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Ariane Web: Conseil d'État 411717, lecture du 26 juillet 2018, ECLI:FR:CECHS:2018:411717.20180726

Décision n° 411717
26 juillet 2018
Conseil d'État

N° 411717
ECLI:FR:CECHS:2018:411717.20180726
Inédit au recueil Lebon
1ère chambre
M. Frédéric Pacoud, rapporteur
M. Rémi Decout-Paolini, rapporteur public
SCP COUTARD, MUNIER-APAIRE, avocats


Lecture du jeudi 26 juillet 2018
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 21 juin 2017 et 20 février 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Fédération des fabricants de cigares demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite de rejet née du silence gardé par le Premier ministre sur sa demande du 20 février 2017 tendant à l'abrogation du décret n° 2016-1117 du 11 août 2016 relatif à la fabrication, à la présentation, à la vente et à l'usage des produits du tabac, des produits du vapotage et des produits à fumer à base de plantes autres que le tabac ;

2°) d'enjoindre au Premier ministre, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard à l'expiration d'un délai de quinze jours à compter de la notification de la décision à intervenir, d'abroger ce décret ;

3°) à titre subsidiaire, de surseoir à statuer jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne se soit prononcée sur les questions qui lui ont été transmises par la décision du Conseil d'Etat statuant au contentieux nos 401536, 401561, 401611, 401632 et 401668 du 10 mai 2017 ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et son premier protocole additionnel ;
- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- la directive 2014/40/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014 ;
- le code de la santé publique ;
- la décision du Conseil d'Etat statuant au contentieux nos 401536, 401561, 401611, 401632 et 401668 du 10 mai 2017 ;
- la décision du Conseil d'Etat statuant au contentieux nos 404443, 404447 et 407973 du 28 juillet 2017 ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Frédéric Pacoud, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Rémi Decout-Paolini, rapporteur public.

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Coutard, Munier-Apaire, avocat de la Fédération des fabricants de cigares.

Vu la note en délibéré, enregistrée le 5 juillet 2018, présentée pour la Fédération des fabricants de cigares.

Vu la note en délibéré, enregistrée le 5 juillet 2018, présentée par la société nationale d'exploitation industrielle des tabacs et allumettes.



Considérant ce qui suit :

1. Par un courrier reçu le 22 février 2017, la Fédération des fabricants de cigares a demandé au Premier ministre d'abroger le décret du 11 août 2016 relatif à la fabrication, à la présentation, à la vente et à l'usage des produits du tabac, des produits du vapotage et des produits à fumer à base de plantes autres que le tabac. Elle demande l'annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite par laquelle le Premier ministre a rejeté sa demande, qui, exclusivement motivée par l'illégalité de l'article R. 3512-30 que ce décret insère dans le code de la santé publique, doit ainsi être regardée comme tendant à l'abrogation de ce seul article.

Sur l'intervention de la société nationale d'exploitation industrielle des tabacs et allumettes :

2. La société nationale d'exploitation industrielle des tabacs et allumettes justifie d'un intérêt suffisant à l'annulation de la décision attaquée. Par suite, son intervention est recevable.

Sur l'article R. 3512-30 du code de la santé publique, en tant qu'il comporte, à son premier alinéa, l'adverbe " notamment " :

3. Par une décision nos 404443, 404447 et 407973 du 28 juillet 2017, postérieure à l'introduction de la présente requête, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a annulé pour excès de pouvoir l'article 1er du décret du 11 août 2016 en tant que l'article R. 3512-30 qu'il insère dans le code de la santé publique comporte, à son premier alinéa, l'adverbe " notamment ". Par suite, les conclusions de la Fédération des fabricants de cigares dirigées contre le refus d'abroger, dans cette mesure, le décret litigieux ont perdu leur objet et il n'y a plus lieu d'y statuer.

Sur les autres dispositions de l'article R. 3512-30 du code de la santé publique :

En ce qui concerne la légalité externe :

4. En premier lieu, aux termes de l'article L. 3512-21 inséré dans le code de la santé publique par l'ordonnance du 19 mai 2016 portant transposition de la directive 2014/40/UE sur la fabrication, la présentation et la vente des produits du tabac et des produits connexes : " I.-L'étiquetage des unités de conditionnement, tout emballage extérieur ainsi que le produit du tabac proprement dit ne peuvent comprendre aucun élément ou dispositif qui : / 1° Contribue à la promotion d'un produit du tabac ou incite à sa consommation en donnant une impression erronée quant aux caractéristiques, effets sur la santé, risques ou émissions de ce produit ; / 2° Ressemble à un produit alimentaire ou cosmétique. / II.- Les éléments et dispositifs qui sont interdits en vertu du I comprennent notamment les messages, symboles, noms, marques commerciales, signes figuratifs ou autres ". Aux termes de l'article L. 3512-26 inséré dans le code de la santé publique par la même ordonnance, dans sa rédaction issue de la décision du Conseil d'Etat, statuant au contentieux, nos 401536, 401561, 401611, 401632 et 401668 du 10 mai 2017 : " Un décret en Conseil d'Etat détermine les conditions d'application du présent chapitre, notamment : (...) 5° Les catégories d'éléments ou dispositifs contribuant à la promotion d'un produit du tabac qui sont interdits par application du 1° de l'article L. 3512-21 (...) ".

5. Les dispositions de l'article R. 3512-30 du code de la santé publique énumèrent les types de messages, symboles, marques, dénominations commerciales, signes figuratifs ou autres considérés comme des éléments et dispositifs qui contribuent à la promotion d'un produit du tabac, au sens du 1° du I de l'article L. 3512-21 de ce code, par ce qu'ils suggèrent ou évoquent. Ces dispositions, qui n'excèdent pas le champ du 5° de l'article L. 3512-26 de ce code, ne sont pas entachées d'incompétence.

6. En second lieu, il résulte de l'article 22 de la Constitution du 4 octobre 1958 que les actes du Premier ministre sont contresignés, le cas échéant, par les ministres chargés de leur exécution. Les dispositions de l'article R. 3512-30 inséré dans le code de la santé publique par le décret du 11 août 2016 ne comportent nécessairement l'intervention d'aucune mesure réglementaire ou individuelle que le ministre de l'économie et des finances serait compétent pour signer ou contresigner. Dans ces conditions, l'absence de contreseing de ce ministre n'entache pas, en tout état de cause, d'irrégularité les dispositions attaquées.

En ce qui concerne la légalité interne :

7. L'article 13 de la directive 2014/40/UE du 3 avril 2014 dispose que : " 1. L'étiquetage des unités de conditionnement, tout emballage extérieur ainsi que le produit du tabac proprement dit ne peuvent comprendre aucun élément ou dispositif qui : / a) contribue à la promotion d'un produit du tabac ou incite à sa consommation en donnant une impression erronée quant aux caractéristiques, effets sur la santé, risques ou émissions du produit ; les étiquettes ne comprennent aucune information sur la teneur en nicotine, en goudron ou en monoxyde de carbone du produit du tabac ; / b) suggère qu'un produit du tabac donné est moins nocif que d'autres ou vise à réduire l'effet de certains composants nocifs de la fumée ou présente des propriétés vitalisantes, énergisantes, curatives, rajeunissantes, naturelles, biologiques ou a des effets bénéfiques sur la santé ou le mode de vie ; / c) évoque un goût, une odeur, tout arôme ou tout autre additif, ou l'absence de ceux-ci ; / d) ressemble à un produit alimentaire ou cosmétique ; / e) suggère qu'un produit du tabac donné est plus facilement biodégradable ou présente d'autres avantages pour l'environnement. / 2. Les unités de conditionnement et tout emballage extérieur ne suggèrent pas d'avantages économiques au moyen de bons imprimés, d'offres de réduction, de distribution gratuite, de promotion de type " deux pour le prix d'un " ou d'autres offres similaires. / 3. Les éléments et dispositifs qui sont interdits en vertu des paragraphes 1 et 2 peuvent comprendre notamment les messages, symboles, noms, marques commerciales, signes figuratifs ou autres ". Il résulte des dispositions du paragraphe 1 de l'article 24 de la même directive que les Etats membres ne peuvent, pour des considérations relatives aux aspects réglementés par l'article 13, interdire ni restreindre la mise sur le marché des produits du tabac, dès lors qu'ils sont conformes à la directive. Par suite, les dispositions de l'article 13 constituent des mesures d'harmonisation complète. Enfin, il résulte du paragraphe 2 de ce même article 24 que la directive n'affecte pas le droit d'un Etat membre " de maintenir ou d'instaurer de nouvelles exigences, applicables à tous les produits mis sur son marché, en ce qui concerne la standardisation des conditionnements des produits du tabac ", sous réserve que ces exigences soient justifiées pour des motifs de santé publique, qu'elles soient proportionnées et qu'elles ne revêtent pas un caractère discriminatoire.

8. La Fédération des fabricants de cigares soutient que les dispositions de l'article R. 3512-30 du code de la santé publique, d'une part, portent une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre et au droit de propriété garantis par les articles 4 et 17 de la Déclaration de 1789 et, d'autre part, sont prises pour la transposition de l'article 13 de la directive 2014/40/UE du 3 avril 2014 qui, pris isolément ou en combinaison avec le paragraphe 2 de l'article 24 de cette directive, porte, en particulier, une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre, à la liberté d'expression et au droit de propriété garantis par les articles 11, 16 et 17 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ainsi qu'aux principes de proportionnalité et de sécurité juridique. La fédération requérante, dont l'intérêt à agir s'apprécie au regard des conclusions qu'elle présente et non des moyens invoqués à leur soutien, peut utilement se prévaloir de ces moyens, qui, en l'état de l'instruction, seraient susceptibles, s'ils étaient fondés, d'entacher d'illégalité les dispositions réglementaires qu'elle critique.

9. Eu égard aux dispositions de l'article 88-1 de la Constitution, dont découle une obligation constitutionnelle de transposition des directives, le contrôle de constitutionnalité et de légalité des dispositions d'une ordonnance ou d'un décret assurant directement cette transposition est appelé à s'exercer selon des modalités particulières dans le cas où leur contenu découle nécessairement des obligations prévues par les directives, sans que le Gouvernement ne dispose de pouvoir d'appréciation. Il appartient au juge administratif, saisi d'un moyen tiré de la méconnaissance d'une disposition ou d'un principe de valeur constitutionnelle, de rechercher s'il existe une règle ou un principe général du droit de l'Union européenne qui, eu égard à sa nature et à sa portée, tel qu'il est interprété en l'état actuel de la jurisprudence du juge de l'Union, garantit par son application l'effectivité du respect de la disposition ou du principe constitutionnel invoqué. Dans l'affirmative, il y a lieu pour le juge administratif, afin de s'assurer de la constitutionnalité de l'acte attaqué, de rechercher si la directive qui fait l'objet de la transposition est conforme à cette règle ou à ce principe général du droit de l'Union. Il lui revient, en l'absence de difficulté sérieuse, d'écarter le moyen invoqué ou, dans le cas contraire, de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle, dans les conditions prévues par l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. En revanche, s'il n'existe pas de règle ou de principe général du droit de l'Union garantissant l'effectivité du respect de la disposition ou du principe constitutionnel invoqué, il revient au juge administratif d'examiner directement la constitutionnalité des dispositions contestées.

Quant à la méconnaissance par l'article R. 3512-30 du code de la santé publique des droits et libertés garantis par la Constitution :

10. Le droit de propriété et la liberté d'entreprendre, invoqués par la fédération requérante, constituent des droits garantis par la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Ces droits ont, au regard des moyens invoqués, une portée garantissant l'effectivité du respect des principes et dispositions de valeur constitutionnelle dont la méconnaissance est alléguée. Dès lors, il y a lieu pour le Conseil d'Etat de rechercher seulement, ainsi qu'il y est d'ailleurs également invité, si l'article 13 de la directive ne contrevient pas à ces principes fondamentaux du droit de l'Union européenne.

Quant à la compatibilité de l'article 13 de la directive avec les droits fondamentaux garantis par la charte de l'Union européenne et la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

11. Tout d'abord, l'article 17 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne énonce que : " 1. Toute personne a le droit de jouir de la propriété des biens qu'elle a acquis légalement, de les utiliser, d'en disposer et de les léguer. Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique, dans des cas et conditions prévus par une loi et moyennant en temps utile une juste indemnité pour sa perte. L'usage des biens peut être réglementé par la loi dans la mesure nécessaire à l'intérêt général. / 2. La propriété intellectuelle est protégée ". Quant à l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, il prévoit que : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. / Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général (...) ". Le 3 de l'article 52 de la charte précise que : " Dans la mesure où la présente Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention. Cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l'Union accorde une protection plus étendue ".

12. Il est jugé de façon constante par la Cour de justice de l'Union européenne que le droit de propriété garanti par la charte, dont fait partie le droit de propriété intellectuelle, n'est pas une prérogative absolue et que son exercice peut faire l'objet de restrictions justifiées par des objectifs d'intérêt général poursuivis par l'Union européenne. Par conséquent, des restrictions peuvent être apportées à l'usage du droit de propriété, à condition qu'elles répondent effectivement à des objectifs d'intérêt général poursuivis par l'Union et ne constituent pas, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même du droit ainsi garanti.

13. Par un arrêt du 10 décembre 2002, British American Tobacco (Investments) Ltd et Imperial Tobacco Ltd, C-491/01, rendu à propos de l'article 7 de la directive 2001/37/CE du 5 juin 2001 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des Etats membres en matière de fabrication, de présentation et de vente des produits du tabac, la Cour de justice a jugé que s'il est vrai que cet article entraîne l'interdiction, limitée à l'emballage des produits du tabac, d'utiliser une marque qui incorpore un élément indiquant qu'un produit du tabac particulier est moins nocif que les autres, il n'en demeure pas moins qu'un fabriquant de produits du tabac peut continuer, malgré la suppression de cet élément descriptif sur l'emballage, à individualiser son produit par d'autres signes distinctifs et que la directive prévoit, en outre, un délai suffisant entre son adoption et la mise en application de l'interdiction qu'elle pose. Eu égard à l'objectif d'intérêt général poursuivi, elle en a déduit l'absence de violation du droit fondamental de propriété.

14. Ensuite, le 1 de l'article 11 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne énonce que : " Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontières ". Quant à l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, il prévoit que : " 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. (...) / 2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la protection de la santé (...) ".

15. Ainsi qu'il résulte de l'arrêt de la Cour de justice du 4 mai 2016, Philip Morris Brands SARL et a. c/ Secretary of State for Health, C-547/14, la liberté d'expression et d'information protégée par l'article 11 de la charte, comme par l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, couvre l'utilisation, par un entrepreneur, sur les emballages et les étiquettes des produits du tabac, de mentions telles que celles faisant l'objet de l'article 13, paragraphe 1, de la directive 2014/40. Conformément à l'article 52, paragraphe 1, de la charte, toute limitation de l'exercice des droits et des libertés consacrés par celle-ci doit être prévue par la loi, respecter leur contenu essentiel et ne saurait être admise, dans le respect du principe de proportionnalité, que si elle est nécessaire et répond effectivement à des objectifs d'intérêt général reconnus par l'Union ou au besoin de protection des droits et libertés d'autrui. Si, par le même arrêt, la Cour de justice a constaté que l'examen de la question qui lui était renvoyée, portant notamment sur l'interdiction d'apposition sur l'étiquetage des unités de conditionnement, sur l'emballage extérieur, ainsi que sur le produit du tabac proprement dit, des éléments et des dispositifs mentionnés à l'article 13, paragraphe 1, de la directive 2014/40, même lorsqu'ils comportent des informations matériellement exactes, ne révélait aucun élément de nature à affecter la validité de cette disposition au regard de l'article 11 de la charte et du principe de proportionnalité, elle n'était pas saisie de la question de la validité, au regard des mêmes principes, du paragraphe 3 de l'article 13, qui mentionne les noms et marques commerciales parmi les éléments et dispositifs susceptibles d'être interdits.

16. En outre, selon l'article 16 de la Charte de l'Union : " La liberté d'entreprise est reconnue conformément au droit de l'Union et aux législations et pratiques nationales ".

17. Par son arrêt du 4 mai 2016, Pillbox 38 (UK) Ltd c/ Secretary of State for Health, C-477/14, la Cour de justice a dit pour droit que la protection conférée par l'article 16 de la charte comporte la liberté d'exercer une activité économique ou commerciale, la liberté contractuelle et la concurrence libre. La liberté d'entreprise ne constituant pas une prérogative absolue, mais devant être examinée au regard de sa fonction dans la société, elle peut être soumise à un large éventail d'interventions de la puissance publique susceptibles d'établir, dans l'intérêt général, des limitations à l'exercice de l'activité économique. Toute limitation de l'exercice de cette liberté doit être prévue par la loi, respecter son contenu essentiel et, dans le respect du principe de proportionnalité, être nécessaire et répondre effectivement à des objectifs d'intérêt général reconnus par l'Union ou au besoin de protection des droits et libertés d'autrui.

18. Enfin, selon une jurisprudence constante de la Cour de justice, le principe de proportionnalité, qui fait partie des principes généraux du droit de l'Union européenne, exige que les actes des institutions de l'Union soient aptes à réaliser les objectifs légitimes poursuivis par la réglementation en cause et ne dépassent pas les limites de ce qui est nécessaire à la réalisation de ces objectifs. Lorsqu'un choix s'offre entre plusieurs mesures appropriées, il convient de recourir à la moins contraignante et les inconvénients causés ne doivent pas être démesurés par rapport aux buts visés. Quant au principe de sécurité juridique, il exige, notamment, qu'une réglementation de l'Union européenne permette aux intéressés de connaître sans ambiguïté l'étendue de leurs droits et de leurs obligations afin d'être en mesure de prendre leurs dispositions en connaissance de cause.

19. En l'espèce, il résulte de la combinaison des dispositions des paragraphes 1 et 3 de l'article 13 de la directive du 3 avril 2014 que les Etats membres doivent interdire l'utilisation sur les unités de conditionnement, sur l'emballage extérieur, ainsi que sur le produit du tabac proprement dit, de certains éléments et dispositifs, dont les noms et marques commerciales, lorsque, en particulier, ils donnent aux consommateurs une impression erronée quant aux caractéristiques ou effets d'un produit, ressemblent à un produit alimentaire ou cosmétique ou suggèrent des effets bénéfiques sur la santé ou le mode de vie, ce que le considérant 27 de cette directive illustre en évoquant des effets en termes de perte de poids, d'attractivité sexuelle, de statut social, de vie sociale ou de " qualités telles que la féminité, la masculinité ou l'élégance ". En outre, le paragraphe 2 de l'article 24 de la directive permet aux Etats membres de maintenir ou d'instaurer, sous certaines conditions, de nouvelles exigences, en ce qui concerne la standardisation des conditionnements des produits du tabac, pour les aspects qui ne sont pas harmonisés par la directive.

20. Ces dispositions soulèvent, en premier lieu, une question sérieuse d'interprétation des dispositions des 1 et 3 de l'article 13 de la directive, relative à la portée des interdictions qu'elles prévoient lorsque celles-ci sont susceptibles de s'appliquer à des marques et pourraient conduire à en condamner l'usage sur les conditionnements de produits du tabac. En particulier, la question se pose de savoir si les dispositions de ces paragraphes doivent conduire à proscrire l'utilisation, sur les conditionnements, de noms de marque au seul motif qu'ils évoquent certaines qualités, telles celles évoquées par le considérant 27 de la directive, y compris, le cas échéant, lorsque la marque a acquis une notoriété qui l'a rendue indissociable du produit qu'elle désigne.

21. En deuxième lieu, en fonction de l'interprétation qu'il convient de donner aux paragraphes 1 et 3 de l'article 13 de la directive, l'appréciation de la validité de ces dispositions au regard du droit de propriété, de la liberté d'expression, de la liberté d'entreprise et des principes de proportionnalité et de sécurité juridique soulève également une difficulté sérieuse d'interprétation du droit de l'Union européenne. En particulier, si les interdictions prévues par les dispositions en cause de la directive répondent à un objectif d'intérêt général reconnu par l'Union européenne, à savoir la protection de la santé, eu égard, d'une part, à la nocivité pour la santé de la consommation de tabac et de l'exposition à la fumée du tabac et, d'autre part, à la vulnérabilité des consommateurs de produits du tabac en raison de la dépendance engendrée par la nicotine, se pose la question de savoir, d'une part, si ces interdictions sont nécessaires, dans le respect du principe de proportionnalité, à la poursuite de cet objectif et, d'autre part, si elles sont suffisamment claires pour mettre les opérateurs en mesure de prendre leurs dispositions en connaissance de cause et si, le cas échéant, leur mise en oeuvre suppose l'instauration de procédures particulières, permettant aux importateurs et aux fabricants de connaître la position des autorités compétentes des Etats membres sur la conformité de leurs marques aux exigences de la directive, en leur offrant une occasion adéquate d'exposer leur cause.

22. En dernier lieu, en fonction de la réponse apportée à la question posée au point précédent relative à la validité des dispositions des paragraphes 1 et 3 de l'article 13 de la directive, prises isolément, l'appréciation de la validité de ces dispositions, prises en combinaison avec le paragraphe 2 de l'article 24 de la directive, au regard du droit de propriété, des libertés d'expression et d'entreprise et du principe de proportionnalité, soulève également une difficulté sérieuse d'interprétation du droit de l'Union européenne.

23. Il résulte de ce qui vient d'être dit que les questions énoncées aux points 20 à 22, qui sont déterminantes pour la solution du litige que doit trancher le Conseil d'Etat, présentent une difficulté sérieuse. Il y a lieu, par suite, avant de se prononcer sur les moyens de la requête tenant à la légalité interne des dispositions critiquées, d'en saisir la Cour de justice en application de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et, jusqu'à ce que celle-ci se soit prononcée, de surseoir à statuer sur le surplus des conclusions de la requête de la Fédération des fabricants de cigares.



D E C I D E :
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Article 1er : L'intervention de la société nationale d'exploitation industrielle des tabacs et allumettes est admise.
Article 2 : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions de la requête de la Fédération des fabricants de cigares tendant à l'annulation du refus d'abroger l'article R. 3512-30 du code de la santé publique en tant qu'il comporte, à son premier alinéa, l'adverbe " notamment ".
Article 3 : Il est sursis à statuer sur le surplus des conclusions de la requête de la Fédération des fabricants de cigares jusqu'à ce que la Cour de justice se soit prononcée sur les questions suivantes :
1. Les dispositions des paragraphes 1 et 3 de l'article 13 de la directive 2014/40/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014 doivent-elles être interprétées en ce sens qu'elles proscrivent l'utilisation, sur les unités de conditionnement, sur les emballages extérieurs et sur les produits du tabac, de tout nom de marque évoquant certaines qualités, quelle que soit sa notoriété '
2. En fonction de l'interprétation qu'il convient de donner aux paragraphes 1 et 3 de l'article 13 de la directive, leurs dispositions, en tant qu'elles s'appliquent aux noms et marques commerciales, respectent-elles le droit de propriété, la liberté d'expression, la liberté d'entreprise et les principes de proportionnalité et de sécurité juridique '
3. En cas de réponse positive à la question précédente, les dispositions des paragraphes 1 et 3 de l'article 13 de la directive, prises en combinaison avec celles du paragraphe 2 de l'article 24 de la même directive, respectent-elles le droit de propriété, les libertés d'expression et d'entreprise et le principe de proportionnalité '
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la Fédération des fabricants de cigares, au Premier ministre, à la ministre des solidarités et de la santé, à la société nationale d'exploitation industrielle des tabacs et allumettes et au greffe de la Cour de justice de l'Union européenne.
Copie en sera adressée au ministre de l'action et des comptes publics.