Avis portant sur la sécurisation des mesures permettant d’assurer une meilleure prise en compte de l’intérêt public dans l’équilibre des contrats de concession autoroutière

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Le Gouvernement a décidé de rendre public l'avis du Conseil d'État portant sur la sécurisation des mesures permettant d’assurer une meilleure prise en compte de l’intérêt public dans l’équilibre des contrats de concession autoroutière.

Le Conseil d’État, saisi le 7 avril 2023 par le ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique d’une demande d’avis relative à la mesure de la rentabilité d’une concession et aux possibilités légalement ouvertes au concédant de réduire la durée d’un contrat de concession, et comportant les questions suivantes :

1° Quel critère pourrait être retenu pour apprécier la rentabilité d’un concessionnaire et justifier une décision unilatérale de réduction de la durée d’une concession ?

Si cette appréciation devait se matérialiser par l’atteinte d’un plafond de rentabilité, est-ce que l’évaluation du niveau de rentabilité devrait être réalisée à partir du calcul d’un TRI « projet » (qui intègre la rémunération de l’ensemble des capitaux engagés pour financer l’investissement - fonds propres et dettes), d’un TRI « actionnaire » (qui se concentre sur la rémunération des fonds propres), d’un autre indicateur ou d’un faisceau d’indicateurs ?

La rentabilité devant être appréciée « sur la durée totale de la concession », les niveaux de TRI sont calculés en cours d’exécution des concessions et relèvent de projections qui, bien qu’établies de manière rigoureuse et sur des hypothèses en lien avec la réalité, ne constituent pas des faits établis pour lesquels il faudrait attendre la fin de ces concessions. Un éventuel ajustement de la durée des contrats pourrait-il reposer sur de telles projections ?

Dans l’hypothèse où le TRI actionnaire devrait servir de base à l’évaluation de la rentabilité, comment conviendrait-il de traiter les changements d’actionnaires tout au long de la durée des contrats, en d’autres termes, quels actionnaires et quelles injections de fonds devraient servir de référence ?

2° S’agissant des sociétés concessionnaires d’autoroutes historiques et sur la base de l’indicateur qui serait retenu, dans quelle mesure une rémunération peut-elle être jugée excessive ?

3° Dans l’hypothèse où une rémunération excessive serait identifiée, quelles seraient les modalités juridiques que devrait respecter l’Etat, autorité concédante, pour résilier, par anticipation, une concession autoroutière ?

Des solutions alternatives, telles qu’une baisse unilatérale des tarifs des péages, pourraient‑elles être envisagées ?

Vu la Constitution ;

Vu le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ;

Vu la directive 2014/23/UE du 26 février 2014 du Parlement européen et du Conseil sur l’attribution des contrats de concession ;

Vu le code de la commande publique ;

Vu le code de la voirie routière ;

Vu l’avis du Conseil d’État n° 389520 du 5 février 2015 ;

Vu l’avis du Conseil d’État n° 399132 du 6 février 2020 ;

EST D’AVIS

de répondre aux questions posées dans le sens des observations ci-après, sous réserve de l’appréciation des juridictions compétentes :

Les précédentes demandes d’avis présentées au Conseil d’État :

1. Souhaitant analyser les conséquences qu’il lui était légalement possible de tirer des recommandations émises par l’Autorité de la concurrence, dans son avis n° 14-A-13 rendu le 17 septembre 2014, sur les sociétés concessionnaires d’autoroutes (SCA) dites « historiques » (comprenant les six sociétés d’économie mixte concessionnaires d’autoroutes – SEMCA – et leurs filiales, privatisées en 2006, ainsi que la société Cofiroute), le Gouvernement avait, alors, interrogé le Conseil d’État sur les diverses possibilités permettant à l’État concédant de remédier à une situation où l’exploitation d’une concession dégage des bénéfices excédant de façon anormale les dépenses de cette concession.

2. Dans son avis n° 389520 du 5 février 2015, le Conseil d’État a notamment examiné la possibilité de réduire la durée d’une concession. Il a indiqué que « si l’autorité concédante estime que l’exploitation dégage des bénéfices excédant de façon anormale les dépenses de la concession à couvrir, il lui appartient soit de modifier les règles de tarification des péages (…), soit de réduire la durée de la concession, dès lors qu’eu égard aux conditions d’exploitation de la concession, la durée normale d’amortissement des investissements peut être regardée comme dépassée (CE Ass. 8 avril 2009, n° 271737-271782, Compagnie générale des eaux et Commune d’Olivet ; CE 7 mai 2013, n° 365043, Société auxiliaire de parcs de la région parisienne) » (voir a du 1° du II de l’avis).

3. Le 5 novembre 2019, le Gouvernement a saisi le Conseil d’État d’une nouvelle demande d’avis portant sur les possibilités offertes à l’État pour conserver l’équilibre initial des concessions d’autoroutes lorsque le contexte économique et fiscal connaît une évolution favorable aux sociétés concessionnaires. Il demandait notamment s’il résultait de l’article R. 3114-2 du code de la commande publique, relatif à la durée des concessions, ou d’autres règles ou principes gouvernant ces contrats, « une règle générale voulant que les bénéfices retirés, par le concessionnaire, de l’exploitation de l’équipement ne puissent excéder la rémunération raisonnable des capitaux investis », et « comment apprécier la notion de rémunération raisonnable des capitaux investis ».

4. Dans son avis n° 399132 du 6 février 2020, le Conseil d’État a relevé, au point 88, que, « selon le modèle économique d’une concession de travaux publics, après une première période déficitaire due aux dépenses d’investissement financées par le recours à l’emprunt, les comptes se rééquilibrent et la concession dégage des excédents de recettes par rapport aux dépenses d’exploitation. Ces excédents importants sont destinés à assurer le paiement des intérêts, le remboursement des emprunts ainsi que la rémunération normale tant des capitaux que de l’exploitant. Il importe de bien faire la distinction, en cette période excédentaire, entre des bénéfices nécessaires à l’équilibre de la concession et des bénéfices qui seraient regardés comme “excessifs” ». Il a indiqué, au point 89, qu’« ainsi, la modification des conditions d’exploitation, notamment économiques et fiscales, extérieures au contrat de concession, peut être prise en compte s’il apparaît que leur évolution a conduit à ce que la rémunération du titulaire, appréciée sur la totalité de la durée du contrat, excède un montant raisonnable au regard de ces critères ».

                 Enfin, le point 94 de l’avis retient que, pour évaluer le caractère éventuellement excessif de la rémunération du capital des sociétés concessionnaires, appréciée sur la durée totale de la concession, l’autorité concédante pourra s’appuyer notamment sur les travaux que mènera l’Autorité de régulation des transports (ART) en application de l’article L. 122-9 du code de la voirie routière, créé par la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, qui charge cette autorité d’établir, au moins une fois tous les cinq ans, un rapport public sur l’économie générale des concessions ainsi que d’assurer un suivi annuel des taux de rentabilité interne (TRI) de chaque concession.

La présente demande d’avis :

5. Le Conseil d’État relève, à titre liminaire, que la présente demande d’avis fait suite à la publication de plusieurs analyses procédant à une évaluation de la rentabilité des concessions autoroutières, dont les méthodes et, en conséquence, les conclusions sont différentes.

6. L’ART a ainsi rendu public son premier rapport sur l’économie générale des concessions au mois de novembre 2020 et son deuxième rapport au mois de mars 2023.

Dans ces rapports, l’ART analyse le TRI dit « projet » des SCA, qui intègre la rémunération de l’ensemble des capitaux engagés pour financer l’investissement (fonds propres et dettes), ainsi que le relève la demande d’avis. L’ART conclut que, sur la période allant de 2017 à 2021, le TRI projet des SCA est « globalement stable » (- 0,13 %) et s’établit en 2021 à 7,8 % pour les SCA historiques et à 6,3 % pour les autres SCA. Elle attire toutefois l’attention sur le fait que, compte tenu des difficultés soulevées par le calcul de ces TRI, leur niveau en valeur absolue doit être interprété avec prudence, seules leurs variations annuelles pouvant être regardées comme significatives.

7. En septembre 2020, la commission d’enquête mise en place par le Sénat sur « le contrôle, la régulation et l’évolution des concessions autoroutières » a rendu public son rapport d’information. Celui-ci fait état d’une étude indépendante, réalisée à la demande de la commission, indiquant que la rentabilité des SCA historiques, mesurée selon le TRI dit « actionnaire » (qui se concentre sur la rémunération des fonds propres apportés par les actionnaires, pour reprendre les termes de la demande d’avis), bien que « très significative sur la période allant de 2006 à 2019, … se situe légèrement en deçà des attentes », soit de la rentabilité « prévue en 2006 pour fixer le prix de cession des participations majoritaires de l’État dans les SCA historiques ». En revanche, « sur la période 2020-2036 (date d’échéance des concessions), la rentabilité deviendrait très élevée, ce qui permettrait aux SCA d’atteindre des TRI très supérieurs à ceux qui avaient été initialement prévus ».

8. Enfin, le Gouvernement a rendu public, en mars 2023, le rapport sur « le modèle économique des sociétés concessionnaires d’autoroutes », qu’il avait demandé à l’Inspection générale des finances (IGF) et au Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) et qui lui a été remis au mois de février 2021. Selon ce rapport, si le TRI projet de toutes les concessions historiques est légèrement supérieur en 2020 à celui postulé lors de la privatisation des concessions en 2006, en revanche, le TRI actionnaire de quatre de ces concessions est, en 2020, « très supérieur » à celui postulé lors de la privatisation, mettant en évidence une « rentabilité très supérieure à l’attendu ». Le rapport indique qu’« un réalignement de la rentabilité de ces concessions sur le niveau de TRI actionnaire ciblé lors de la privatisation de 2006 supposerait des ajustements majeurs dans la durée de concession ou le montant des péages », le raccourcissement de la durée des concessions étant évalué entre cinq et dix ans selon le cas.

9. Dans ce contexte, le Gouvernement souhaite recueillir à nouveau l’avis du Conseil d’État sur la notion de rentabilité d’une concession. Il s’interroge, en premier lieu, sur la méthode qu’il convient de retenir pour apprécier la rentabilité d’une concession ainsi que sur la possibilité de résilier unilatéralement une concession dans l’hypothèse où elle dégagerait pour le concessionnaire une rémunération jugée excessive (1° et 2° de la demande d’avis). Il demande, en second lieu, dans l’hypothèse où une rentabilité excessive d’une concession serait identifiée, quelles seraient les modalités juridiques à respecter pour résilier, par anticipation, cette concession (3° de la demande d’avis).

10. Le Conseil d’État note que le contentieux introduit par trois SCA historiques devant le tribunal administratif de Paris, quelques jours après la saisine du Conseil d’État de la présente demande d’avis, ne présente, compte tenu de son objet et de la portée très générale des questions qu’il soulève, qu’un lien très indirect et très partiel avec les questions soulevées par la présente demande d’avis et ne fait donc pas obstacle à ce que le Conseil d’État y réponde.

Sur la méthode à retenir pour apprécier la rentabilité d’une concession :

11. Le Gouvernement s’interroge sur l’utilisation respective qu’il convient de faire de l’indicateur qu’il dénomme « TRI projet » dans sa demande d’avis, qui permet d’apprécier la rentabilité d’un projet de concession indépendamment de ses modalités de financement (par endettement ou par apport de fonds propres), et de l’indicateur qu’il dénomme « TRI actionnaires », qui permet d’apprécier la rentabilité des fonds propres investis par le concessionnaire dans un projet.

12. Le Conseil d’État estime que la demande d’avis ne soulève pas, sur ce point, de question de droit à laquelle il lui reviendrait de répondre.

13. Il relève simplement que les deux approches rappelées ci-dessus, couramment utilisées en analyse financière des projets, disposent chacune de leur cohérence propre, sont à la fois nécessaires et complémentaires, et peuvent être utilisées tant pour engager un projet que pour en suivre l’exécution. Il note toutefois que l’utilisation de ces indicateurs doit tenir compte, dans le cas des concessions autoroutières, de leur modèle économique particulier, fondé sur l’existence d’une période déficitaire suivie d’une période excédentaire, à partir de laquelle s’effectue le rééquilibrage des comptes, et qu’il importe, en conséquence, d’analyser les flux, quels qu’ils soient, sur toute la durée de vie de la concession.

14. Le Conseil d’État souligne, enfin, que rien ne saurait dispenser l’État, en sa qualité de concédant et à l’égard de chacun de ses concessionnaires pris individuellement, d’exercer le pouvoir de contrôle qu’il détient, en vertu d’un principe général désormais codifié au 1° de l’article L. 6 du code de la commande publique. Dans le cadre de ce contrôle qui s’exerce, le cas échéant, selon les modalités fixées conventionnellement, l’État concédant n’est en rien tenu par tel ou tel choix méthodologique. Il lui appartient, en tant que concédant, de contrôler les conditions d’exécution, y compris financières, de chaque contrat de concession par une analyse détaillée et critique, effectuée à date régulière, non seulement des résultats des exercices mais aussi du plan d’affaires du concessionnaire et des prévisions financières qui en ressortent.

En ce qui concerne la possibilité de résilier unilatéralement une concession dans l’hypothèse où elle dégagerait pour le concessionnaire une rémunération jugée excessive :

15. L’administration, conformément à une jurisprudence ancienne et désormais codifiée au 5° de l’article L. 6 du code de la commande publique, n’est autorisée à faire usage de son pouvoir de résiliation unilatérale, hors les hypothèses expressément prévues par le contrat ou par la loi, que dans deux cas : lorsqu’elle se fonde sur un motif d’intérêt général ou lorsque le cocontractant a commis une faute.

16. L’avis du Conseil d’État du 5 février 2015 indiquait que pouvait être envisagée une « résiliation pour motif d’intérêt général dans le cas où l’évolution économique constatée aurait pour effet d’accélérer sensiblement, contrairement aux prévisions, l’amortissement des ouvrages et la rémunération raisonnable du concessionnaire, au point que la durée initialement convenue n’aurait plus de justification. Une telle mesure supposerait une appréciation globale de l’amortissement des investissements et de la rémunération du concessionnaire » (voir également l’avis du 6 février 2020, point 83).

17. La durée normale d’amortissement, qui a d’abord reçu une définition jurisprudentielle sur le fondement de la loi du 29 janvier 1993 (CE, 11 août 2009, Société Maison Comba, n° 303517), est désormais définie par l'article R. 3114-2 du code de la commande publique, qui transpose l’article 18 de la directive 2014/23/UE du 26 février 2014, susvisée, et prévoit que : « Pour les contrats de concession d'une durée supérieure à cinq ans, la durée du contrat ne doit pas excéder le temps raisonnablement escompté par le concessionnaire pour qu'il amortisse les investissements réalisés pour l'exploitation des ouvrages ou services avec un retour sur les capitaux investis, compte tenu des investissements nécessaires à l'exécution du contrat ».

Le point de départ à prendre en compte pour le calcul de la durée d’amortissement est, en principe, la date d’achèvement et de mise en service (CE, 8 février 2010, Commune de Chartres, n° 323158).

18. Les précisions apportées à la notion de durée normale d’amortissement, par la jurisprudence puis par le droit de l’Union européenne et le droit interne, ont pu sembler introduire une condition supplémentaire, tenant à la rémunération des capitaux investis, laquelle doit cependant s’entendre comme englobant la couverture de la dette et la rémunération des fonds propres. Mais, en réalité, elles n’ont fait qu’aligner la définition de la durée des concessions, au sens de la loi du 29 janvier 1993 puis de l’article R. 3114-2 du code de la commande publique, sur la définition donnée de longue date par la jurisprudence dans le cadre de la théorie de l’équilibre financier des contrats. Selon cette théorie (voir, notamment, CE, 11 mars 1910, Ministre de travaux publics c/ Compagnie générale française des tramways, Rec p. 216), les éléments essentiels du contrat (durée, niveau des recettes prélevées sur les usagers, importance des investissements mis à la charge du concessionnaire) sont réputés avoir été négociés entre les parties de façon à permettre au cocontractant de la personne publique de financer les biens qu’il est tenu d’affecter au service. Et, selon une formule classique, l’équation financière de la concession est acceptée par le concessionnaire comme lui assurant la couverture de ses dépenses, une rémunération raisonnable et un bénéfice normal. Les deux termes de l’équation sont réputés se faire équilibre au moment fixé par les parties contractantes (voir G. Jèze, note RDP 1935, p. 783).

19. On ne saurait ainsi déduire des évolutions de la définition de la durée maximale des concessions, comme semble faire la demande d’avis, qu’il y aurait lieu d’apprécier la rémunération des capitaux investis indépendamment de celle de la durée d’amortissement des investissements, dont elle est indissociable. Un tel raisonnement, qui présente un risque de confusion entre un contrat de concession et un contrat de marché, est étranger à l’encadrement légal et jurisprudentiel des concessions de travaux publics.

20. Si le concédant constatait, en cours d’exécution du contrat, une importante augmentation de la rémunération du concessionnaire, il lui appartiendrait, pour apprécier les conséquences à en tirer, de tenir compte du transfert de risque auquel procède le contrat de concession, et qui est le corollaire de l’équilibre de ce dernier.

21. Le transfert de risques, d’origine jurisprudentielle, est, tant au regard du droit de l’Union européenne que du droit interne, le critère qui permet de distinguer le contrat de concession du contrat de marché public. Il est aujourd’hui codifié à l’article L. 1121-1 du code de la commande publique. Les risques transférés au concessionnaire, et que celui-ci est réputé avoir acceptés au moment de la conclusion du contrat, sont financiers mais aussi économiques. Ce dernier type de risques englobe des facteurs exogènes au contrat (tels que la baisse ou la hausse des taux d’intérêt, l’absence ou l’existence d’une inflation, l’évolution des coûts de construction ou de matières premières comme le pétrole).

22. Or, si le transfert de risques, pour des raisons évidentes, joue essentiellement dans les cas d’évolutions défavorables au concessionnaire, il doit jouer également dans les cas d’évolutions favorables à ce dernier.

23. Par voie de conséquence, la seule circonstance que le concessionnaire ait optimisé le financement de sa dette en raison de taux historiquement bas, voire négatifs, comme cela a été le cas dans la période récente, ou qu’une baisse des coûts de construction et d’entretien, corrélée à une inflation particulièrement faible, lui ait procuré des bénéfices importants, ne pourrait suffire à fonder légalement une résiliation pour motif d’intérêt général, au regard du risque de pertes que le concessionnaire a accepté de courir en contrepartie des possibilités de gains que peut lui procurer une situation économique favorable.

24. Il ne pourrait en aller autrement que s’il était constaté une évolution particulièrement importante et durable de la rémunération des capitaux investis par le concessionnaire et de ses bénéfices, conduisant à une altération profonde et irréversible de l’équilibre économique de la concession. Une telle situation est, en principe, désormais prévenue, s’agissant des concessions récentes, par l’existence, dès la conclusion du contrat, de clauses dites de « durée endogène », prévoyant la réduction de la durée initiale après une certaine durée d’exécution du contrat et lorsqu’est atteint, par le concessionnaire, un certain niveau de résultats. Des clauses de même nature ont, certes, été introduites dans les contrats des SCA historiques mais leurs conditions sont très restrictives et leur portée est limitée à la durée des avenants qui les ont prévues.

25. Il n’appartient pas au Conseil d’État, statuant en formation consultative, de se prononcer, à la lumière des observations qui précèdent, sur la rentabilité des concessions autoroutières, en particulier des concessions confiées aux SCA historiques, et cela d’autant plus que, ainsi que l’indique l’ART, la plupart de ces concessions historiques présentent des caractéristiques atypiques, tenant notamment à ce qu’une grande partie des données relatives à la première moitié de leur durée d’exécution a disparu, y compris en ce qui concerne la mise en service des équipements, ce qui rend difficile l’estimation d’une durée normale d’amortissement, notamment la détermination de son point de départ.

Sur les modalités juridiques que devrait respecter l’État, en tant qu’autorité concédante, pour résilier, par anticipation, une concession autoroutière (3° de la demande d’avis) :

26. Le Conseil d’État attire l’attention du Gouvernement sur le fait qu’une décision de résiliation unilatérale est un acte qui, eu égard à l’intérêt qui s’attache à la continuité du service public et à sa bonne exécution, requiert une préparation sérieuse qui doit être menée avec rigueur. Il va de soi qu’une résiliation mettant, de manière anticipée, fin à un contrat de concession implique que le concédant ait déjà envisagé l’organisation future du service public et qu’il en ait défini le modèle. Les délais de préparation d’une éventuelle remise en concurrence sont à prendre en compte, de même que la nécessité de disposer d’un inventaire des biens de retour de l’ensemble des concessions concernées par une telle mesure.

27. Il pourrait, à cet égard, être opportun, et conforme à l’intérêt qui s’attache à la continuité du service public, de ménager non seulement un délai de préavis suffisant entre la décision de résiliation et sa prise d’effet mais aussi, le cas échéant, de prévoir un effet différé. Cet effet différé devrait être calibré pour permettre un amortissement complet des investissements.

A cette fin, toute évaluation financière sérieuse démontrant que les investissements peuvent être amortis et la dette remboursée sur une durée moindre que la durée du contrat restant à courir serait pertinente. Différentes durées devraient être testées jusqu’à trouver un équilibre raisonnable.

28. L’évaluation du temps nécessaire à ces travaux de préparation devrait conduire l’État concédant à s’interroger sur la portée utile d’une décision de résiliation, alors que les concessions d’autoroutes les plus anciennes n’ont plus, à la date du présent avis, qu’une durée résiduelle ne dépassant pas treize ans.

29. Enfin, une résiliation pour motif d’intérêt général devrait prendre en compte l’existence de clauses de rachat « pour motif d’intérêt général » figurant dans les contrats détenus par les SCA historiques et qui prévoient une indemnisation, que ces clauses y figurent depuis l’origine ou qu’elles y aient été introduites à une date plus récente.

Or, le rachat avec indemnisation d’une concession est une alternative à la résiliation unilatérale du contrat. Il peut, en effet, être regardé comme un mode de résiliation unilatérale, à l’initiative du concédant, organisé par le contrat de concession.

Le Conseil d’État rappelle, enfin, que, si les parties à un contrat conclu par une personne publique peuvent déterminer l'étendue et les modalités des droits à indemnité du cocontractant en cas de résiliation amiable du contrat, c’est sous réserve qu'il n'en résulte pas, au détriment de la personne publique, l’allocation au cocontractant d’une indemnisation excédant le montant du préjudice qu’il a subi résultant du gain dont il a été privé ainsi que des dépenses qu’il a normalement exposées et qui n’ont pas été couvertes en raison de la résiliation du contrat (CE, 16 décembre 2022, Société Grasse-vacances, n° 455186).

Compte tenu de l’existence de ces clauses de rachat pour motif d’intérêt général, le Conseil d’État estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner plus avant la question de l’indemnisation du co-contractant lorsque l’autorité publique prend une décision de résiliation unilatérale, quel qu’en soit le motif.

Cet avis a été délibéré et adopté par l’assemblée générale du Conseil d’État dans sa séance du 8 juin 2023.