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Ariane Web: Conseil d'État 415751, lecture du 14 novembre 2018, ECLI:FR:CECHR:2018:415751.20181114

Décision n° 415751
14 novembre 2018
Conseil d'État

N° 415751
ECLI:FR:CECHR:2018:415751.20181114
Inédit au recueil Lebon
3ème - 8ème chambres réunies
M. Géraud Sajust de Bergues, rapporteur
Mme Emmanuelle Cortot-Boucher, rapporteur public
SCP DIDIER, PINET, avocats


Lecture du mercredi 14 novembre 2018
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête, enregistrée le 16 novembre 2017 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le groupement agricole d'exploitation en commun (GAEC) Jeanningros demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler l'arrêté du 8 septembre 2017 relatif à la modification du cahier des charges de l'appellation d'origine protégée " Comté " ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- le règlement (UE) n° 1151/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 21 novembre 2012 ;
- le règlement délégué (UE) n° 664/2013 de la Commission du 18 décembre 2013 ;
- le règlement d'exécution (UE) n° 668/2014 de la Commission du 13 juin 2014 ;
- les arrêts de la Cour de justice de l'Union européenne du 6 décembre 2001 C-269/99, Carl Kühne e.a., et du 2 juillet 2009 C-343/07, Bavaria et Bavaria Italia ;
- l'arrêt du Tribunal de l'Union européenne du 23 avril 2018 T-43/15, CRM/Commission ;
- le code rural et de la pêche maritime ;
- le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Géraud Sajust de Bergues, conseiller d'Etat,

- les conclusions de Mme Emmanuelle Cortot-Boucher, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Didier, Pinet, avocat de l'institut national de l'origine et de la qualité ;



Considérant ce qui suit :

1. Le GAEC Jeanningros demande l'annulation pour excès de pouvoir de l'arrêté du 8 septembre 2017 du ministre de l'agriculture et de l'alimentation et du ministre de l'économie et des finances relatif à la modification du cahier des charges de l'appellation d'origine contrôlée " Comté ". Cet arrêté procède à l'homologation du cahier des charges de l'appellation d'origine protégée " Comté ", tel que modifié sur proposition de la commission permanente du comité national des appellations laitières, agroalimentaires et forestières de l'INAO, en vue de sa transmission à la Commission européenne, conformément à l'article 53 du règlement (UE) n° 1151/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 21 novembre 2012, relatif aux systèmes de qualité applicables aux produits agricoles et aux denrées alimentaires. Ses conclusions doivent être regardées comme ne tendant qu'à l'annulation de l'article 5.1.18 de ce cahier des charges, en tant qu'il est prévu que " le robot de traite est interdit ". Par une décision publiée au Journal officiel de l'Union européenne n° C 187 du 1er juin 2018, la Commission européenne a, sur le fondement de l'article 6, paragraphe 2, troisième alinéa, du règlement délégué (UE) n° 664/2013, approuvé la demande de modification mineure du cahier des charges de l'appellation d'origine protégée " Comté " conformément à l'article 53, paragraphe 2, deuxième alinéa, du règlement (UE) n° 1151/2012.

2. Le comité interprofessionnel de gestion du Comté justifie d'un intérêt suffisant au maintien de la décision attaquée. Ainsi, son intervention est recevable.

3. En vertu du règlement (UE) n° 1151/2012, un produit agricole doit, pour pouvoir bénéficier d'une appellation d'origine protégée, faire l'objet d'un enregistrement par la Commission européenne selon les procédures instituées par ce règlement. En vertu de l'article 53 de ce règlement, intitulé " Modification du cahier des charges d'un produit " : " 1. Un groupement ayant un intérêt légitime peut demander l'approbation d'une modification du cahier des charges d'un produit. / La demande décrit les modifications sollicitées et les justifie. / 2. Lorsque la modification entraîne une ou plusieurs modifications du cahier des charges qui ne sont pas mineures, la demande de modification est soumise à la procédure établie aux articles 49 à 52. / Toutefois, si les modifications proposées sont mineures, la Commission approuve ou rejette la demande. En cas d'approbation de modifications impliquant un changement des éléments visés à l'article 50, paragraphe 2, la Commission publie ces éléments au Journal officiel de l'Union européenne. / (...) ".

4. En vertu de l'article 6 du règlement délégué de la Commission du 18 décembre 2013 complétant le règlement (UE) n° 1151/2012 du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne l'établissement des symboles de l'Union pour les appellations d'origine protégées, les indications géographiques protégées et les spécialités traditionnelles garanties et en ce qui concerne certaines règles relatives à la provenance, certaines règles procédurales et certaines règles transitoires supplémentaires, intitulé " Modifications du cahier des charges d'un produit " : " (...) / 2. Les demandes de modification mineure d'un cahier des charges relatif à des appellations d'origine protégées ou à des indications géographiques protégées sont présentées aux autorités de l'Etat membre dans lequel se situe l'aire géographique d'appellation ou de l'indication. / (...). Si l'Etat membre estime que les conditions figurant dans le règlement (UE) n° 1151/2012 et dans les dispositions adoptées en vertu dudit règlement sont remplies, il peut présenter un dossier de demande de modification mineure auprès de la Commission. (...) / (...) / Les modifications visées à l'article 53, paragraphe 2, deuxième alinéa, du règlement (UE) n° 1151/2012 sont réputées approuvées si la Commission ne communique aucune information contraire au demandeur dans les trois mois suivant la réception de la demande. / (...) / La commission rend publique la modification mineure approuvée qui a été apportée à un cahier des charges et n'implique pas une modification des éléments visés à l'article 50, paragraphe 2, du règlement (UE) n° 1151/2012 ".

5. En vertu de l'article 10 du règlement d'exécution (UE) de la Commission du 13 juin 2014 portant modalités d'application du règlement (UE) n° 1151/2012 du Parlement européen et du Conseil relatif aux systèmes de qualité applicables aux produits agricoles et aux denrées alimentaires, intitulé " Exigences procédurales applicables aux modifications d'un cahier des charges " : " (...) / 2. Les demandes d'approbation d'une modification mineure visée à l'article 53, paragraphe 2, deuxième alinéa, du règlement (UE) n° 1151/2012 sont établies conformément au formulaire figurant à l'annexe VII du règlement. / Les demandes d'approbation d'une modification mineure concernant des appellations d'origine protégée ou des indications géographiques protégées sont accompagnées du document unique mis à jour, si celui-ci est modifié, qui est établi conformément au formulaire figurant à l'annexe I. La référence à la publication du cahier des charges dans le document unique modifié renvoie à la version mise à jour du cahier des charges proposé. / Pour les demandes émanant de l'Union, les Etats membres incluent une déclaration précisant qu'ils estiment que la demande remplit les conditions du règlement (UE) n° 1151/2012 et des dispositions arrêtées en vertu de celui-ci, ainsi que la référence à la publication du cahier des charges mis à jour. (...) / ".

6. Il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, en particulier de ses arrêts du 6 décembre 2001, Carl Kühne e.a. (C-269/99), et du 2 juillet 2009, Bavaria et Bavaria Italia (C-343/07) que la décision d'enregistrer une appellation d'origine protégée ou une indication géographique protégée ne peut être prise par la Commission européenne que si l'Etat membre concerné lui a soumis une demande à cette fin et qu'une telle demande ne peut être faite que si l'Etat membre a vérifié si elle est justifiée sous le contrôle, le cas échéant, des juridictions nationales, seules compétentes pour apprécier ces vérifications. Ce système de partage des compétences s'explique notamment par le fait que l'enregistrement présuppose la vérification qu'un certain nombre de conditions, dont celle relative au lien entre le produit et l'aire géographique en cause en raison de la réputation du produit attribuable au fait qu'il provient de cette aire géographique, sont réunies, ce qui exige des connaissances approfondies d'éléments particuliers à l'Etat membre concerné que les autorités nationales sont les mieux placées pour vérifier. En conséquence, l'appréciation des conditions en cause relève des vérifications qui doivent être faites par les autorités compétentes nationales, sous le contrôle, le cas échéant, des juridictions nationales, avant que la demande d'enregistrement ne soit communiquée à la Commission européenne, comme le rappelle le point 60 de l'arrêt Carl Kûhne.

7. Dans un arrêt du 23 avril 2018, CRM/Commission (T-43/15), le Tribunal de l'Union européenne a déduit de cette jurisprudence que, si une demande d'enregistrement d'une dénomination est soumise à la Commission européenne alors que les procédures judiciaires nationales sont encore pendantes ou qu'il existe une décision d'un juge national invalidant un des actes qui fait partie de la demande d'enregistrement, la Commission européenne ne saurait s'estimer obligée de poursuivre, nonobstant les souhaits exprimés en ce sens par les autorités nationales, la procédure d'enregistrement au risque, d'une part, d'adopter un acte de l'Union qui se fonderait sur des actes nationaux invalides, tels que le cahier des charges, dès lors que celui-ci définit l'étendue du droit protégé par une indication géographique protégée, et, d'autre part, de priver d'effet utile le contrôle juridictionnel sur le plan national des actes nationaux s'inscrivant dans la procédure d'enregistrement d'une indication géographique protégée.

8. Cette jurisprudence, qui est relative aux demandes d'enregistrement d'une dénomination, est transposable aux demandes d'approbation de modifications mineures du cahier des charges d'une dénomination, dès lors qu'en vertu de l'article 6, paragraphe 2, du règlement délégué (UE) n° 664/2013 et de l'article 10, paragraphe 2, du règlement d'exécution (UE) n° 668/2014, ces dernières demandes présupposent également que l'Etat membre demandeur ait vérifié que les conditions posées par le règlement (UE) n° 1151/2012 et les dispositions arrêtées en vertu de celui-ci sont remplies.

9. Le Conseil d'Etat a été saisi le 16 novembre 2017 d'une demande d'annulation partielle de l'arrêté du 8 septembre 2017. Conformément à son article 2, cet arrêté est applicable à compter de la date d'approbation des modifications du cahier des charges de l'appellation d'origine protégée " Comté " par la Commission européenne. Comme il a été dit au point 1, la Commission européenne a approuvé la demande de modification du cahier des charges de l'appellation d'origine protégée par une décision publiée le 1er juin 2018.

10. Il résulte d'une jurisprudence constante du Conseil d'Etat que, lorsqu'il a été saisi de la contestation d'une décision par laquelle le gouvernement français transmet à la Commission européenne une demande d'enregistrement d'une appellation d'origine accompagnée du cahier des charges homologué et qu'au moment où il juge l'affaire, la dénomination en cause a été inscrite au registre des appellations d'origine par un règlement de la Commission européenne, les conclusions dirigées contre la décision attaquée deviennent sans objet. Elle implique qu'il n'est en conséquence pas statué sur la légalité du cahier des charges qu'elle homologue s'il fait l'objet à cette occasion d'une contestation. Cette jurisprudence est applicable aux demandes portant sur des modifications mineures d'une appellation d'origine contrôlée. Selon la jurisprudence de la Cour de justice rappelée plus haut, les juridictions nationales sont compétentes pour se prononcer sur la légalité d'une demande tendant à l'annulation du cahier des charges d'une appellation d'origine protégée. Dans ces conditions, il y a lieu de déterminer, pour juger la présente affaire, si les textes cités aux points 3, 4 et 5 en lien avec l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne doivent être interprétés en ce sens que, dans l'hypothèse particulière où la Commission européenne a fait droit à la demande des autorités nationales d'un Etat membre tendant à la modification du cahier des charges d'une dénomination et à l'enregistrement de l'appellation d'origine contrôlée alors que cette demande fait encore l'objet d'un recours devant les juridictions nationales de cet Etat, celles-ci peuvent décider qu'il n'y a plus lieu de statuer sur le litige pendant devant elles ou, si, compte tenu des effets attachés à une annulation éventuelle de l'acte attaqué sur la validité de l'enregistrement par la Commission européenne, elles doivent se prononcer sur la légalité de cet acte des autorités nationales.

11. Cette question présente une difficulté sérieuse d'interprétation du droit de l'Union européenne. Il y a lieu de la renvoyer à la Cour de justice de l'Union européenne et de surseoir à statuer sur les conclusions de la requête du GAEC Jeanningros.




D E C I D E :
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Article 1er : L'intervention du comité interprofessionnel de gestion du Comté est admise.
Article 2 : La question suivante est renvoyée à la Cour de justice de l'Union européenne :
L'article 53 du règlement (UE) n° 1151/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 21 novembre 2012, relatif aux systèmes de qualité applicables aux produits agricoles et aux denrées alimentaires, l'article 6 du règlement délégué (UE) n° 664/2013 de la Commission du 18 décembre 2013, complétant le règlement (UE) n° 1151/2012 du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne l'établissement des symboles de l'Union pour les appellations d'origine protégées, les indications géographiques de provenance, certaines règles procédurales et certaines règles transitoires supplémentaires, et l'article 10 du règlement d'exécution (UE) n° 668/2014 de la Commission du 13 juin 2014, portant modalités d'application du règlement (UE) n° 1151/2012 du Parlement européen et du Conseil en lien avec l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne doivent-ils être interprétés, en ce sens que, dans l'hypothèse particulière où la Commission européenne a fait droit à la demande des autorités nationales d'un Etat membre tendant à la modification du cahier des charges d'une dénomination et à l'enregistrement de l'appellation d'origine contrôlée, alors que cette demande fait encore l'objet d'un recours pendant devant les juridictions nationales de cet Etat, celles-ci peuvent décider qu'il n'y a plus lieu de statuer sur le litige pendant devant elle ou, si, compte tenu des effets attachés à une annulation éventuelle de l'acte attaqué sur la validité de l'enregistrement par la Commission européenne, elles doivent se prononcer sur la légalité de cet acte des autorités nationales '
Article 3 : Il est sursis à statuer sur les conclusions de la requête du GAEC Jeanningros jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne se soit prononcée sur les questions énoncées à l'article 2.
Article 4 : La présente décision sera notifiée au groupement agricole d'exploitation en commun Jeanningros, au ministre de l'agriculture et de l'alimentation, au ministre de l'économie et des finances, à l'Institut national de l'origine et de la qualité et au comité interprofessionnel de gestion du Comté.