1], vice-président du Conseil d’État

Madame la présidente du Conseil national des barreaux,
Mesdames et Messieurs les avocats et les magistrats,
Mesdames et Messieurs,

Je suis très heureux d’être avec vous aujourd’hui pour ouvrir cette 9ème édition des Etats généraux du droit administratif consacrée, cette année, à la manière dont le juge administratif fait face aux défis du numérique. Le sujet est particulièrement intéressant car le numérique illustre cette quête d’équilibre et de conciliation qui est la caractéristique même du droit et, en particulier, du droit administratif. En effet, l’essor d’internet et des réseaux sociaux est à la fois un formidable accélérateur et un vecteur de risque dont les démocraties modernes sont en train de prendre la mesure. Cette ambivalence se retrouve ensuite dans les effets du numérique sur l’administration de la justice administrative.

En ouverture de ce colloque, je souhaiterais illustrer cette ambivalence et revenir brièvement sur deux éléments : les conséquences de l’essor d’internet et des réseaux sociaux pour l’exercice de certains droits fondamentaux (I) et l’influence du numérique sur les pratiques juridictionnelles (II).

I. S’agissant de la garantie et de l’exercice des droits fondamentaux, le numérique interroge la pertinence des cadres juridiques existants.

A.   L’essor d’internet est à la fois un catalyseur pour l’exercice de certains droits et un vecteur de risque pour d’autres.

Parmi les droits qui bénéficient de cette technologie, la liberté d’expression et la liberté de communication sont probablement parmi les plus favorisées. En effet, l’immédiateté de la transmission numérique, sa portée planétaire et l’essor des réseaux sociaux facilitent l’expression de chacun et un accès massif à l’information. La liberté d’entreprendre en bénéficie également comme en attestent l’émergence de nouveaux modèles économiques fondés sur le numérique et la floraison des plateformes de mise en relation entre particuliers.

Néanmoins, ces effets positifs trouvent leur contrepoint dans les risques que le numérique fait peser sur l’effectivité d’autres droits. Le droit au respect de la vie privée et familiale est en particulier menacé par les facilités de publication, mais aussi de traitement et de conservation offertes par Internet. La collecte et le traitement des données à grande échelle permettent des rapprochements et des croisements d’éléments qui sont susceptibles de révéler beaucoup d’informations sensibles sur une personne, en particulier son orientation sexuelle, ses origines, son état de santé ou ses opinions politiques, avec les risques de discrimination dans l’accès à certains biens ou services qui peuvent en découler. En parallèle, les réseaux sociaux et Internet augmentent les risques d’atteinte à l’ordre public, notamment car ils facilitent la communication de messages haineux ou discriminatoires, ainsi que les pratiques criminelles transnationales.

B.    Face à ce constat, le juge est amené à interroger la pertinence des cadres juridiques existants.

Dès lors que le numérique modifie les rapports et déséquilibre l’articulation des droits entre eux, il appartient au juge, au soutien de l’action du législateur, de s’interroger sur la pertinence des règles existantes, afin de sécuriser et encadrer ce phénomène. Le constat fait par le Conseil d’État dans son étude annuelle 2017 consacrée aux plateformes est que le droit existant offre déjà des réponses qui suffisent à appréhender la plupart des litiges susceptibles de naître en la matière. Il ne lui apparaît donc pas nécessaire de créer de toutes pièces un droit spécifique aux plateformes numériques [2], même si des adaptations peuvent s’avérer nécessaire. Une clarification des responsabilités et des devoirs de chacun des acteurs de la société numérique serait en particulier utile pour assurer une conciliation plus effective des droits en présence.

En parallèle, le Conseil d’État a toujours prôné, aux côtés de la Cour de justice de l’Union européenne, une meilleure articulation des règles à l’échelon régional, faute, pour le moment, de pouvoir assurer cette harmonisation à l’échelon international. C’est dans ce contexte que le Conseil d’État a transmis plusieurs questions préjudicielles[3] relatives à l’application de la décision de la Cour de justice de l’Union européenne Google Spain[4] sur le droit au déréférencement. Les conclusions de l’avocat général rendues en début d’année éclairent temporairement le débat en attendant la décision de la Cour de justice[5].

II.    Le numérique a également une influence non négligeable sur l’office du juge et le travail juridictionnel.

Là encore, les effets sont ambivalents.

A.    D’une part, il est clair que le numérique ouvre des opportunités pour l’administration de la justice.

J’en mentionnerai deux en particulier. La première opportunité est de rendre la justice et le juge administratif plus accessibles grâce aux téléprocédures. La juridiction administrative s’est très tôt inscrite en pointe sur ce sujet et, aujourd’hui, il n’est plus besoin de présenter les applications Télérecours[6] et Télérecours citoyens[7]. Cette dernière, généralisée à l’automne dernier, est déjà un succès puisque près de 12% des utilisateurs éligibles y ont recours. Derrière cette dématérialisation des procédures, il ne s’agit pas d’entrer dans l’ère du numérique à marche forcée ; il s’agit au contraire de profiter des possibilités offertes par cette technologie pour améliorer la qualité du service rendu au justiciable en leur permettant de nous saisir facilement, à tout moment, et à moindre coût puisque les frais de reprographie et d’envoi leurs sont ainsi épargnés. Améliorer l’accès au juge, c’est accroître la qualité de la justice et, à cet égard, je crois que le numérique a permis des progrès indéniables.

Le numérique est également un vecteur d’amélioration de la qualité de notre justice en ce qu’il offre aux juges des outils qui permettent des gains d’efficacité et d’efficience. La constitution de grandes bases de données et la puissance des algorithmes permettent au juge de procéder à des recherches plus rapides. En contrepartie, il bénéficiera d’un temps accru pour la réflexion et l’élaboration de la solution la plus adaptée. L’open data des décisions de justice et l’élaboration d’algorithmes de recherche plus puissants favorisent également une plus grande prévisibilité de la décision du juge au profit des citoyens.

B.    Cependant, le recours massif aux technologies numériques est aussi vecteur de risques.

Plusieurs risques peuvent être évoqués comme celui que l’open data des décisions de justice et leur traitement à grande échelle viennent araser la hiérarchisation des décisions et noient la décision de principe au milieu d’une multitude de décisions d’espèce. Mais le principal risque pour la justice est que l’open data des décisions de justice et le développement des algorithmes prédictifs ne conduisent à la déshumanisation et l’automatisation de la justice. Il y a en effet, dans chaque affaire, une part irréductible de complexité qu’un algorithme prédictif aussi puissant soit-il ne peut pas saisir et qui doit donc rester à la main des juges. Dès lors qu’il fonctionne à partir d’une somme de connaissances emmagasinées, un algorithme ne peut ni appréhender la singularité d’un cas, ni poser de nouvelles questions ou répondre à des questions ouvertes. Le risque est donc non seulement qu’il propose une solution qui ne serait pas adaptée aux faits d’espèce, mais qu’il ne puisse pas non plus saisir la subtilité juridique qui aurait imposé une réponse différente ou nouvelle.

C’est pourquoi je suis profondément convaincu que si le numérique est un outil formidable pour permettre aux juges de juger mieux et plus rapidement, notamment dans certains contentieux qui ne posent pas de questions juridiques nouvelles, aucun algorithme ne remplacera jamais l’humain. Le juge, aidé en cela par les avocats qui soulèvent les moyens et développent des arguments juridiques innovants, doit demeurer l’ultime décideur en tenant compte des spécificités de chaque affaire, de l’évolution de la législation et des conditions économiques et sociales de la société dans laquelle il intervient.

Le sujet de cette journée de colloque est vaste, mais il nous réunit indéniablement – juges et avocats – en ce qu’il porte sur le cœur de nos missions : assurer, d’une part, une conciliation effective entre des principes et des droits parfois contradictoires et garantir, d’autre part, une justice de qualité, efficace et humaine. Je ne doute pas que les échanges de ce jour permettront de revenir plus en détail sur ces sujets et de mettre en évidence quelques perspectives d’évolution. Je vous souhaite de bons et stimulants débats.

 

[1]Texte écrit en collaboration avec Sarah Houllier, magistrat administratif, chargée de mission auprès du vice-président du Conseil d’Etat.

[2] Etude annuelle 2017 du Conseil d’Etat, Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’ « ubérisation », La documentation française, 2017

[3] CE Ass., 24 février 2017, Mme Chupin et autres, n° 391000 et CE, 19 juillet 2017, Google Inc., n° 399922.

[4] CJUE, gr.ch., 13 mai 2014, Google Spain SL, Google Inc. c. Agencia Española de protección de datos (AEPD), M. Costeja Gonzalez, aff. C-131/12.

[5] Conclusions de l’avocat général Szpunar dans les affaires C-507/17 et C-136/17, rendues le 10 janvier 2019.

[6] Décret n° 2016-1481 du 2 novembre 2016 relatif à l’utilisation des téléprocédures devant le Conseil d’Etat, les cours administratives d’appel et les tribunaux administratifs.

[7] Décret n° 2018-251 du 6 avril 2018 relatif à l’utilisation d’un téléservice devant le Conseil d’Etat, les cours administratives d’appel et les tribunaux administratifs et portant d’autres dispositions.