Base de jurisprudence

Ariane Web: Conseil d'État 428680, lecture du 9 avril 2020, ECLI:FR:CECHS:2020:428680.20200409

Décision n° 428680
9 avril 2020
Conseil d'État

N° 428680
ECLI:FR:CECHS:2020:428680.20200409
Inédit au recueil Lebon
1ère chambre
Mme Marie Walazyc, rapporteur
M. Vincent Villette, rapporteur public
SCP MATUCHANSKY, POUPOT, VALDELIEVRE, avocats


Lecture du jeudi 9 avril 2020
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 7 mars et 15 octobre 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le Conseil national de l'ordre des médecins demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite de rejet résultant du silence gardé par le Premier ministre et le ministre des solidarités et de la santé sur sa demande tendant à l'adoption des mesures réglementaires nécessaires à l'application de l'article L. 1110-3 du code de la santé publique ;

2°) d'enjoindre au Premier ministre, en application des articles L. 911-1 et L. 911-3 du code de justice administrative, de prendre ces mesures d'application dans un délai de quatre mois, sous astreinte de 1 000 euros par jour jusqu'à la date à laquelle la décision du Conseil d'Etat aura reçu exécution ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761 1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution ;
- le code de la santé publique ;
- le code de la sécurité sociale ;
- la loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 ;
- la loi n° 2012-954 du 6 août 2012 ;
- la loi n° 2018-1203 du 22 décembre 2018 ;
- le code de la justice administrative et l'ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Marie Walazyc, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Vincent Villette, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Matuchansky, Poupot, Valdelièvre, avocat du Conseil national de l'ordre des Médecins ;



Considérant ce qui suit :

Sur les conclusions à fin d'annulation :

1. En vertu de l'article 21 de la Constitution, le Premier ministre assure l'exécution des lois et exerce le pouvoir réglementaire, sous réserve de la compétence conférée au Président de la République par l'article 13. L'exercice du pouvoir réglementaire comporte non seulement le droit, mais aussi l'obligation, hors le cas où le respect des engagements européens et internationaux de la France y ferait obstacle, de prendre dans un délai raisonnable les mesures qu'implique nécessairement l'application de la loi.

2. Le Conseil national de l'ordre des médecins demande l'annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite de rejet née du silence gardé sur sa demande, reçue le 9 novembre 2018 par le Premier ministre et le 13 novembre 2018 par le ministre chargé de la santé, tendant à ce que soient prises les mesures réglementaires nécessaires à l'application de l'article L. 1110-3 du code de la santé publique.

3. Aux termes du premier alinéa de l'article L. 1110-3 du code de la santé publique : " Aucune personne ne peut faire l'objet de discriminations dans l'accès à la prévention ou aux soins ". L'article 54 de la loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires a complété cet article par des dispositions aux termes desquelles : " Un professionnel de santé ne peut refuser de soigner une personne pour l'un des motifs visés au premier alinéa de l'article 225-1 du code pénal ou au motif qu'elle est bénéficiaire de la protection complémentaire ou du droit à l'aide prévus aux articles L. 861-1 et L. 863-1 du code de la sécurité sociale, ou du droit à l'aide prévue à l'article L. 251-1 du code de l'action sociale et des familles. / Toute personne qui s'estime victime d'un refus de soins illégitime peut saisir le directeur de l'organisme local d'assurance maladie ou le président du conseil territorialement compétent de l'ordre professionnel concerné des faits qui permettent d'en présumer l'existence. Cette saisine vaut dépôt de plainte. Elle est communiquée à l'autorité qui n'en a pas été destinataire. Le récipiendaire en accuse réception à l'auteur, en informe le professionnel de santé mis en cause et peut le convoquer dans un délai d'un mois à compter de la date d'enregistrement de la plainte. / Hors cas de récidive, une conciliation est menée dans les trois mois de la réception de la plainte par une commission mixte composée à parité de représentants du conseil territorialement compétent de l'ordre professionnel concerné et de l'organisme local d'assurance maladie. / En cas d'échec de la conciliation, ou en cas de récidive, le président du conseil territorialement compétent transmet la plainte à la juridiction ordinale compétente avec son avis motivé et en s'y associant le cas échéant. / En cas de carence du conseil territorialement compétent, dans un délai de trois mois, le directeur de l'organisme local d'assurance maladie peut prononcer à l'encontre du professionnel de santé une sanction dans les conditions prévues à l'article L. 162-1-14-1 du code de la sécurité sociale. / (...) / Les modalités d'application du présent article sont fixées par voie réglementaire ". Les lois du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel et du 22 décembre 2018 de financement de la sécurité sociale pour 2019 ont ensuite modifié le deuxième alinéa de l'article L. 1110-3 pour ajouter aux motifs de discrimination prohibés ceux mentionnés à l'article 225-1-1 du code pénal et pour tirer les conséquences de l'élargissement du champ des personnes éligibles à la couverture maladie universelle complémentaire.

4. Les dispositions relatives à la phase de conciliation préalable à la saisine de la juridiction ordinale et, le cas échéant, au prononcé d'une sanction par le directeur de l'organisme local d'assurance maladie ne peuvent recevoir application sans l'intervention d'un décret, d'ailleurs prévue par le dernier alinéa de l'article L. 1110-3 du code de la santé publique, pour fixer, notamment, les règles relatives à la nomination des membres de la commission mixte de conciliation et au fonctionnement de celle-ci. Le législateur ayant entendu que la saisine des autorités ayant le pouvoir de sanction soit précédée d'une phase de conciliation menée par une commission qui réunisse à la fois des représentants du conseil territorialement compétent de l'ordre professionnel concerné et des représentants de l'organisme local d'assurance maladie, le ministre chargé de la santé ne peut utilement soutenir que, même en l'absence de décret précisant les règles applicables à cette commission, les discriminations prohibées par l'article L. 1110-3 du code de la santé publique peuvent faire l'objet de sanctions prononcées par la juridiction ordinale ou par le directeur de l'organisme local d'assurance maladie. Dans ces conditions, dès lors que le délai raisonnable au terme duquel ce texte aurait dû être adopté, à compter de l'intervention de la loi du 21 juillet 2009, était dépassé, le refus de prendre le décret prévu par l'article L. 1110-3 du code de la santé publique est illégal et le Conseil national de l'ordre des médecins est fondé à en demander l'annulation.

Sur les conclusions à fin d'injonction et d'astreinte :

5. Aux termes du premier alinéa de l'article L. 911-1 du code de justice administrative : " Lorsque sa décision implique nécessairement qu'une personne morale de droit public (...) prenne une mesure d'exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d'un délai d'exécution ". En outre, selon l'article L. 911-3 du même code : " La juridiction peut assortir, dans la même décision, l'injonction prescrite (...) d'une astreinte (...) ".

6. L'annulation de la décision implicite par laquelle le Premier ministre a refusé de prendre le décret prévu à l'article L. 1110-3 du code de la santé publique implique nécessairement l'édiction de ce décret. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu d'enjoindre au Premier ministre de prendre ce décret dans un délai de neuf mois à compter de la notification de la présente décision, sans qu'il y ait lieu d'assortir cette injonction d'une astreinte.

Sur les frais liés au litige :

7. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser au Conseil national de l'ordre des médecins, au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


D E C I D E :
--------------
Article 1er : La décision implicite par laquelle le Premier ministre a refusé de prendre le décret prévu à l'article L. 1110-3 du code de la santé publique est annulée.

Article 2 : Il est enjoint au Premier ministre de prendre le décret prévu à l'article L. 1110-3 du code de la santé publique dans le délai de neuf mois à compter de la notification de la présente décision.
Article 3 : L'Etat versera au Conseil national de l'ordre des médecins la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête du Conseil national de l'ordre des médecins est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée au Conseil national de l'ordre des médecins, au Premier ministre et au ministre des solidarités et de la santé.
Copie en sera adressée à la section du rapport et des études du Conseil d'Etat.