Avis sur un projet de loi relatif à la restitution des biens culturels ayant fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945

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Le Gouvernement a décidé de rendre public l'avis du Conseil d'État sur un projet de loi relatif à la restitution des biens culturels ayant fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945

1. Le Conseil d’État a été saisi le 8 mars 2023 d’un projet de loi relatif à la restitution des biens culturels ayant fait l’objet d’actes de spoliation dans le cadre des persécutions antisémites pendant la période nazie. L’étude d’impact transmise le 17 mars 2023 satisfait aux exigences de l’article 8 de la loi organique n° 2009‑403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34‑1, 39 et 44 de la Constitution.

Ce projet de loi fait suite à la loi n° 2022‑218 du 21 février 2022, qui a permis la sortie de quinze œuvres des collections publiques de musées, afin qu’elles soient remises aux ayants droit de leurs propriétaires dépossédés pendant la période 1933‑1945. Le Conseil d’État rappelle qu’à l’occasion de l’examen du projet ayant conduit à l’adoption de cette loi, il avait recommandé dans son avis n° 403728 du 7 octobre 2021 l’élaboration d’une loi de principe organisant une procédure administrative de sortie des collections publiques en réparation des spoliations perpétrées dans le contexte de persécutions antisémites « afin d’éviter la multiplication de lois particulières et de permettre d’accélérer les restitutions ». Le projet de loi, qui donne suite à cette recommandation, n’appelle aucune réserve du Conseil d’État dans son principe comme dans ses objectifs.

Cadre juridique des restitutions

2. En l’état actuel du droit français, fondé en la matière sur la singularité des persécutions antisémites dont les victimes ont fait l’objet, soulignée par plusieurs décisions de justice, la restitution de biens culturels actuellement conservés dans les collections publiques à la suite d’une spoliation peut résulter :

- soit d’une décision de l’autorité judiciaire, prise sur le fondement de l’ordonnance n° 45‑770 du 21 avril 1945 portant deuxième application de l’ordonnance du 12 novembre 1943, constatant la nullité de l’acte initial de disposition du bien, qui entraîne la nullité de toutes les transactions ultérieures ayant porté sur ce bien et met par suite fin au droit de propriété de la personne, privée ou publique, qui détient le bien à la date de la décision du juge ;

- soit, s’agissant de la restitution des biens dits « Musées Nationaux Récupération » (MNR), d’une décision administrative sous le contrôle du juge administratif (Conseil d’État statuant au contentieux, Assemblée, 30 juillet 2014, n° 349.789) ou ordonnée par le juge judiciaire sur le fondement de l’ordonnance de 1945 (Cour d’appel de Paris, 2 juin 1999, ayants droit Gentili di Giuseppe) ;

- soit, enfin, du déclassement par la loi de biens culturels présentant un intérêt du « point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique » entrés dans les collections publiques et relevant du domaine public mobilier des personnes publiques en application de l’article L. 2112‑1 du code général de la propriété des personnes publiques, afin d’en transférer la propriété aux ayants droit des victimes de persécutions.

Objet et apport du projet de loi

3. Le projet de loi institue une procédure permettant de restituer rapidement à leurs propriétaires ou à leurs ayants droit des biens culturels relevant de l'article L. 2112‑1 du code général de la propriété des personnes publiques, lorsque leurs propriétaires en ont été spoliés dans le contexte des persécutions antisémites. A cette fin, le projet crée une dérogation au principe d’inaliénabilité des biens du domaine public inscrit à l’article L. 3111‑1 du code général de la propriété des personnes publiques, permettant à ces dernières de prononcer la sortie de leurs collections de tels biens, après avis d’une commission, portant sur l’existence de la spoliation et ses circonstances.

En ce qui concerne le champ d’application du nouveau régime de sorties des biens culturels des collections publiques.

4. Le Conseil d’État relève que le projet de loi complète le régime de restitution instauré par l’ordonnance du 21 avril 1945. Il permet à la personne publique concernée de prendre l’initiative de la restitution du bien, alors que l’ordonnance repose sur l’initiative de la victime ou de ses ayants droit. La restitution qu’il organise concerne les biens ayant fait l’objet de spoliations entre le 30 janvier 1933 et le 8 mai 1945, soit une période plus large que celle retenue par l’ordonnance du 21 avril 1945 qui s’applique aux spoliations intervenues « postérieurement au 16 juin 1940 ». Le projet s’étend aux spoliations intervenues en dehors du territoire national dès lors que les biens en question ont été incorporés dans des collections publiques françaises, tandis que l’ordonnance du 21 avril 1945 n’est applicable qu’aux spoliations intervenues en France pendant l’Occupation.

En ce qui concerne la caractérisation des actes de spoliation.

5. Le Conseil d’État considère que le processus de restitution des œuvres spoliées intégrées aux collections publiques sera ainsi amplifié, en permettant la restitution dans des circonstances de temps, de lieu, de droit ou de fait des actes de spoliation élargies par rapport aux régimes antérieurs de restitution. Ces actes pourront être caractérisés au regard de l’ensemble des textes ayant conduit, dans l’interprétation qu’en ont donné les juridictions administratives et judiciaires, au rétablissement de la légalité républicaine, à l’affirmation de la nullité de principe des actes de dépossession, à la restitution de plein droit des biens et à la réparation et à l’indemnisation des préjudices consécutifs aux persécutions antisémites.

6. Afin de mieux prendre en compte les conditions de fait et de droit comme les circonstances historiques ayant conduit aux spoliations dont le projet de loi entend améliorer la réparation, le Conseil d’État, s’inspirant des travaux des historiens qu’il a pu consulter et en accord avec le Gouvernement, suggère d’en préciser la rédaction, pour prévoir qu’il concerne les biens culturels ayant fait l’objet de spoliations entre la date d’accession au pouvoir d’A. Hitler et la capitulation allemande, soit entre le 30 janvier 1933 et le 8 mai 1945, dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées par l’Allemagne nazie et par les autorités des territoires qu’elle a occupés, contrôlés ou influencés, notamment l'autorité de fait se disant « gouvernement de l’État français ».

En ce qui concerne la dérogation au principe d’inaliénabilité

7. Le Conseil d’État rappelle qu’il est loisible au législateur de déroger par une disposition ponctuelle ou générale au principe d’inaliénabilité des biens du domaine public, qui n’a pas valeur constitutionnelle. Il souligne, comme il l’avait fait dans son avis mentionné plus haut, que lorsque des biens ont fait l’objet de spoliations dans le cadre des persécutions antisémites, « [leur] restitution s’impose au nom d’un intérêt général supérieur. Ce motif impérieux rend inopérantes les autres exigences constitutionnelles au regard desquelles une loi prononçant le déclassement de biens du domaine public mobilier doit, en règle générale, être examinée, à savoir l’absence d’atteinte disproportionnée à la propriété publique (Conseil constitutionnel, décision n° 86‑207 DC du 26 juin 1986, cons. 58) et de mise en cause de la continuité des services publics auxquels le domaine public est affecté (Conseil constitutionnel, décision n° 94‑346 DC du 21 juillet 1994, cons. 2). »

8. Au regard de ce motif impérieux, le Conseil d’État estime que lorsqu’il est établi que le bien a fait l’objet d’une spoliation, la personne publique est tenue d’en prononcer la sortie de ses collections afin de le restituer à son propriétaire ou à ses ayants-droit. En particulier, le souhait de conserver le bien en raison de son intérêt majeur ne saurait l’emporter sur l’intérêt général supérieur qui s’attache à la restitution du bien.

9. Le Conseil d’État recommande que ces dispositions s’appliquent aux demandes de restitution en cours d’examen à la date de publication de la loi. Elles permettront que le refus antérieurement opposé à une demande de restitution sur le fondement des articles L. 2112‑1 et L. 3111‑1 du code général de la propriété des personnes publiques ne fasse pas obstacle au renouvellement d’une demande qui pourrait désormais être satisfaite sur le fondement de ces nouvelles dispositions.

En ce qui concerne la commission

10. La demande de restitution sera soumise à l’avis préalable d’une commission. S’il n’appartient pas en principe à la loi de créer une commission administrative placée auprès du premier ministre ou d’un ministre, il en va autrement lorsque l’intervention de cette commission est prévue dans le cadre de l’exercice par des collectivités territoriales de leurs compétences, comme ce sera le cas pour celles qui sont propriétaires de biens culturels ayant fait l’objet d’actes de spoliation dans le cadre des persécutions antisémites pendant la période nazie. Pour ce qui concerne de tels biens appartenant à l’État ou à des établissements publics de l’État, l’existence de cette commission, dont la composition garantira l’indépendance et l’expertise nécessaire à une instruction approfondie relative à la traçabilité de l’œuvre et aux circonstances de la dépossession, est un élément de l’équilibre d’ensemble entre le respect de la propriété publique et la restitution des biens culturel spoliés à leurs légitimes propriétaires, qu’il revient à la loi d’assurer.

En ce qui concerne les modalités de réparation autres que la restitution

11. Le Conseil d’État, là aussi en accord avec le Gouvernement, estime enfin souhaitable de laisser place à des modalités de réparation autres que la restitution, une fois le principe de celle‑ci acquis, modalités reposant sur l’accord des personnes concernées, qui pourront être précisées par décret en Conseil d’État. Le Conseil d’État recommande de compléter la réaction du projet de loi à cette fin.

12. Sous réserve d’améliorations de rédaction qu’il suggère au Gouvernement de retenir, les autres dispositions du projet de loi n’appellent pas d’observations de la part du Conseil d’État.

 

Cet avis a été délibéré par l’assemblée générale du Conseil d’État dans sa séance du jeudi 30 mars 2023.