Conseil d'État, 30 novembre 1923, Couitéas

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Responsabilité pour rupture de l'égalité devant les charges publiques

Les faits et le contexte juridique

M. Couitéas était propriétaire d'un domaine de 38 000 hectares en Tunisie et avait obtenu par jugement le droit d'en faire expulser 8 000 personnes qui s’estimaient légitimes occupants des terres. Toutefois, le gouvernement français lui avait refusé plusieurs fois le concours de la force militaire d'occupation, reconnu indispensable en raison des troubles graves qu'aurait entraîné l'expulsion d’un si grand nombre de personnes. M. Couitéas demanda alors au Conseil d’État l’indemnisation du préjudice qui résultait cette absence de concours.

Le sens et la portée de la décision

A cette occasion, le Conseil d’État jugea que le gouvernement avait pu légalement refuser le concours de la force publique pour des considérations de sécurité, mais que  M. Couitéas était en droit de compter sur ce concours pour l'exécution du jugement rendu à son profit, et que le préjudice résultant du refus de concours ne pouvait être regardé, s'il excédait une certaine durée, comme une charge lui incombant normalement. En l'espèce, le préjudice, qui lui était imposé dans l'intérêt général, consistait en une privation de jouissance totale et sans limitation de durée de sa propriété et il était fondé à en demander une réparation pécuniaire.

La décision Couitéas marque le point de départ de la jurisprudence reconnaissant la responsabilité sans faute de l'administration pour rupture de l'égalité devant les charges publiques. Dans certains cas, le juge considère ainsi que la puissance publique peut légalement faire supporter, au nom de l'intérêt général, des charges particulières à certains membres de la collectivité, mais que le principe d'égalité devant les charges publiques tiré de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, justifie qu'une compensation leur soit accordée, à condition que le préjudice soit anormal c'est-à-dire qu'il atteigne un certain degré d'importance, et spécial, c’est-à-dire qu’il ne concerne que certains membres de la collectivité.

La jurisprudence Couitéas trouve souvent à s'appliquer en cas de défaut de concours de la force publique pour assurer l'exécution d'une décision de justice, qu'il s'agisse de l'expulsion de grévistes d'une usine ou de locataires d'un appartement qu'ils occupent indûment. Cette jurisprudence vaut également pour d’autres types de décisions administratives individuelles légales, telles que telles le refus d'autoriser le licenciement de personnels en raison des perturbations dans la vie économique locale qui en seraient résulté (CE, Section, 28 octobre 1949, Société des Ateliers du Cap Janet, n°93433), le lancement d'une procédure d'expropriation ultérieurement abandonnée (CE, Section 23 décembre 1970, E.D.F. c/ Farsat, n°73453) , la décision d'un office H.L.M. de fermer dix tours d'habitation, entraînant pour un pharmacien la perte de sa clientèle (CE, Section 31 mars 1995, Lavaud, n°137573), ou encore l’étalement dans le temps des mesures destinées à rendre accessibles les bâtiments pour une avocate handicapée à mobilité réduite fréquentant régulièrement les locaux judiciaires, dont l'exercice de la profession a été rendu, de ce fait, plus difficile (CE, Assemblée, 22 octobre 2010, Mme Bleitrach, n°301572).

Le Conseil d’État a par la suite jugé que la responsabilité sans faute de l'administration peut aussi être engagée sur le fondement de la rupture d’égalité devant les charges publiques du fait de décisions réglementaires (CE, Section, 22 février 1963, Commune de Gavarnie, n°50438), ou, dans des hypothèses limitées, des lois (CE, Assemblée, 14 janvier 1938, Société anonyme des produits laitiers "La Fleurette",, n°51704), et, sous certains conditions, du fait de l’adoption d’une loi contraire aux engagements internationaux de la France (CE, Assemblée, 8 février 2007, Gardedieu, n°279522) ou aux principes généraux du droit de l’Union Européenne (CE, 23 juillet 2014, Société d’éditions et de protection route, n° 354365,) et des conventions internationales (CE, Assemblée, 30 mars 1966, Compagnie générale d'énergie radio- électrique, n°50515,). Il en est de même dans le cas de dommages permanents, c'est-à-dire dépourvus de caractère accidentel, de travaux publics, qu'ils résultent de l'exécution de travaux publics ou de l'existence d'ouvrages publics (par ex. CE, 22 juin 1983, Société des autoroutes du Sud de la France (S.A.S.F.), n°35827 et suivants) et des dommages directement causés par des perquisitions administratives ordonnées sur le fondement de l’article 11 de la loi du 3 avril 1955 (CE, 6 juillet 2016, M. N et autres, n° 398234). La jurisprudence Couitéas a par ailleurs reçu une confirmation législative par la loi du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d’exécution, qui dispose, à l’article 16 : « L’État est tenu de prêter son concours à l’exécution des jugements et des autres titres exécutoires. Le refus de l’Etat de prêter son concours ouvre droit à réparation.»

La responsabilité sans faute de l'administration pour rupture de l'égalité devant les charges publiques ne peut toutefois être engagée en toute hypothèse, au risque de paralyser toute action administrative, dont le coût deviendrait exorbitant. C’est l’approche retenue par le législateur, qui a exclu l’indemnisation des servitudes d’urbanisme, sauf hypothèses très limitées – le juge ayant toutefois eu une appréciation assez libérale de ces dispositions (CE, Section, 3 juillet 1998, Bitouzet, n°158592).

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