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Ariane Web: Conseil d'État 420251, lecture du 15 novembre 2019, ECLI:FR:CECHR:2019:420251.20191115

Décision n° 420251
15 novembre 2019
Conseil d'État

N° 420251
ECLI:FR:CECHR:2019:420251.20191115
Mentionné aux tables du recueil Lebon
9ème - 10ème chambres réunies
M. Sylvain Humbert, rapporteur
Mme Marie-Astrid Nicolazo de Barmon, rapporteur public
SCP BOUZIDI, BOUHANNA, avocats


Lecture du vendredi 15 novembre 2019
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

La société Eye Shelter a demandé au tribunal administratif de Montreuil de prononcer la restitution du crédit de taxe sur la valeur ajoutée déductible dont elle disposait au titre de la période du 19 mars au 31 décembre 2012 pour un montant de 1 292 592 euros et au titre de la période du 1er janvier au 31 décembre 2013 pour un montant de 1 092 954,81 euros. Par un jugement nos 1409770,1501714 du 10 juillet 2015, le tribunal administratif de Montreuil a rejeté ses demandes.

Par un arrêt n° 15VE02989 du 28 décembre 2017, la cour administrative d'appel de Versailles a rejeté l'appel formé par la société Eye Shelter contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 30 avril et 30 juillet 2018 et le 7 mai 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Eye Shelter demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 ;
- le code général des impôts ;
- le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Sylvain Humbert, maître des requêtes,

- les conclusions de Mme Marie-Astrid Nicolazo de Barmon, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Bouzidi, Bouhanna, avocat de la société Eye Shelter ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Alcon Pharmaceuticals, établie en Suisse, a acquis des produits de contactologie fabriqués au Canada et les a importés en France où ils ont été vendus à la société Eye Shelter, établie au Luxembourg. Après avoir été conditionnés par la société Servipac, établie en France, les produits acquis par la société Eye Shelter ont été vendus à la société Menicon, établie au Pays-Bas, qui les a elle-même revendus à des clients établis en France et dans d'autres Etats membres de l'Union européenne. Les 24 septembre 2013 et 1er octobre 2014, la société Eye Shelter a déposé deux demandes de restitution de la taxe sur la valeur ajoutée ayant grevé les achats facturés par la société Alcon Pharmaceuticals au titre de la période du 19 mars au 31 décembre 2012 et de la période du 1er janvier au 31 décembre 2013. La société Eye Shelter se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 28 décembre 2017 par lequel la cour administrative d'appel de Versailles a rejeté l'appel qu'elle a formé contre le jugement du 10 juillet 2015 du tribunal administratif de Montreuil ayant rejeté ses demandes.

2. D'une part, aux termes du 1 de l'article 283 du code général des impôts, qui assure la transposition des dispositions des articles 194 et 195 de la directive 2006/115/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée : " La taxe sur la valeur ajoutée doit être acquittée par les personnes qui réalisent les opérations imposables, (...) / Toutefois, lorsqu'une livraison de biens (...) est effectuée par un assujetti établi hors de France, la taxe est acquittée par l'acquéreur, le destinataire ou le preneur qui agit en tant qu'assujetti et qui dispose d'un numéro d'identification à la taxe sur la valeur ajoutée en France. (...) ". Aux termes de l'article 271 du même code, qui assure la transposition des dispositions de l'article 168 de la même directive 2006/115/CE : " I. 1. La taxe sur la valeur ajoutée qui a grevé les éléments du prix d'une opération imposable est déductible de la taxe sur la valeur ajoutée applicable à cette opération. (...) II. 1. Dans la mesure où les biens et les services sont utilisés pour les besoins de leurs opérations imposables, et à la condition que ces opérations ouvrent droit à déduction, la taxe dont les redevables peuvent opérer la déduction est, selon le cas : (...) c) Celle qui est acquittée par les redevables eux-mêmes lors de l'achat ou de la livraison à soi-même des biens ou des services ; (...) ". Il résulte de ces dispositions que, lorsque le régime de l'auto-liquidation s'applique, l'acquéreur d'un bien, qui est redevable de la taxe sur la valeur ajoutée afférente à cette opération, est en droit de déduire cette même taxe, de telle sorte que, en principe, aucun montant n'est dû à l'administration fiscale.

3. D'autre part, il résulte de la directive 2006/115/CE du Conseil, du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, telle qu'interprétée par la Cour de justice de l'Union européenne notamment dans son arrêt du 26 avril 2017
C-564/15 Tibor Farkas et son arrêt du 11 avril 2019 C-691/17 PORR Epitesi Kft., que, lorsque l'acquéreur d'un bien a versé par erreur au fournisseur la taxe sur la valeur ajoutée mentionnée à tort sur les factures émises par ce dernier, alors que, en application du régime de l'auto-liquidation, il aurait dû, en tant que bénéficiaire d'une livraison de biens, s'acquitter directement de la taxe sur la valeur ajoutée auprès des autorités fiscales, il ne peut pas se prévaloir d'un droit à déduction de la taxe acquittée à tort. Les autorités fiscales nationales sont, dès lors, fondées à refuser à l'acquéreur l'exercice de ce droit, ainsi que, le cas échéant, la restitution du crédit de taxe déductible qui en découle. En revanche, l'acquéreur peut demander au fournisseur le remboursement de la taxe qu'il a indûment versée. En l'absence de réglementation de l'Union en matière de demandes de restitution de taxes, il appartient à l'ordre juridique interne de chaque État membre de prévoir les conditions dans lesquelles une telle demande peut être exercée. Conformément aux principes d'équivalence et d'effectivité, ces conditions ne doivent pas être moins favorables que celles concernant des réclamations semblables et fondées sur des dispositions du droit interne, ni aménagées de manière à rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l'exercice, par l'acquéreur des biens, des droits conférés par l'ordre juridique de l'Union. Si le remboursement de la taxe sur la valeur ajoutée devient impossible ou excessivement difficile, notamment en cas d'insolvabilité du vendeur, le principe d'effectivité peut exiger que l'acquéreur puisse diriger sa demande de restitution directement contre les autorités fiscales. Enfin, lorsque le non-respect des règles du régime de l'auto-liquidation entraîne un risque de perte de recettes fiscales pour l'Etat membre intéressé, ce dernier peut, avant d'accorder la restitution demandée, vérifier que le risque d'une telle perte a été préalablement éliminé, notamment du fait que l'auteur de la facture erronée a reversé au Trésor public la taxe indûment collectée.

4. Il résulte de ce qui précède que, pour déterminer si un assujetti à la taxe sur la valeur ajoutée en France relevant du régime de l'auto-liquidation est en droit d'obtenir, de la part des autorités fiscales françaises, la restitution de la taxe payée par erreur à son fournisseur, il y a lieu de rechercher s'il avait la faculté de demander à son fournisseur le remboursement de la taxe payée à tort et si, mettant en oeuvre les procédures applicables, il lui est impossible ou s'avère excessivement difficile d'obtenir de son fournisseur le remboursement du montant indûment versé. Dans l'affirmative, les autorités fiscales françaises doivent procéder à la restitution demandée, pour autant qu'ait été au préalable éliminé tout risque d'un préjudice financier pour le Trésor public.

5. Pour juger que la société Eye Shelter n'était pas fondée à obtenir la restitution de la taxe sur la valeur ajoutée payée à son fournisseur suisse, la cour a retenu, par des motifs non contestés en cassation, que la société Eye Shelter, bien qu'elle ne se soit pas identifiée spontanément à la taxe sur la valeur ajoutée en France, était soumise au régime de l'auto-liquidation prévu par les dispositions du deuxième alinéa du 1 de l'article 283 du code général des impôts. Elle a relevé, en outre, que la société Eye Shelter n'avait pas obtenu de son fournisseur suisse des factures rectificatives ne mentionnant plus la taxe sur la valeur ajoutée afférentes aux livraisons litigieuses. En statuant ainsi, alors qu'il lui appartenait de rechercher si la société avait établi être dans l'impossibilité d'obtenir de son fournisseur suisse le remboursement de la taxe qu'elle lui avait versée ou que ce remboursement était excessivement difficile et, dans l'affirmative, de s'assurer que le risque de perte de recettes fiscales pour le Trésor public avait été éliminé, la cour a commis une erreur de droit.

6. Il résulte de ce qui précède que la société Eye Shelter est fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du pourvoi. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement à la société Eye Shelter de la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt n° 15VE02989 du 28 décembre 2017 de la cour administrative d'appel de Versailles est annulé.
Article 2 : L'affaire est renvoyée à la cour administrative d'appel de Versailles.
Article 3 : L'Etat versera une somme de 3 000 euros à la société Eye Shelter au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société Eye Shelter et au ministre de l'action et des comptes publics.


Voir aussi