[Éclairage] Décret n° 2025-33 du 9 janvier 2025 relatif aux règles de la circulation en inter-files pour certains véhicules à deux ou trois roues motorisés

Fiche d'analyse
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La question de la circulation inter-files des motos (CIF), largement pratiquée et objet de polémiques, vient de connaître un point final avec la publication du décret du 9 janvier 2025. Cette décision a connu une longue période de maturation. Il est intéressant de se pencher sur la genèse de cette décision et la méthode de sa préparation.

Éclairage de Patrick Gandil, rapporteur à la section des travaux publics du Conseil d’État.

Genèse

La réflexion sur la CIF remonte au début des années 2000, car cette pratique prohibée se développait rapidement.

Dès 2002, les premiers échanges avec les associations de motocyclistes ont débouché sur un projet prévoyant d’autoriser cette pratique sur les voies à caractère autoroutier. Il ne s’est pas concrétisé.

En 2009, ce thème était l'une des pistes de travail de la concertation nationale engagée par la délégation à la sécurité routière pour la sécurité des usagers des deux-roues motorisés.

En 2012, le ministre de l’Intérieur a confié un rapport à une commission présidée par le préfet Régis Guyot. Celle-ci lui propose alors de légaliser et d’encadrer les pratiques existantes. Elle suggère d'étendre la possibilité de circuler entre les files aux trois-roues à moteur d'une largeur maximale d'un mètre. Elle souligne également l'accidentalité particulière de la circulation inter-files en cas de ralentissement du trafic et en conséquence l’intérêt de limiter le différentiel de vitesse autorisée par rapport aux files adjacentes à un maximum de 20 km/h.

Le Gouvernement a alors décidé de lancer une expérimentation sur la CIF après une recommandation du Conseil national de la sécurité routière (CNSR) en 2013. Cette décision a enclenché un processus de travail approfondi avec deux expérimentations successives définies par décret en Conseil d’État.

Conduite des expérimentations

L’article 37-1 de la Constitution dispose que la loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental. Les deux décrets ont été pris sur le fondement de cet article.

Une évaluation a été prévue par les deux décrets, sous la forme de rapports annuels et d’un rapport final. Le second décret définit également les thèmes à évaluer.

Ces expérimentations étaient destinées à tester des règles nouvelles et très délicates de sécurité routière avant de les généraliser. Le dispositif a évolué en tenant compte des résultats de chacune des deux expérimentations. Il a débouché sur une décision définitive créant une nouvelle pratique de circulation routière qui concerne un très grand nombre d’usagers. Cette méthode basée sur une évaluation rigoureuse par un organisme reconnu (le centre d'études et d'expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l'aménagement - CEREMA) peut être regardée comme exemplaire.

La première expérimentation

Le premier décret portant expérimentation de la circulation inter-files (n° 2015-1750) a été pris le 23 décembre 2015.

L’expérimentation se déroule dans les 11 départements des Bouches-du-Rhône, de la Gironde, du Rhône et de la région Ile-de-France. La CIF est autorisée aux conducteurs de motos et de tricycles à moteur de moins d’un mètre de large entre les deux voies les plus à gauche de la chaussée. Elle n’est possible que sur les autoroutes et les routes à deux chaussées séparées par un terre-plein central où la vitesse maximale autorisée est supérieure ou égale à 70 km/h, lorsque la circulation s'y est établie en files ininterrompues.

La CIF s'effectue dans le respect de diverses conditions. Notamment la vitesse des véhicules en inter-files est limitée à 50 km/h et le conducteur en inter-files doit reprendre sa place dans le courant normal de la circulation lorsque les véhicules, sur au moins une des deux files, circulent à une vitesse supérieure à la sienne.

Le conducteur en CIF est dispensé de l’obligation de maintenir son véhicule près du bord droit de la chaussée (article R. 412-9 du code de la route), de l’interdiction de franchir des lignes séparatives de voies sauf en cas de dépassement (article R. 412-23) et de l’obligation de rester dans une même voie en cas de densification de la circulation (article R. 412-24).

Pour cette première expérimentation, le Gouvernement n’avait pas retenu la limitation du différentiel de vitesse et n’avait pas prévu de sanction spécifique pour la CIF.

La première expérimentation s'est déroulée entre le 1er février 2016 et le 31 janvier 2021. Elle a fait l'objet d'un rapport d'évaluation par le CEREMA en janvier 2021. Ce rapport fait état de résultats mitigés. L'accidentalité des deux-roues motorisés a, par exemple, augmenté de 12% sur les zones où s’applique la CIF alors qu’elle a diminué de 10% tous réseaux confondus mais, pour les 16 accidents mortels, les règles de sécurité prévues par l’expérimentation n’avaient pas été respectées.

L'expérimentation a également présenté des effets positifs. Le rapport du CEREMA relève une amélioration générale de la maîtrise des vitesses des deux-roues motorisés en inter-files même si seule une minorité de conducteurs respecte la limite de 50 km/h. De plus, l'expérimentation a permis de renforcer la pédagogie sur la circulation inter-files, notamment grâce à la formation des jeunes conducteurs. En effet, on ne peut faire de pédagogie que sur ce qui est légal. Enfin, la circulation inter-files telle que prévue par l'expérimentation est bien acceptée par tous les usagers de la route, y compris par les conducteurs de véhicules légers.

Le rapport conclut sur la nécessité de mieux contrôler les règles de conduite et de clarifier la pratique de la CIF en cas de voie réservée à droite ou à gauche.

Cette première expérimentation ne permettant pas de prendre une décision définitive sur la CIF, le Gouvernement a décidé une nouvelle expérimentation.

Notons que cette première expérimentation a donné lieu à un arrêt de la Cour de cassation, qui juge qu’une société d’assurance peut refuser de couvrir les dommages subis par un motard ou en réduire la couverture si ce dernier ne respecte pas les conditions de la CIF (Cass. Civ 2, 26.11.2020, Z 19-17.532).

En l’espèce, un motard qui dépassait une voiture par la droite, comme le permet la CIF, a été heurté par la voiture, qui se rabattait vers la droite dans un embouteillage. Or, l’accident est survenu dans un département où la CIF n’était pas expérimentée et où seul le dépassement par la gauche était autorisé, conformément aux règles générales de circulation prévue par le code de la route. La Cour de cassation a confirmé le caractère fautif du comportement du motard et validé la limitation de l’indemnisation à la moitié du préjudice subi pour tenir compte de la faute de ce dernier, à l'origine de l'accident.

La deuxième expérimentation

Le second décret portant expérimentation de la circulation inter-files (n° 2021-993) a été pris le 28 juillet 2021. Il prévoit de mener une seconde expérimentation de la CIF des deux roues motorisées avec des conditions nouvelles. L’expérimentation est prévue pour trois ans et elle est prorogeable dans la limite d'un an.

Le sujet a été retravaillé avec les organisations du comité interministériel de sécurité routière (CISR) qui ont des liens avec les deux roues. Trois réunions de concertation se sont tenues de janvier à mars 2021 avec la Fédération française de motocyclisme (FFM), la Fédération française des motards en colère (FFMC), la Mutuelle des motards (AMDM), la Fédération française des assureurs (FFA), Club14/AXA et la filière moto du Conseil National des Professions de l'Automobile (CNPA).

Le périmètre géographique est étendu à 21 départements en rajoutant la Haute Garonne, l’Hérault, l’Isère, la Loire-Atlantique, le Nord, le Var, les Alpes-Maritimes, la Drôme, le Vaucluse et les Pyrénées-Orientales. Ces départements représentent bien ceux où la taille des métropoles et l’activité touristique peuvent justifier la pratique de la CIF.

Les conditions de circulation sont les mêmes que dans la première expérimentation à une modification près : la vitesse des véhicules en inter-files ne pourra pas excéder de plus de 30 km/h celle des véhicules circulant dans les deux voies les plus à gauche.

Une signalisation spécifique est prévue.

Comme lors de la première expérimentation, Ii n’y a pas de peine spécifique liée à la CIF.

Le décret de généralisation et de pérennisation de la circulation inter-files

Un premier projet de décret était prêt fin juillet 2024 mais le Gouvernement a décidé de ne pas le publier dès lors que l’on était dans la période d’expédition des affaires courantes. Au surplus, depuis le 1er octobre 2024, la vitesse maximale autorisée sur le boulevard périphérique de Paris a été réduite à 50 km/h, par décision de la maire de Paris. Avec la rédaction retenue pour les décrets d’expérimentation, cet abaissement aurait eu pour conséquence d'interdire la pratique de la circulation inter-files sur ce boulevard, alors qu'il est l'axe sur lequel la pratique est la plus répandue.

Le nouveau décret reprend pour l’essentiel les décrets d’expérimentation en les complétant sur trois points : le cas du boulevard périphérique, la vitesse maximale qui est réduite à 30km/h si l’une des files est arrêtée et la création d’une infraction spécifique.

- Pour le boulevard périphérique, la difficulté provient du fait que la CIF est autorisée sur les autoroutes et les routes à deux chaussées séparées par un terre-plein central et dotées d'au moins deux voies chacune où la vitesse maximale autorisée par le code de la route est supérieure ou égale à 70 km/h.

Cette limite de vitesse supérieure ou égale à 70km/h n’est en rien une question de sécurité routière, c’est une façon de décrire les types de routes où la CIF est autorisée. En effet, la vitesse maximale par catégorie de voie est fixée de façon générale par les articles R. 413-2 et R. 413-3 du code de la route.

L’article R. 413-1 donne la primauté aux limites fixées par le détenteur du pouvoir de police sur les limites générales : « Lorsqu'elles sont plus restrictives, les vitesses maximales édictées par l'autorité investie du pouvoir de police prévalent sur celles autorisées par le présent code ».

Hors agglomération, la vitesse des véhicules est limitée à :

  1. 130 km/ h sur les autoroutes ;

  2. 110 km/ h sur les routes à deux chaussées séparées par un terre-plein central ;

  3. 80 km/ h sur les autres routes. Toutefois, sur les sections de ces routes comportant au moins deux voies affectées à un même sens de circulation, la vitesse maximale est relevée à 90 km/ h sur ces seules voies.

En agglomération, la vitesse des véhicules est limitée à 50 km/ h.

Toutefois, cette limite peut être relevée à 70 km/ h sur les sections de route où les accès des riverains et les traversées des piétons sont en nombre limité et sont protégés par des dispositifs appropriés. La décision est prise par arrêté de l'autorité détentrice du pouvoir de police de la circulation, après consultation des autorités gestionnaires de la voie et, s'il s'agit d'une route à grande circulation, après avis conforme du préfet.

Sur le boulevard périphérique de Paris, cette limite est fixée à 70 km/h.

Le décret de généralisation a donc maintenu la référence aux 70 km/h dans le cadre des articles R. 413-2 et R. 413-3 du code de la route en précisant « nonobstant la fixation d’une vitesse maximale autorisée plus faible par l’autorité de police de la circulation en application de l’article R413-1 ».

-  Pour la vitesse maximale des véhicules en inter-files, depuis la première expérimentation, la limite a été fixée à 50 km/h et cette vitesse convient puisque le nombre d’accidents mortels impliquant un usager de véhicule à deux-roues motorisé respectant les conditions de la CIF a varié entre 1 et 6 tués par an sur l’ensemble des réseaux CIF et des périodes expérimentales. De plus, 1% seulement des accidents respectant les règles de la CIF sont mortels. Toutefois, la gravité des accidents est liée au différentiel de vitesse entre motos et autres véhicules et la difficulté des manœuvres de changement de files pour les automobilistes est augmentée par ce même différentiel. C’est ce qui a conduit à limiter le différentiel à 30 km/h dans la deuxième expérimentation. Malheureusement, ce différentiel est difficile à mesurer et quasi impossible à contrôler, c’est ce qui a conduit à retenir une limitation plus simple dans le décret de généralisation : la vitesse des véhicules en inter-files ne peut excéder 30 km/h si l’une des files est à l’arrêt.

- Une infraction spécifique a été créée, punie par une amende de la quatrième classe, la perte de trois points sur le permis de conduire et éventuellement la suspension du permis de conduire pour une durée de trois ans au plus. De plus le titulaire du certificat d'immatriculation du véhicule est redevable de l’amende et de la perte de points et peut éventuellement être condamné par le juge à la suspension du permis de conduire.

Un nouvel article du code de la route, l’article R. 412-11-3, définit les conditions de pratique de la CIF. Notons, en particulier, que, dorénavant, la CIF est autorisée sur toutes les voies répondant aux conditions de cet article (notamment autoroutes et routes à deux chaussées séparées par un terre-plein central). Ainsi, l’autorisation est la règle et l’interdiction l’exception, c’est pourquoi un arrêté ministériel définira une signalisation spécifique.

Il apparait donc que l’autorisation de la CIF a été étudiée de manière approfondie avec une longue période expérimentale. Il appartiendra maintenant au Gouvernement d’examiner le bon fonctionnement de cette nouvelle pratique dans la durée et d’opérer d’éventuelles corrections nécessaires.