Conseil d'État
N° 439948
ECLI:FR:CEORD:2020:439948.20200415
Inédit au recueil Lebon
Lecture du mercredi 15 avril 2020
Vu la procédure suivante :
Par une requête, un nouveau mémoire et un mémoire en réplique, enregistrés les 3, 5 et 8 avril 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le Syndicat Jeunes médecins demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) d'enjoindre au Premier ministre de publier dans les quarante-huit heures à compter de la lecture de l'ordonnance à intervenir une circulaire rappelant le cadre légal de l'utilisation du Rivotril ;
2°) à défaut, d'ordonner la suspension de l'exécution du II de l'article 12-3 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire et d'enjoindre au Premier ministre et au ministre chargé de la santé de prendre immédiatement toutes mesures adéquates pour avertir les professionnels de santé des effets de cette décision.
Il soutient que :
- la condition d'urgence est remplie eu égard, d'une part, au caractère préoccupant de la situation et à l'augmentation exponentielle du nombre de patients atteints du covid-19 et de décès liés à cette maladie, d'autre part, à la nécessité de faire cesser à bref délai la possibilité, ouverte par les dispositions en cause, qu'un médecin prescrive, sans autre contrôle médical ou avis de confrères, un médicament susceptible de provoquer la mort des patients atteints de covid-19 ;
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale au droit à la vie et au droit de bénéficier d'un traitement approprié à son état de santé ;
- les dispositions attaquées sont entachées d'incompétence, l'administration aux patients de traitements palliatifs n'entrant pas dans le champ des habilitations données au Premier ministre par le 9° de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique issu de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 ;
- le clonazépam étant contre-indiqué en cas d'insuffisance respiratoire grave, les dispositions litigieuses instituent, de fait, un protocole de fin de vie accessible à tout médecin sans autre procédure qu'une prescription par ordonnance, en méconnaissance des articles L. 1110-5 et suivants du code de la santé publique qui prévoient, notamment, une procédure collégiale pour l'administration d'un traitement palliatif destiné à accompagner un patient jusqu'à son décès ;
- à supposer que tel ne soit pas le cas, l'ambiguïté du texte et sa mauvaise interprétation par les professionnels de santé ne permettent pas son application conforme à la préservation des libertés fondamentales invoquées.
Par un mémoire en défense, enregistré le 8 avril 2020, le ministre des solidarités et de la santé conclut au rejet de la requête. Il soutient que les moyens soulevés par le syndicat requérant ne sont pas fondés.
La requête a été communiquée au Premier ministre, qui n'a pas produit de mémoire.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, et notamment son préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de la santé publique ;
- la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 ;
- le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 ;
- le décret n° 2020-360 du 28 mars 2020 ;
- le décret n° 2020-423 du 14 avril 2020 ;
- le code de justice administrative et l'ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 ;
Les parties ont été informées, sur le fondement de l'article 9 de l'ordonnance du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l'ordre administratif, de ce qu'aucune audience ne se tiendrait et de ce que la clôture de l'instruction était fixée le 14 avril à 12 heures.
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article L. 511-1 du code de justice administrative : " Le juge des référés statue par des mesures qui présentent un caractère provisoire. Il n'est pas saisi du principal et se prononce dans les meilleurs délais ". Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ".
Sur l'office du juge des référés et les libertés fondamentales en jeu :
2. Il résulte de la combinaison des dispositions des articles L. 511-1 et L. 521-2 du code de justice administrative qu'il appartient au juge des référés, lorsqu'il est saisi sur le fondement de l'article L. 521-2 et qu'il constate une atteinte grave et manifestement illégale portée par une personne morale de droit public à une liberté fondamentale, résultant de l'action ou de la carence de cette personne publique, de prescrire les mesures qui sont de nature à faire disparaître les effets de cette atteinte, dès lors qu'existe une situation d'urgence caractérisée justifiant le prononcé de mesures de sauvegarde à très bref délai et qu'il est possible de prendre utilement de telles mesures. Celles-ci doivent, en principe, présenter un caractère provisoire, sauf lorsqu'aucune mesure de cette nature n'est susceptible de sauvegarder l'exercice effectif de la liberté fondamentale à laquelle il est porté atteinte. Le caractère manifestement illégal de l'atteinte doit s'apprécier notamment en tenant compte des moyens dont dispose l'autorité administrative compétente et des mesures qu'elle a déjà prises.
3. Pour l'application de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, le droit au respect de la vie constitue une liberté fondamentale au sens des dispositions de cet article. En outre, une carence caractérisée d'une autorité administrative dans l'usage des pouvoirs que lui confère la loi pour mettre en oeuvre le droit de toute personne de recevoir, sous réserve de son consentement libre et éclairé, les traitements et les soins appropriés à son état de santé, tels qu'appréciés par le médecin, peut faire apparaître, pour l'application de ces dispositions, une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale lorsqu'elle risque d'entraîner une altération grave de l'état de santé de la personne intéressée. Le caractère manifestement illégal de l'atteinte doit s'apprécier notamment en tenant compte des moyens dont dispose l'autorité administrative compétente et des mesures qu'elle a, dans ce cadre, déjà prises.
Sur les dispositions applicables :
4. D'une part, aux termes de l'article L. 5121-12-1 du code de la santé publique : " I.- Une spécialité pharmaceutique peut faire l'objet d'une prescription non conforme à son autorisation de mise sur le marché en l'absence de spécialité de même principe actif, de même dosage et de même forme pharmaceutique disposant d'une autorisation de mise sur le marché ou d'une autorisation temporaire d'utilisation dans l'indication ou les conditions d'utilisation considérées, sous réserve qu'une recommandation temporaire d'utilisation établie par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé sécurise l'utilisation de cette spécialité dans cette indication ou ces conditions d'utilisation. Lorsqu'une telle recommandation temporaire d'utilisation a été établie, la spécialité peut faire l'objet d'une prescription dans l'indication ou les conditions d'utilisations correspondantes dès lors que le prescripteur juge qu'elle répond aux besoins du patient. (...) / En l'absence de recommandation temporaire d'utilisation dans l'indication ou les conditions d'utilisation considérées, une spécialité pharmaceutique ne peut faire l'objet d'une prescription non conforme à son autorisation de mise sur le marché qu'en l'absence d'alternative médicamenteuse appropriée disposant d'une autorisation de mise sur le marché ou d'une autorisation temporaire d'utilisation et sous réserve que le prescripteur juge indispensable, au regard des données acquises de la science, le recours à cette spécialité pour améliorer ou stabiliser l'état clinique de son patient. / (...) ".
5. D'autre part, aux termes de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique, applicable, en vertu de l'article 4 de cette loi, pendant une durée de deux mois à compter de l'entrée en vigueur de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 : " Dans les circonscriptions territoriales où l'état d'urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre peut, par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé, aux seules fins de garantir la santé publique : / (...) / 9° En tant que de besoin, prendre toute mesure permettant la mise à la disposition des patients de médicaments appropriés pour l'éradication de la catastrophe sanitaire (...). / Les mesures prescrites en application des 1° à 10° du présent article sont strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu. Il y est mis fin sans délai lorsqu'elles ne sont plus nécessaires. (...) ".
Sur les circonstances et les mesures prises par le Premier ministre :
6. L'émergence d'un nouveau coronavirus (covid-19), de caractère pathogène et particulièrement contagieux, et sa propagation sur le territoire français ont conduit le ministre des solidarités et de la santé à prendre, par plusieurs arrêtés à compter du 4 mars 2020, des mesures sur le fondement des dispositions de l'article L. 3131-1 du code de la santé publique. En particulier, par un arrêté du 14 mars 2020, un grand nombre d'établissements recevant du public ont été fermés au public, les rassemblements de plus de 100 personnes ont été interdits et l'accueil des enfants dans les établissements les recevant et des élèves et étudiants dans les établissements scolaires et universitaires a été suspendu. Puis, par un décret du 16 mars 2020 motivé par les circonstances exceptionnelles découlant de l'épidémie de covid-19, modifié par décret du 19 mars, le Premier ministre a interdit le déplacement de toute personne hors de son domicile, sous réserve d'exceptions limitativement énumérées et devant être dûment justifiées, à compter du 17 mars à 12h, sans préjudice de mesures plus strictes susceptibles d'être ordonnées par le représentant de l'Etat dans le département. Le ministre des solidarités et de la santé a pris des mesures complémentaires par des arrêtés des 17, 19, 20, 21 mars 2020.
7. Par l'article 4 de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19, a été déclaré l'état d'urgence sanitaire pour une durée de deux mois sur l'ensemble du territoire national. Par un nouveau décret du 23 mars 2020 pris sur le fondement de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique issu de la loi du 23 mars 2020, le Premier ministre a réitéré les mesures qu'il avait précédemment ordonnées tout en leur apportant des précisions ou restrictions complémentaires. Leurs effets ont été prolongés en dernier lieu par décret du 14 avril 2020.
8. Le clonazepam est une molécule de la classe des benzodiazépines, dont les propriétés sont notamment anxiolytiques et sédatives, commercialisée par le laboratoire Roche sous le nom de marque de Rivotril en vertu, pour la spécialité pharmaceutique correspondant à sa forme injectable, d'une autorisation de mise sur le marché délivrée le 21 février 1995, avec pour indication thérapeutique le traitement de l'épilepsie. En l'absence de toute recommandation temporaire d'utilisation prise en application de l'article L. 5121-12-1 du code de la santé publique, cette spécialité ne peut être prescrite pour une autre indication qu'à la condition que le prescripteur juge indispensable, au regard des données acquises de la science, le recours à cette spécialité pour améliorer ou stabiliser l'état clinique de son patient et en l'absence d'alternative médicamenteuse appropriée disposant d'une autorisation de mise sur le marché ou d'une autorisation temporaire d'utilisation. Toutefois, par le II de l'article 12-3 du décret du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, inséré par le décret du 28 mars 2020 visé ci-dessus, dont les effets ont été prolongés par décret du 14 avril 2020, le Premier ministre a, sur le fondement des dispositions citées au point 5, par dérogation à l'article L. 5121-12-1 du code de la santé publique, défini les conditions dans lesquelles cette spécialité peut, jusqu'au 11 mai 2020, faire l'objet d'une prescription non conforme à son autorisation de mise sur le marché en vue de la prise en charge des patients atteints ou susceptibles d'être atteints par le virus SARS-CoV-2 dont l'état clinique le justifie. Il a notamment prévu que le médecin qui prescrit cette spécialité dans ce cadre se conforme aux protocoles exceptionnels et transitoires relatifs, d'une part, à la prise en charge de la dyspnée et, d'autre part, à la prise en charge palliative de la détresse respiratoire, établis par la société française d'accompagnement et de soins palliatifs.
Sur la demande en référé :
9. Le syndicat requérant demande au juge des référés du Conseil d'Etat, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, à défaut qu'il enjoigne au Premier ministre de publier une circulaire rappelant le cadre légal de l'utilisation du Rivotril, d'ordonner la suspension de l'exécution des dispositions du II de l'article 12-3 du décret du 23 mars 2020.
10. En premier lieu, l'administration n'est jamais tenue de prendre une circulaire visant à faire connaître l'interprétation qu'elle retient de l'état du droit en vigueur, sur lequel un tel acte demeure en outre sans effet. La publication d'une circulaire n'est, par suite, pas au nombre des mesures susceptibles d'être ordonnées par le juge des référés statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative.
11. En deuxième lieu, d'une part, ainsi qu'il a été dit au point 8, les dispositions attaquées ont pour objet de permettre, dans des conditions qu'elles définissent, la prescription du clonazépam injectable en vue de la prise en charge des patients atteints ou susceptibles d'être atteints par le virus SARS-CoV-2 dont l'état clinique le justifie. Une telle mesure, sécurisant la prescription d'une spécialité dans une indication non conforme à son autorisation de mise sur le marché, est en principe régie par les dispositions de l'article L. 5121-12-1 du code de la santé publique. Dès lors toutefois qu'elle se rapporte en l'espèce, contrairement à ce que soutient le syndicat requérant, à la mise à la disposition des patients de médicaments appropriés pour l'éradication de la catastrophe sanitaire, elle est au nombre de celles que le Premier ministre est compétent pour prendre en vertu du 9° de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique pendant la durée d'application de cet article.
12. D'autre part, les dispositions attaquées imposent à tout médecin, lorsqu'il prescrit le clonazépam injectable en vue de la prise en charge des patients atteints ou susceptibles d'être atteints par le virus SARS-CoV-2 dont l'état clinique le justifie, de se conformer aux protocoles exceptionnels et transitoires relatifs à la prise en charge de la dyspnée et à la prise en charge palliative de la détresse respiratoire établis par la société française d'accompagnement et de soins palliatifs. Il résulte de ces protocoles qu'ils sont destinés à assurer l'apaisement de la souffrance, y compris en dehors d'une hospitalisation dans un service de réanimation et en l'absence d'accès au midazolam, benzodiazépine normalement préconisée, chez des patients, soit pour lesquels une décision collégiale de limitation de traitements actifs a été prise, soit qui, présentant une forme grave de la maladie, se trouvent en situation de détresse respiratoire asphyxique. Les posologies que ces protocoles précisent, conformes à celles recommandées par la Haute autorité de santé, sont celles, à ajuster par chaque médecin en fonction de la situation de son patient, adaptées pour ces malades en vue du seul soulagement de leur souffrance, s'agissant d'une spécialité contre-indiquée en cas d'insuffisance respiratoire grave lorsqu'elle est utilisée dans l'indication de son autorisation de mise sur le marché. Les dispositions attaquées sont ainsi de nature à assurer à toute personne, alors même qu'elle ne serait pas hospitalisée, le respect de son droit à recevoir, sous réserve de son consentement libre et éclairé, les traitements et les soins appropriés à son état de santé, tels qu'appréciés par le médecin, notamment s'agissant de l'apaisement de la souffrance créée par une situation de dyspnée ou de détresse respiratoire ainsi, en outre, que du droit reconnu par l'article L. 1110-9 du code de la santé publique à toute personne malade dont l'état le requiert d'accéder à des soins palliatifs et à un accompagnement. Elles n'ont, contrairement à ce que soutient le syndicat requérant, ni pour objet ni pour effet d'instituer un " protocole de fin de vie " dérogeant aux articles L. 1110-5 et suivants du code de la santé publique qui prévoient, notamment, une procédure collégiale lors d'un arrêt des traitements et de la mise en oeuvre d'une sédation profonde et continue maintenue jusqu'au décès, dont elles ne dispensent pas le cas échéant du respect.
13. Il résulte de tout ce qui précède que l'application des dispositions du II de l'article 12-3 du décret du 23 mars 2020 ne caractérise pas à ce jour une atteinte grave et manifestement illégale au droit à la vie ou au droit de toute personne de recevoir, sous réserve de son consentement libre et éclairé, les traitements et les soins appropriés à son état de santé, tels qu'appréciés par le médecin. Les conclusions du syndicat requérant tendant à ce qu'il soit enjoint au Premier ministre de publier une circulaire pour interpréter ces dispositions et qu'à défaut soit ordonnée la suspension de leur exécution et enjoint au Premier ministre et au ministre chargé de la santé d'informer les professionnels de santé de cette suspension par tout moyen ne peuvent par suite qu'être rejetées, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la condition d'urgence.
O R D O N N E :
------------------
Article 1er : La requête du Syndicat Jeunes médecins est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée au Syndicat Jeunes médecins et au ministre des solidarités et de la santé.
Copie en sera adressée au Premier ministre.
N° 439948
ECLI:FR:CEORD:2020:439948.20200415
Inédit au recueil Lebon
Lecture du mercredi 15 avril 2020
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Par une requête, un nouveau mémoire et un mémoire en réplique, enregistrés les 3, 5 et 8 avril 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le Syndicat Jeunes médecins demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) d'enjoindre au Premier ministre de publier dans les quarante-huit heures à compter de la lecture de l'ordonnance à intervenir une circulaire rappelant le cadre légal de l'utilisation du Rivotril ;
2°) à défaut, d'ordonner la suspension de l'exécution du II de l'article 12-3 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire et d'enjoindre au Premier ministre et au ministre chargé de la santé de prendre immédiatement toutes mesures adéquates pour avertir les professionnels de santé des effets de cette décision.
Il soutient que :
- la condition d'urgence est remplie eu égard, d'une part, au caractère préoccupant de la situation et à l'augmentation exponentielle du nombre de patients atteints du covid-19 et de décès liés à cette maladie, d'autre part, à la nécessité de faire cesser à bref délai la possibilité, ouverte par les dispositions en cause, qu'un médecin prescrive, sans autre contrôle médical ou avis de confrères, un médicament susceptible de provoquer la mort des patients atteints de covid-19 ;
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale au droit à la vie et au droit de bénéficier d'un traitement approprié à son état de santé ;
- les dispositions attaquées sont entachées d'incompétence, l'administration aux patients de traitements palliatifs n'entrant pas dans le champ des habilitations données au Premier ministre par le 9° de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique issu de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 ;
- le clonazépam étant contre-indiqué en cas d'insuffisance respiratoire grave, les dispositions litigieuses instituent, de fait, un protocole de fin de vie accessible à tout médecin sans autre procédure qu'une prescription par ordonnance, en méconnaissance des articles L. 1110-5 et suivants du code de la santé publique qui prévoient, notamment, une procédure collégiale pour l'administration d'un traitement palliatif destiné à accompagner un patient jusqu'à son décès ;
- à supposer que tel ne soit pas le cas, l'ambiguïté du texte et sa mauvaise interprétation par les professionnels de santé ne permettent pas son application conforme à la préservation des libertés fondamentales invoquées.
Par un mémoire en défense, enregistré le 8 avril 2020, le ministre des solidarités et de la santé conclut au rejet de la requête. Il soutient que les moyens soulevés par le syndicat requérant ne sont pas fondés.
La requête a été communiquée au Premier ministre, qui n'a pas produit de mémoire.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, et notamment son préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de la santé publique ;
- la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 ;
- le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 ;
- le décret n° 2020-360 du 28 mars 2020 ;
- le décret n° 2020-423 du 14 avril 2020 ;
- le code de justice administrative et l'ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 ;
Les parties ont été informées, sur le fondement de l'article 9 de l'ordonnance du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l'ordre administratif, de ce qu'aucune audience ne se tiendrait et de ce que la clôture de l'instruction était fixée le 14 avril à 12 heures.
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article L. 511-1 du code de justice administrative : " Le juge des référés statue par des mesures qui présentent un caractère provisoire. Il n'est pas saisi du principal et se prononce dans les meilleurs délais ". Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ".
Sur l'office du juge des référés et les libertés fondamentales en jeu :
2. Il résulte de la combinaison des dispositions des articles L. 511-1 et L. 521-2 du code de justice administrative qu'il appartient au juge des référés, lorsqu'il est saisi sur le fondement de l'article L. 521-2 et qu'il constate une atteinte grave et manifestement illégale portée par une personne morale de droit public à une liberté fondamentale, résultant de l'action ou de la carence de cette personne publique, de prescrire les mesures qui sont de nature à faire disparaître les effets de cette atteinte, dès lors qu'existe une situation d'urgence caractérisée justifiant le prononcé de mesures de sauvegarde à très bref délai et qu'il est possible de prendre utilement de telles mesures. Celles-ci doivent, en principe, présenter un caractère provisoire, sauf lorsqu'aucune mesure de cette nature n'est susceptible de sauvegarder l'exercice effectif de la liberté fondamentale à laquelle il est porté atteinte. Le caractère manifestement illégal de l'atteinte doit s'apprécier notamment en tenant compte des moyens dont dispose l'autorité administrative compétente et des mesures qu'elle a déjà prises.
3. Pour l'application de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, le droit au respect de la vie constitue une liberté fondamentale au sens des dispositions de cet article. En outre, une carence caractérisée d'une autorité administrative dans l'usage des pouvoirs que lui confère la loi pour mettre en oeuvre le droit de toute personne de recevoir, sous réserve de son consentement libre et éclairé, les traitements et les soins appropriés à son état de santé, tels qu'appréciés par le médecin, peut faire apparaître, pour l'application de ces dispositions, une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale lorsqu'elle risque d'entraîner une altération grave de l'état de santé de la personne intéressée. Le caractère manifestement illégal de l'atteinte doit s'apprécier notamment en tenant compte des moyens dont dispose l'autorité administrative compétente et des mesures qu'elle a, dans ce cadre, déjà prises.
Sur les dispositions applicables :
4. D'une part, aux termes de l'article L. 5121-12-1 du code de la santé publique : " I.- Une spécialité pharmaceutique peut faire l'objet d'une prescription non conforme à son autorisation de mise sur le marché en l'absence de spécialité de même principe actif, de même dosage et de même forme pharmaceutique disposant d'une autorisation de mise sur le marché ou d'une autorisation temporaire d'utilisation dans l'indication ou les conditions d'utilisation considérées, sous réserve qu'une recommandation temporaire d'utilisation établie par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé sécurise l'utilisation de cette spécialité dans cette indication ou ces conditions d'utilisation. Lorsqu'une telle recommandation temporaire d'utilisation a été établie, la spécialité peut faire l'objet d'une prescription dans l'indication ou les conditions d'utilisations correspondantes dès lors que le prescripteur juge qu'elle répond aux besoins du patient. (...) / En l'absence de recommandation temporaire d'utilisation dans l'indication ou les conditions d'utilisation considérées, une spécialité pharmaceutique ne peut faire l'objet d'une prescription non conforme à son autorisation de mise sur le marché qu'en l'absence d'alternative médicamenteuse appropriée disposant d'une autorisation de mise sur le marché ou d'une autorisation temporaire d'utilisation et sous réserve que le prescripteur juge indispensable, au regard des données acquises de la science, le recours à cette spécialité pour améliorer ou stabiliser l'état clinique de son patient. / (...) ".
5. D'autre part, aux termes de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique, applicable, en vertu de l'article 4 de cette loi, pendant une durée de deux mois à compter de l'entrée en vigueur de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 : " Dans les circonscriptions territoriales où l'état d'urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre peut, par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé, aux seules fins de garantir la santé publique : / (...) / 9° En tant que de besoin, prendre toute mesure permettant la mise à la disposition des patients de médicaments appropriés pour l'éradication de la catastrophe sanitaire (...). / Les mesures prescrites en application des 1° à 10° du présent article sont strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu. Il y est mis fin sans délai lorsqu'elles ne sont plus nécessaires. (...) ".
Sur les circonstances et les mesures prises par le Premier ministre :
6. L'émergence d'un nouveau coronavirus (covid-19), de caractère pathogène et particulièrement contagieux, et sa propagation sur le territoire français ont conduit le ministre des solidarités et de la santé à prendre, par plusieurs arrêtés à compter du 4 mars 2020, des mesures sur le fondement des dispositions de l'article L. 3131-1 du code de la santé publique. En particulier, par un arrêté du 14 mars 2020, un grand nombre d'établissements recevant du public ont été fermés au public, les rassemblements de plus de 100 personnes ont été interdits et l'accueil des enfants dans les établissements les recevant et des élèves et étudiants dans les établissements scolaires et universitaires a été suspendu. Puis, par un décret du 16 mars 2020 motivé par les circonstances exceptionnelles découlant de l'épidémie de covid-19, modifié par décret du 19 mars, le Premier ministre a interdit le déplacement de toute personne hors de son domicile, sous réserve d'exceptions limitativement énumérées et devant être dûment justifiées, à compter du 17 mars à 12h, sans préjudice de mesures plus strictes susceptibles d'être ordonnées par le représentant de l'Etat dans le département. Le ministre des solidarités et de la santé a pris des mesures complémentaires par des arrêtés des 17, 19, 20, 21 mars 2020.
7. Par l'article 4 de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19, a été déclaré l'état d'urgence sanitaire pour une durée de deux mois sur l'ensemble du territoire national. Par un nouveau décret du 23 mars 2020 pris sur le fondement de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique issu de la loi du 23 mars 2020, le Premier ministre a réitéré les mesures qu'il avait précédemment ordonnées tout en leur apportant des précisions ou restrictions complémentaires. Leurs effets ont été prolongés en dernier lieu par décret du 14 avril 2020.
8. Le clonazepam est une molécule de la classe des benzodiazépines, dont les propriétés sont notamment anxiolytiques et sédatives, commercialisée par le laboratoire Roche sous le nom de marque de Rivotril en vertu, pour la spécialité pharmaceutique correspondant à sa forme injectable, d'une autorisation de mise sur le marché délivrée le 21 février 1995, avec pour indication thérapeutique le traitement de l'épilepsie. En l'absence de toute recommandation temporaire d'utilisation prise en application de l'article L. 5121-12-1 du code de la santé publique, cette spécialité ne peut être prescrite pour une autre indication qu'à la condition que le prescripteur juge indispensable, au regard des données acquises de la science, le recours à cette spécialité pour améliorer ou stabiliser l'état clinique de son patient et en l'absence d'alternative médicamenteuse appropriée disposant d'une autorisation de mise sur le marché ou d'une autorisation temporaire d'utilisation. Toutefois, par le II de l'article 12-3 du décret du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, inséré par le décret du 28 mars 2020 visé ci-dessus, dont les effets ont été prolongés par décret du 14 avril 2020, le Premier ministre a, sur le fondement des dispositions citées au point 5, par dérogation à l'article L. 5121-12-1 du code de la santé publique, défini les conditions dans lesquelles cette spécialité peut, jusqu'au 11 mai 2020, faire l'objet d'une prescription non conforme à son autorisation de mise sur le marché en vue de la prise en charge des patients atteints ou susceptibles d'être atteints par le virus SARS-CoV-2 dont l'état clinique le justifie. Il a notamment prévu que le médecin qui prescrit cette spécialité dans ce cadre se conforme aux protocoles exceptionnels et transitoires relatifs, d'une part, à la prise en charge de la dyspnée et, d'autre part, à la prise en charge palliative de la détresse respiratoire, établis par la société française d'accompagnement et de soins palliatifs.
Sur la demande en référé :
9. Le syndicat requérant demande au juge des référés du Conseil d'Etat, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, à défaut qu'il enjoigne au Premier ministre de publier une circulaire rappelant le cadre légal de l'utilisation du Rivotril, d'ordonner la suspension de l'exécution des dispositions du II de l'article 12-3 du décret du 23 mars 2020.
10. En premier lieu, l'administration n'est jamais tenue de prendre une circulaire visant à faire connaître l'interprétation qu'elle retient de l'état du droit en vigueur, sur lequel un tel acte demeure en outre sans effet. La publication d'une circulaire n'est, par suite, pas au nombre des mesures susceptibles d'être ordonnées par le juge des référés statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative.
11. En deuxième lieu, d'une part, ainsi qu'il a été dit au point 8, les dispositions attaquées ont pour objet de permettre, dans des conditions qu'elles définissent, la prescription du clonazépam injectable en vue de la prise en charge des patients atteints ou susceptibles d'être atteints par le virus SARS-CoV-2 dont l'état clinique le justifie. Une telle mesure, sécurisant la prescription d'une spécialité dans une indication non conforme à son autorisation de mise sur le marché, est en principe régie par les dispositions de l'article L. 5121-12-1 du code de la santé publique. Dès lors toutefois qu'elle se rapporte en l'espèce, contrairement à ce que soutient le syndicat requérant, à la mise à la disposition des patients de médicaments appropriés pour l'éradication de la catastrophe sanitaire, elle est au nombre de celles que le Premier ministre est compétent pour prendre en vertu du 9° de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique pendant la durée d'application de cet article.
12. D'autre part, les dispositions attaquées imposent à tout médecin, lorsqu'il prescrit le clonazépam injectable en vue de la prise en charge des patients atteints ou susceptibles d'être atteints par le virus SARS-CoV-2 dont l'état clinique le justifie, de se conformer aux protocoles exceptionnels et transitoires relatifs à la prise en charge de la dyspnée et à la prise en charge palliative de la détresse respiratoire établis par la société française d'accompagnement et de soins palliatifs. Il résulte de ces protocoles qu'ils sont destinés à assurer l'apaisement de la souffrance, y compris en dehors d'une hospitalisation dans un service de réanimation et en l'absence d'accès au midazolam, benzodiazépine normalement préconisée, chez des patients, soit pour lesquels une décision collégiale de limitation de traitements actifs a été prise, soit qui, présentant une forme grave de la maladie, se trouvent en situation de détresse respiratoire asphyxique. Les posologies que ces protocoles précisent, conformes à celles recommandées par la Haute autorité de santé, sont celles, à ajuster par chaque médecin en fonction de la situation de son patient, adaptées pour ces malades en vue du seul soulagement de leur souffrance, s'agissant d'une spécialité contre-indiquée en cas d'insuffisance respiratoire grave lorsqu'elle est utilisée dans l'indication de son autorisation de mise sur le marché. Les dispositions attaquées sont ainsi de nature à assurer à toute personne, alors même qu'elle ne serait pas hospitalisée, le respect de son droit à recevoir, sous réserve de son consentement libre et éclairé, les traitements et les soins appropriés à son état de santé, tels qu'appréciés par le médecin, notamment s'agissant de l'apaisement de la souffrance créée par une situation de dyspnée ou de détresse respiratoire ainsi, en outre, que du droit reconnu par l'article L. 1110-9 du code de la santé publique à toute personne malade dont l'état le requiert d'accéder à des soins palliatifs et à un accompagnement. Elles n'ont, contrairement à ce que soutient le syndicat requérant, ni pour objet ni pour effet d'instituer un " protocole de fin de vie " dérogeant aux articles L. 1110-5 et suivants du code de la santé publique qui prévoient, notamment, une procédure collégiale lors d'un arrêt des traitements et de la mise en oeuvre d'une sédation profonde et continue maintenue jusqu'au décès, dont elles ne dispensent pas le cas échéant du respect.
13. Il résulte de tout ce qui précède que l'application des dispositions du II de l'article 12-3 du décret du 23 mars 2020 ne caractérise pas à ce jour une atteinte grave et manifestement illégale au droit à la vie ou au droit de toute personne de recevoir, sous réserve de son consentement libre et éclairé, les traitements et les soins appropriés à son état de santé, tels qu'appréciés par le médecin. Les conclusions du syndicat requérant tendant à ce qu'il soit enjoint au Premier ministre de publier une circulaire pour interpréter ces dispositions et qu'à défaut soit ordonnée la suspension de leur exécution et enjoint au Premier ministre et au ministre chargé de la santé d'informer les professionnels de santé de cette suspension par tout moyen ne peuvent par suite qu'être rejetées, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la condition d'urgence.
O R D O N N E :
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Article 1er : La requête du Syndicat Jeunes médecins est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée au Syndicat Jeunes médecins et au ministre des solidarités et de la santé.
Copie en sera adressée au Premier ministre.