Les réformes dans la juridiction administrative

Par Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'Etat
Discours
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Intervention de Jean-Marc Sauvé dans le cadre du colloque organisé par l'Association des Juristes de Contentieux de droit Public (AJCP) du Master II Contentieux Public de l'Université Paris 1, le vendredi 15 mai 2009.

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Le Président Colliard a évoqué la dureté des temps qui priverait le Conseil d’Etat de la capacité de se prononcer sur la conformité des lois à la Constitution.

Je n’ai besoin de rappeler à personne dans cette salle que, dans son arrêt Arrighi du 6 novembre 1936, le Conseil d’Etat a refusé d’exercer un contrôle de conformité des lois à la Constitution, alors même que la doctrine, incarnée notamment par le Doyen Hauriou, le pressait d’exercer ce contrôle et que de savants commentateurs avaient souligné que différents arrêts, notamment l’arrêt Heyriès du 28 juin 1918, mais pas uniquement, traduisaient déjà l’exercice d’une forme de contrôle de conformité des lois à la Constitution de 1875. Le Conseil d’Etat a décliné cette compétence en se fondant alors sur « l’état actuel du droit public français », réservant ainsi le fait qu’un autre état du droit public pourrait le conduire à une solution différente.

Par un arrêt Mlle Deprez et Baillard du 5 janvier 2005 –je parle là sous le contrôle du président Genevois, qui présidait alors la formation de jugement des sous-sections réunies qui a rendu cette décision-, le Conseil d’Etat a pourtant confirmé de manière tout à fait solennelle la jurisprudence Arrighi, mais en se fondant cette fois-ci sur le fait que l’article 61 de la Constitution du 4 octobre 1958, en confiant au Conseil constitutionnel le soin de contrôler la conformité des lois à la Constitution avant leur promulgation, excluait un contrôle de constitutionnalité de la loi au stade de son application, ainsi que cela ressortait des débats tant du Comité consultatif constitutionnel que du Conseil d'Etat lors de l'élaboration de la Constitution.

Ce respect de la suprématie de la loi manifesté par le Conseil d’Etat, qui est d’ailleurs la raison fondamentale pour laquelle il ne s’est résolu que très tardivement, en 1989 précisément, à entrer dans la voie du contrôle de conventionalité des lois, explique que, pour nous, être privé d’exercer un contrôle de constitutionnalité des lois ne constitue en rien un signe de dureté des temps : nous avons décliné cette compétence avec autant de constance que de vigueur.

Pour en venir à mon propos introductif sur les réformes de la juridiction administrative, je puis d’ores et déjà vous indiquer que je n’en parlerai pas de manière complète et approfondie, compte tenu du temps qui m’est imparti sur ce point, à savoir moins d’une minute. Je veux tout de même répondre à trois questions, qui ont trait à la méthode de la réforme : pourquoi réformer ? comment réformer ? et que réformer ?

 

Pourquoi réformer ?

Pour trois raisons.

La première est l’exigence d’efficacité et de qualité de la justice. Le contentieux administratif augmente de 6% par an en moyenne depuis 40 ans et de près de 9% par an depuis le début de la décennie. Cette tendance forte, qui traduit la confiance que nous accordent les justiciables, nous crée un devoir particulier, celui de maîtriser et même de raccourcir des délais de jugement qui ont longtemps été anormaux. Un effort considérable a été accompli au cours des dernières décennies, notamment depuis vingt ans, sur le plan des moyens et des mesures de gestion, mais aussi dans le sens d’un allègement des procédures. Les délais de jugement ont été raccourcis, mais beaucoup reste à faire et doit donc être fait dans ce domaine.

L’ambition d’efficacité et de qualité de la justice, par ailleurs, a été une incitation puissante à la mise en place des procédures d’urgence et des mesures qui garantissent aujourd’hui l’effectivité des décisions de justice –en particulier l’injonction et l’astreinte-.

La deuxième raison des réformes de la juridiction administrative procède de la volonté de renforcer les garanties du procès équitable. Celui-ci doit nous conduire à adapter notre organisation, nos procédures, notre statut et notre déontologie.

Nous avons aussi une exigence d’ouverture : sur l’Europe et sur le monde, mais aussi sur les autres pouvoirs publics constitutionnels. Le cinquième alinéa de l’article 39 de la Constitution, qui permet au président de l’Assemblée nationale ou au président du Sénat de saisir pour avis le Conseil d’Etat d’une proposition de loi déposée par l'un des membres de ces assemblées a créé une passerelle nouvelle entre le Conseil d’Etat et le Parlement, que nous ne pouvons emprunter sereinement qu’en réfléchissant aux méthodes les plus efficaces pour remplir la mission qui nous est ainsi confiée. La juridiction administrative doit aussi s’ouvrir sur la société française. Cela implique notamment de faire évoluer notre recrutement, de revoir le mode d’élaboration de nos décisions et de nous préoccuper de la restitution de nos travaux.

Le troisième motif, enfin, qui inspire les réformes de la juridiction administrative est l’impératif d’unité de cette juridiction. Alors que cette question ne se posait pas lorsque le Conseil d’Etat était encore juge de droit commun du contentieux administratif, voire même la seule juridiction administrative, aujourd’hui, elle découle directement de l’existence d’un « ordre » administratif, notion qui implique unité et cohérence.

 

Comment réformer ?

J’insisterai sur quatre points, très brièvement là encore.

Je soulignerai d’abord que notre démarche de réforme est guidée par un souci de progressivité et de pragmatisme, aux antipodes d’une réputation qui est parfois celle du Conseil d’Etat, d’une trop grande assurance, voire présomption. Le processus actuel de réforme de la juridiction administrative est un processus continu, progressif et pragmatique. Il s’inscrit dans la continuité d’un cycle profond, engagé depuis de nombreuses années et qui ne porte pas le seul sceau de l’actuel Vice-président.

Je souhaite également souligner, en second point, que ces réformes procèdent largement de l’initiative de la juridiction administrative, ce que j’assume pleinement. La juridiction administrative a une tradition d’initiative en la matière, dont Laferrière et Cassin ont été de grandes incarnations – la réforme du 30 septembre 1953 que vous avez évoquée l’atteste-.  Cette tradition d’initiative est aujourd’hui revivifiée par le fait que le Conseil d’Etat est responsable de l’administration et de la gestion de l’ensemble de la juridiction administrative. Un auteur, qui est peut être ici parmi nous ce matin, s’est un jour demandé si le Vice-président du Conseil d’Etat n’était pas le « ministre » de la juridiction administrative. Cela n’est pas exact, c’est même tout à fait faux, mais l’idée que la juridiction administrative assume ses responsabilités et joue un rôle moteur dans ses propres réformes est, je le crois, extrêmement importante, y compris d’ailleurs pour garantir et rendre plus visible l’indépendance de la justice que nous formons. Cette indépendance, en outre, ne remet nullement en cause les responsabilités des autres pouvoirs publics en la matière, que ce soit celles du Gouvernement ou celles du Parlement. 

Comment réformer ? Dans la concertation et le dialogue au sein même de la juridiction administrative. Vous avez déjà évoqué ce troisième point et je n’y reviens pas, si ce n’est pour souligner que les réformes de portée transversale que je conduis sont le fruit de travaux de réflexion et de concertation communs à l’ensemble des juridictions -Conseil d’Etat, cours administratives d’appel et tribunaux administratifs- et impliquant toutes les personnes qui y travaillent. Dans cet esprit de concertation, de dialogue et de pragmatisme, nous avons également privilégié, et pas uniquement en ce qui concerne les téléprocédures, la méthode de l’expérimentation.

Je crois aussi, enfin, que la juridiction administrative sait, en toute modestie, tirer les conséquences de ses errements et de ses échecs. Et nous en avons rencontré. La réforme de 1987 par exemple, qui a conduit notamment à la création des cours administratives d’appel, n’aurait pu être faite sans les expériences difficiles, et parfois douloureuses, des années précédentes.

 

Que réformer ? 

La question appellerait une réponse qui dépasse de très loin le temps qui m’est imparti.

Un grand nombre de chantiers sont engagés pour renforcer l’effectivité et l’efficacité de la juridiction administrative en maintenant un haut niveau de qualité.  L’on peut à cet égard mentionner les réflexions en cours sur le règlement alternatif des litiges, sur l’aide à la décision, sur l’instauration d’une action de groupe en contentieux administratif, mais aussi les réflexions sur la réforme de la mise en état, sur le calendrier d’instruction et l’efficacité des clôtures d’instruction. Des réformes de procédure qui affectent notamment l’office du juge unique et le rapporteur public sont également en cours, de même que des évolutions sur le plan des méthodes de travail et des méthodes de gestion. Nous souhaitons en particulier nous engager sur la voie d’une démarche de gestion fondée sur des objectifs qui vont résulter de projets établis, discutés et élaborés au sein de chaque juridiction.   

En ce qui concerne le renforcement des garanties du procès équitable, vous savez que deux décrets ont été pris, l’un du 6 mars 2008 sur l’organisation et le fonctionnement du Conseil d’Etat, qui modifie notamment la composition de ses formations de jugement dans le sens de la séparation entre activités consultatives et activités contentieuses, l’autre du 7 janvier 2009, qui modifie le nom de « commissaire du gouvernement » en « rapporteur public » et fait évoluer la place de ce magistrat dans le procès contentieux. 

En ce qui concerne l’ouverture du Conseil d’Etat et de la juridiction administrative, notamment sur la société française, j’évoquais la question de notre recrutement et de notre composition. Sur ce point, de nouvelles catégories de membres du Conseil d’Etat vont être créées – celles des conseillers et des maîtres des requêtes en service extraordinaire pour la section du contentieux - qui nous permettront d’accueillir des juristes d’horizons variés, enrichissant ainsi nos délibérations. Nous sommes également résolus à permettre le recours, par les juridictions administratives, à des amici curiae, qui permettront d’éclairer utilement les formations de jugement, ainsi que cela vient d’être institué pour les formations consultatives du Conseil d’Etat. Nous nous sommes engagés également dans un travail très approfondi de développement de la restitution de nos travaux avec les Entretiens et les Conférences du Conseil d’Etat.

L’unité de la juridiction administrative, quant à elle, se traduira notamment par l’affirmation explicite des exigences propres à la qualité de magistrat, qui caractérisent l’ensemble des membres de la juridiction administrative dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles. Certes, notre indépendance fait partie des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, mais il peut être utile et il est souhaitable que la loi aille plus loin à cet égard. Nous réformerons également le régime disciplinaire des membres de la juridiction afin de renforcer l’impartialité, mais peut-être aussi l’effectivité des procédures ainsi que les droits de la défense.

Dans le sens de l’unité de la juridiction administrative, nous accroîtrons les possibilités de nomination des magistrats des cours et des tribunaux au Conseil d’Etat. Ceux-ci représentent aujourd’hui 12% de l’effectif total du Conseil d’Etat, proportion qui devrait, à terme, s’élever à environ un tiers.  Cette unité se manifestera aussi par l’adoption d’un guide de déontologie commun et par la création d’un collège de déontologie composé d’un membre du Conseil d’Etat, d’un magistrat des cours et des tribunaux administratifs et d’une personnalité extérieure. Il s’agit là d’ailleurs tout autant d’unité que d’ouverture, puisqu’accepter que le collège de déontologie soit ainsi composé, c’est aller résolument dans une direction opposée à celle du repli. A cet égard, la composition de l’organe de régulation du Conseil d’Etat, à savoir la commission consultative, qui deviendra la commission supérieure du Conseil d’Etat, devrait également voire évoluer sa composition. Composée aujourd’hui exclusivement de membres du Conseil, elle est aussi appelée à représenter les pouvoirs publics constitutionnels.