Avis relatif à la rémunération des auteurs sur la vente de livres d'occasion

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Le Gouvernement a décidé de rendre public l'avis du Conseil d’État relatif à la rémunération des auteurs sur la vente de livres d'occasion.

Le Conseil d’État a été saisi le 2 mai 2025 d’une demande d’avis portant sur la rémunération en droit d'auteur sur la vente de livres d'occasion libellée comme suit :

 « Le développement du marché, notamment en ligne, du livre d'occasion dans un contexte de relative stagnation du marché du livre pose la question de sa coexistence harmonieuse avec un marché du livre neuf qui est le seul à assurer la rémunération de la création.

Afin que ces évolutions de consommation se concilient avec ses objectifs de soutien à la création artistique, traduit par le droit de la propriété littéraire et artistique et de protection du livre comme bien culturel, matérialisé par le régime du prix unique, le Gouvernement envisage de mettre en place, par la loi, un mécanisme qui permettrait d'associer les auteurs et les éditeurs au développement du marché de l'occasion.

Un tel mécanisme serait institué au bénéfice des titulaires de droits sur des œuvres ayant fait l'objet d'un contrat d'édition et qui ont été publiées sous forme de livres et ferait l'objet d'une gestion collective. Il reposerait sur une obligation annuelle, pesant sur certains vendeurs dont le champ doit être expertisé, de déclaration de la liste des ouvrages d'occasion vendus assortie du paiement d'une contribution relevant du droit d'auteur et assise sur le chiffre d'affaires correspondant à la vente de livres d'occasion auprès des consommateurs.

Seraient exemptés de cette déclaration et de cette contribution les acteurs relevant de l'économie sociale et solidaire dont le commerce de livres d'occasion ne représente qu'une part minoritaire de l'activité. Seraient également exemptés les opérateurs économiques dont le chiffre d'affaires n'excède pas un seuil annuel fixé par décret.

Dans le cas où les ouvrages d'occasion sont vendus à travers des services de communication au public en ligne mettant en relation des vendeurs tiers avec des consommateurs, les opérateurs de ces services seraient tenus à la déclaration et redevables de la rémunération dès lors que le chiffre d'affaires total effectué annuellement à travers le service dépasserait un certain seuil fixé par décret.

Les sommes perçues seraient réparties à parité entre auteurs et éditeurs. Une fraction des sommes perçues serait affectée à des actions d'intérêt général bénéficiant au secteur du livre.

Enfin, le défaut de versement des sommes dues à l'organisme de gestion collective serait passible d'une sanction pénale, sur le modèle du troisième alinéa de l'article L. 335-4 du code de la propriété intellectuelle.

Au-delà des éventuels enjeux constitutionnels que soulève l’instauration d’un tel mécanisme, l’article 4 de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information prévoit le principe d’un épuisement du droit de distribution des œuvres à la première vente ou au premier autre transfert de propriété dans l’Union européenne de cet objet par le titulaire du droit ou avec son consentement. Le considérant 28 de cette même directive précise que la première vente de l'original d'une œuvre épuise le droit de contrôler la revente de cet objet dans l’Union européenne. Les textes et la jurisprudence communautaires ne précisent pas si un mécanisme de rémunération sur les livres d’occasion, tel qu’envisagé par le Gouvernement, pourrait être assimilé à un contrôle de la revente de cet objet, ou encore porter une atteinte au principe de libre circulation des marchandises.

Le Gouvernement souhaite, en conséquence, recueillir l’avis du Conseil d’État sur la question suivante :

L’institution d’un principe de rémunération sur les livres d’occasion au bénéfice des auteurs, telle qu’elle est envisagée, serait-elle contraire au droit de l’Union européenne, notamment la directive 2001/29/CE, ou à une règle ou un principe de valeur constitutionnelle ? »

Vu la Constitution, et notamment son préambule ;

Vu la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 ;

Vu le code de la propriété intellectuelle ;

Le Conseil d’État est d’avis de répondre dans le sens des observations qui suivent :

1. Le Gouvernement s’interroge sur la mise en place d’une contribution sur le livre d’occasion permettant de protéger le prix unique du livre et les droits des titulaires sur des œuvres ayant fait l’objet d’un contrat d’édition et d’une publication sous forme de livres, en cas de revente de l’œuvre sur le marché de l’occasion. Cette contribution pourrait prendre la forme d’un « droit de suite » reversé, le cas échéant, à un organisme de gestion collective au bénéfice du soutien à la création artistique. Le Gouvernement demande au Conseil d’État d’examiner la conformité d’un tel dispositif, lequel aurait vocation à être inséré dans la loi, aux normes supérieures.

Sur la possibilité d’instaurer un droit d’exploitation des auteurs, ou un droit voisin, sur la commercialisation de livres imprimés ayant fait l’objet d’une première cession  

En ce qui concerne la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit

2. En premier lieu, la propriété figure au nombre des droits de l'homme consacrés par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789. En l'absence de privation du droit de propriété, il résulte néanmoins de l'article 2 de la Déclaration de 1789 que les limites apportées à son exercice doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi. Il est en outre loisible au législateur d'apporter à la liberté contractuelle, qui découle de l'article 4 de la Déclaration de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi (Conseil constitutionnel, décisions n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006 et n° 2014‑430 QPC du 21 novembre 2014).

3. Le Conseil d’État considère que ni le droit de propriété de l’acquéreur d’un livre d’occasion, ni la liberté contractuelle protégées par la Constitution, non plus qu’aucun autre principe ou aucune autre règle de nature constitutionnelle ne fait obstacle à la perception d’un nouveau droit d’exploitation d’une œuvre littéraire, à l’occasion des reventes successives des livres imprimés dont la première cession aurait donné lieu à la perception de tels droits, au profit des titulaires des droits de propriété intellectuelle sur cette œuvre. En renforçant la protection apportée aux titulaires de droits d’auteur, dont les droits de propriété intellectuelle relèvent également du droit de propriété consacré par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789, au-delà de la première cession de l’ouvrage, l’atteinte qui serait ainsi portée au droit de propriété des acquéreurs successifs de l’ouvrage serait justifiée par un motif d’intérêt général tenant à la promotion de la création artistique et à la sauvegarde de la propriété intellectuelle, reconnue comme objectif de valeur constitutionnelle (Conseil constitutionnel, décision n° 2020-841 QPC du 20 mai 2020). Sous réserve de ses modalités d’application et de celles de détermination du montant des nouveaux droits, qui ne sauraient avoir pour effet de priver les revendeurs de la perception du prix correspondant à la valeur du bien cédé, la création d’un tel droit au profit des auteurs n’apparaîtrait pas, dans son principe, disproportionnée à l’objectif poursuivi.

4. En second lieu, le Conseil d’État estime qu’un tel dispositif n’est pas, par lui-même, de nature à porter atteinte au principe d’égalité devant la loi tel que découlant de l’article 6 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dès lors qu’il s’appliquerait indifféremment du mode de commercialisation, physique ou en ligne, de livres d’occasion. Ses modalités de mise en œuvre pourraient être différenciées, par exemple en fonction des catégories d’opérateurs économiques, si des différences de situation objectives en lien avec les buts poursuivis le justifiaient.

En ce qui concerne la conformité au droit de l’Union européenne

5. Aux termes de l’article 4 de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information intitulé « Droit de distribution » : « 1. Les États membres prévoient pour les auteurs le droit exclusif d'autoriser ou d'interdire toute forme de distribution au public, par la vente ou autrement, de l'original de leurs œuvres ou de copies de celles-ci. / 2. Le droit de distribution dans la Communauté relatif à l'original ou à des copies d'une œuvre n'est épuisé qu'en cas de première vente ou premier autre transfert de propriété dans la Communauté de cet objet par le titulaire du droit ou avec son consentement. ». Il résulte de ces dispositions, dont l’objectif est de concilier, d’une part, le droit de propriété de l’acquéreur de l’ouvrage et la libre circulation des marchandises et, d’autre, part, le droit de propriété intellectuelle de l’auteur, que le titulaire d’un droit d’auteur ne peut invoquer le droit exclusif de distribution conféré par ce droit postérieurement à l’autorisation, sur sa décision ou avec son consentement, de la première mise sur le marché légale d’un support tangible de son œuvre sur le territoire de l’Union européenne. Cette règle, appelée « règle de l’épuisement du droit de distribution à première cession », a pour conséquence que le titulaire ne perçoive, en principe, de rémunération au titre du droit d’auteur qu’à l’occasion de la première cession de son œuvre.

6. Le Conseil d’État observe que, si la directive 2001/29/CE précitée, prise à la lettre, ne vise que l’épuisement du droit de contrôle de l’auteur sur la commercialisation ultérieure de son œuvre et non nécessairement celui de la possibilité de percevoir une rémunération à cette occasion, il ressort de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne que l’exploitation commerciale du droit d’auteur constitue à la fois une source de rémunération pour son titulaire et une forme de contrôle de la commercialisation par ce dernier (CJCE, 20 janvier 1981, Musik-Vertrieb membran GmbH et K-tel International contre GEMA - Gesellschaft für musikalische Aufführungs- und mechanische Vervielfältigungsrechte, aff. jointes n°s 55/80 et 57/80). La règle de l’épuisement du droit de distribution à première cession emporte donc à la fois épuisement du droit de contrôle sur la commercialisation et du droit de percevoir une rémunération sur les cessions ultérieures du support sur lequel l’œuvre est matérialisée.

7. La Cour juge par ailleurs que le paragraphe 2 de l’article 4 de la même directive, « ne laisse pas aux États membres la faculté de prévoir une règle d’épuisement autre que celle prévue par cette disposition », dans la mesure où, ainsi qu’il ressort du considérant 31 de cette directive, « la divergence des législations nationales en matière d’épuisement du droit de distribution est susceptible d’affecter directement le bon fonctionnement du marché intérieur » (voir, en ce sens,  CJCE, Gr. Ch., 12 septembre 2006, Laserdisken ApS, affaire C-479/04. ; CJUE, 22 janvier 2015, Art & Allposters International BV, affaire C-419/13).

Par suite, au vu de ce qui précède, le Conseil d’État est d’avis que la règle de l’épuisement du droit de distribution à première cession, telle qu’elle résulte de la directive 2001/29/CE, lue à la lumière de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, fait obstacle à la création d’un dispositif de droit national qui prolongerait l’exploitation commerciale du droit de distribution de l’auteur en imposant la perception d’une rémunération lors du commerce ultérieur de livres imprimés d’occasion.

8. Le Conseil d’État relève au surplus que le dispositif envisagé serait mis en œuvre notamment au travers de dispositions imposant aux opérateurs offrant des services de « place de marché » en ligne des obligations nouvelles, notamment de déclaration, de collecte et de reversement des rémunérations assises sur les transactions de livres d’occasion réalisées par leur intermédiaire. Il rappelle à toutes fins utiles, d’une part, que la règle dite « du pays d’origine » imposée par l’article 3 la directive 2000/31/CE du 8 juin 2000 sur le commerce électronique fait en principe obstacle à ce que des mesures de droit national restreignent la libre circulation des services de la société de l'information, dont relèvent les services de « place de marché » en ligne, en provenance d'un autre État membre. D’autre part, les dispositions de l’article 14 de cette même directive, combinées à celles du Règlement (UE) 2022/2065 du Parlement européen et du Conseil du 19 octobre 2022 sur les services numériques, ne permettent aux États Membres, par des mesures de droit national, de restreindre le principe dit « de responsabilité atténuée des hébergeurs » que dans les conditions et limites qu’elles prévoient.

Cet avis a été délibéré par la section de l’intérieur du Conseil d’État dans sa séance du mardi 17 juin 2025.