Répartition des compétences entre les ordres de juridiction – appréciation de la légalité des actes administratifs
Faits et contexte juridique
En vertu d’une jurisprudence ancienne, le juge judiciaire doit, lorsqu’il est amené à apprécier la légalité d’actes réglementaires par voie d’exception, surseoir à statuer et saisir la juridiction administrative d’une question préjudicielle (CE, 16 juin 1923, Septfonds c/ Chemins de fer du Midi, n° 00732). Une distinction était opérée entre l’appréciation de la légalité d’un acte et la seule interprétation de cet acte qui était permise aux tribunaux judiciaires. Contestée dès l’origine, la jurisprudence Septfonds avait déjà fait l’objet de plusieurs tempéraments. Mais le juge administratif restait seul compétent pour connaître de la légalité d’un acte administratif, fût-ce au regard du droit communautaire (TC, 19 janvier 1998, Union française de l’Express c/ La Poste) ou de la Convention européenne des droits de l’homme (TC, 23 octobre 2000, Boussadar c. Ministre des affaires étrangères, n° 3227).
Dans ces affaires, étaient en cause des dispositions du code rural et de la pêche maritime qui prévoyaient que des accords pouvaient être conclus par des organisations interprofessionnelles représentatives et que ces accords pouvaient être étendus et rendus obligatoires par un arrêté ministériel. A la suite d’une telle extension, des exploitants ont contesté devant le juge judiciaire l’obligation qui leur était ainsi faite de verser des cotisations à une organisation interprofessionnelle en arguant notamment qu’un tel dispositif équivalait à un régime d’aide d’Etat irrégulièrement constitué faute d’avoir été notifié à la Commission européenne. Cette affaire a été élevée au niveau du Tribunal des conflits car elle conduisait le juge judiciaire à apprécier la légalité d’actes administratifs.
Le sens et la portée de la décision
Le Tribunal des conflits a d’abord confirmé, tout en les reformulant, les principes de la décision Septfonds : en vertu du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires posé par l’article 13 de la loi des 16-24 août 1790 et par le décret du 16 fructidor an III, « il n’appartient qu’à la juridiction administrative de connaître des recours tendant à l’annulation ou à la réformation des décisions prises par l’administration dans l’exercice de ses prérogatives de puissance publique », sous réserve des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire et sauf dispositions législatives contraires. L’arrêt rappelle également la compétence du juge administratif sur les questions préjudicielles que lui renvoie l’autorité judiciaire sur ces matières.
L’apport de l’arrêt consiste essentiellement dans l’exception qui est faite à la règle selon laquelle les tribunaux de l’ordre judiciaire statuant en matière civile, lorsqu’ils sont saisis d’une contestation sérieuse portant sur la légalité d’un acte administratif, doivent surseoir à statuer jusqu’à ce que la question préjudicielle de la légalité de cet acte soit tranchée par la juridiction administrative. Selon le Tribunal des conflits, il en va en effet autrement lorsqu’il apparaît manifestement, au vu d’une jurisprudence établie, que la contestation peut être accueillie par le juge saisi au principal. Cette évolution remarquable est fondée sur une conception moderne de la bonne administration de la justice, notion reconnue tant par le Conseil constitutionnel, qui l’a érigée en objectif de valeur constitutionnelle (CC, décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009), que par le Conseil d’État (CE, 25 avril 2001, Association Choisir la vie et Association pour l’objection de conscience à l’avortement, n°216521 ). Surtout, elle renoue, en réalité, avec l’esprit originel de la jurisprudence de 1923, en réservant les cas de question préjudicielle au juge administratif aux seules hypothèses de « contestation sérieuse ».
En outre, s’agissant du cas particulier du droit de l’Union européenne, dont le respect constitue une obligation, tant en vertu des traités européens qu’en application de l’article 88-1 de la Constitution, il résulte du principe d’effectivité issu des dispositions de ces traités que le juge national chargé d’appliquer les dispositions du droit de l’Union a l’obligation d’en assurer le plein effet en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire. A cet effet, il doit pouvoir, en cas de difficulté d’interprétation de ces normes, en saisir lui-même la Cour de justice à titre préjudiciel ou, lorsqu’il s’estime en état de le faire, appliquer le droit de l’Union, sans être tenu de saisir au préalable la juridiction administrative d’une question préjudicielle, dans le cas où serait en cause devant lui, à titre incident, la conformité d’un acte administratif au droit de l’Union européenne. Cette solution évite, notamment que le juge judiciaire saisisse le juge administratif qui devrait à son tour saisir la CJUE d’une question préjudicielle : dans un tel cas, le juge judiciaire saisit directement la CJUE. Dans l’affaire SCEA du Chéneau, il a donc été jugé que le juge judiciaire avait à saisir lui-même la CJUE en cas de difficulté d’interprétation.
Cette évolution de jurisprudence a été transposée dans le cas inverse, à savoir aux questions préjudicielles posées par le juge administratif au juge judiciaire (CE, Section, 23 mai 2012, Fédération Sud Santé Sociaux, n°331805).
Elle a donné lieu à plusieurs applications : la contestation de la légalité d’un acte réglementaire au regard du principe général du droit de non-rétroactivité des actes administratifs peut, eu égard à la jurisprudence établie du Conseil d’Etat sur la portée de ce principe, être tranchée par le juge judiciaire (TC, 12 décembre 2011, Société Green Yellow et autres c. Electricité de France, n°C3841) ; le juge administratif est dispensé du renvoi préjudiciel si, au regard d'une jurisprudence établie, l'invalidité de l'acte de droit privé invoquée est patente (Fédération Sud Santé Sociaux précitée) ; une contestation devant la juridiction judiciaire conduisant à apprécier la légalité d'une décision par laquelle un établissement public de coopération intercommunale a décidé de renoncer à exercer son droit de préemption compte tenu de la décision d'une cour d'appel fixant le prix de l'immeuble peut être tranchée par le juge saisi au principal (TC, 16 juin 2014, Mme Semavoine c. Communauté d’agglomération de la Rochelle, n°3953). Plus récemment, le Conseil d’Etat a directement appliqué la solution dégagée par l’arrêt SCEA du Chéneau, en jugeant par exemple que le juge de l'impôt est compétent pour interpréter une convention collective à laquelle renvoie la loi, même en cas de difficulté sérieuse (CE, 23 janvier 2015, M. Terreau, n°360396), ou encore qu’il apparaît manifestement, au vu d'une jurisprudence établie, que la contestation de la convention peut être accueille par le juge saisi au principal dans le cas d’un avenant à un accord collectif définissant une "catégorie objective" de salariés regroupant ceux d'entre eux qui, au sein des seules entreprises de la branche exerçant une activité principale d'accueil événementiel, d'animation et de promotion ou d'optimisation linéaire sont titulaires d'un "contrat d'intervention à durée déterminée" dans le cadre de l'article L.1242-2 du code du travail et instituant, au profit de cette "catégorie objective", un régime de cotisation au titre de la couverture complémentaire de leurs frais de santé différent de celui des autres salariés de la branche titulaires de contrats à durée déterminée (CE, 17 mars 2017, SNPA, n°s 396835 et 396837).
La Cour de Cassation quant à elle, a par exemple invoqué la jurisprudence établie du Conseil d’État issue de sa décision de 2009 Commune de Béziers pour apprécier elle-même la légalité d’un contrat administratif (Cass. Civ. I, 24 avril 2013, Syndicat mixte du Parc des Grivelles, n° 12-18180).