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Ariane Web: Conseil d'État 440243, lecture du 18 mai 2020, ECLI:FR:CEORD:2020:440243.20200518

Décision n° 440243
18 mai 2020
Conseil d'État

N° 440243
ECLI:FR:CEORD:2020:440243.20200518
Inédit au recueil Lebon



Lecture du lundi 18 mai 2020
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 24 avril et 10 mai 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. A... B... demande au juge des référés du Conseil d'Etat, sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

1°) de suspendre l'exécution du décret n° 2020-314 du 25 mars 2020 complétant le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Il soutient que :
- la condition d'urgence est remplie du fait, d'une part, de la présomption d'urgence irréfragable posée par la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d'urgence et, d'autre part, des conséquences de l'épidémie de covid-19 en France ;
- le décret contesté se fonde à tort sur les dispositions de l'article L. 5121-8 du code de la santé publique ;
- il a été pris sans consultation ni avis de l'Académie de médecine ;
- le Premier ministre n'avait pas compétence, même sur le fondement de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique, pour prendre des mesures restreignant la prescription de médicaments ;
- le décret, qui ne peut être justifié par l'absence de données acquises de la science, méconnaît les dispositions des articles L. 5121-12-1 et R. 4127-8 du code de la santé publique ;
- il procède d'un détournement de pouvoir ;
- il méconnaît le droit fondamental à la protection de la santé et le droit de recevoir les traitements les plus appropriés découlant du Préambule de la Constitution de 1946 et des articles L. 1110-1 et L. 1110-5 du code de la santé publique ;
- il méconnaît le principe d'égalité de traitement et d'accès aux soins ;
- il méconnaît le principe d'égalité entre les médecins.


Par un mémoire en défense, enregistré le 4 mai 2020, le ministre des solidarités et de la santé conclut au rejet de la requête. Il soutient qu'aucun des moyens soulevés n'est propre, en l'état de l'instruction, à créer un doute sérieux quant à la légalité du décret contesté.

En application des dispositions de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, les parties ont été informées que la décision du Conseil d'Etat était susceptible d'être fondée sur le moyen, relevé d'office, tiré de ce que l'article 12-2 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire ayant été abrogé par le décret n° 2020-545 du 11 mai 2020, il n'y a plus lieu de statuer sur les conclusions de la requête à fin de suspension.

Par un nouveau mémoire, enregistré le 13 mai 2020, M. B... demande au juge des référés du Conseil d'Etat, sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

1°) de suspendre l'exécution de l'article 19 du décret n° 2020-548 du 11 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 8 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il reprend les moyens de ses précédents mémoires et soutient, en outre, que le décret méconnaît l'article L. 1110-3 du code de la santé publique.

Par un nouveau mémoire, enregistré le 14 mai 2020, le ministre des solidarités et de la santé indique maintenir les conclusions et les moyens de son précédent mémoire.
La requête a été communiquée au Premier ministre, qui n'a pas produit d'observations.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- le règlement (UE) n° 536/2014 du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 ;
- le code de la santé publique ;
- la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 ;
- la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020 ;
- le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 ;
- le décret n° 2020-314 du 25 mars 2020 ;
- le décret n° 2020-337 du 26 mars 2020 ;
- le décret n° 2020-545 du 11 mai 2020 ;
- le décret n° 2020-548 du 11 mai 2020 ;
- le code de justice administrative et l'ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 ;
- le code de justice administrative ;

Les parties ont été informées, sur le fondement de l'article 9 de l'ordonnance du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l'ordre administratif, de ce qu'aucune audience ne se tiendrait et de ce que la clôture de l'instruction serait fixée le 14 mai 2020 à dix-huit heures.



Considérant ce qui suit :

1. Aux termes du premier alinéa de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ".
Sur les dispositions applicables :

2. En premier lieu, aux termes de l'article L. 5121-12-1 du code de la santé publique : " I.- Une spécialité pharmaceutique peut faire l'objet d'une prescription non conforme à son autorisation de mise sur le marché en l'absence de spécialité de même principe actif, de même dosage et de même forme pharmaceutique disposant d'une autorisation de mise sur le marché ou d'une autorisation temporaire d'utilisation dans l'indication ou les conditions d'utilisation considérées, sous réserve qu'une recommandation temporaire d'utilisation établie par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé sécurise l'utilisation de cette spécialité dans cette indication ou ces conditions d'utilisation. (...) / En l'absence de recommandation temporaire d'utilisation dans l'indication ou les conditions d'utilisation considérées, une spécialité pharmaceutique ne peut faire l'objet d'une prescription non conforme à son autorisation de mise sur le marché qu'en l'absence d'alternative médicamenteuse appropriée disposant d'une autorisation de mise sur le marché ou d'une autorisation temporaire d'utilisation et sous réserve que le prescripteur juge indispensable, au regard des données acquises de la science, le recours à cette spécialité pour améliorer ou stabiliser l'état clinique de son patient. / (...) ". Aux termes de l'article R. 4127-8 du même code : " Dans les limites fixées par la loi et compte tenu des données acquises de la science, le médecin est libre de ses prescriptions qui seront celles qu'il estime les plus appropriées en la circonstance. / Il doit, sans négliger son devoir d'assistance morale, limiter ses prescriptions et ses actes à ce qui est nécessaire à la qualité, à la sécurité et à l'efficacité des soins. / Il doit tenir compte des avantages, des inconvénients et des conséquences des différentes investigations et thérapeutiques possibles ".

3. En deuxième lieu, le paragraphe 1 de l'article 28 du règlement (UE) n° 536/2014 du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 relatif aux essais cliniques de médicaments à usage humain et abrogeant la directive 2001/20/CE prévoit que : " Un essai clinique ne peut être conduit que si l'ensemble des conditions suivantes sont respectées : / a) les bénéfices escomptés pour les participants ou la santé publique justifient les risques et inconvénients prévisibles et le respect de cette condition est contrôlé en permanence (...) ".

4. En troisième lieu, aux termes du I de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique : " Dans les circonscriptions territoriales où l'état d'urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre peut, par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé, aux seules fins de garantir la santé publique : / (...) / 9° En tant que de besoin, prendre toute mesure permettant la mise à la disposition des patients de médicaments appropriés pour l'éradication de la catastrophe sanitaire (...) ". Aux termes du III du même article : " Les mesures prescrites en application du présent article sont strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu. Il y est mis fin sans délai lorsqu'elles ne sont plus nécessaires ". Par l'effet de l'article 4 de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 puis de l'article 1er de la loi du 11 mai 2020 prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions, qui ont déclaré puis prorogé l'état d'urgence sanitaire, ces dispositions, dans leur rédaction initiale issue de la loi du 23 mars 2020, puis dans leur rédaction citée ci-dessus issue de loi du 11 mai 2020, sont applicables depuis le 24 mars 2020 et jusqu'au 10 juillet 2020 inclus sur l'ensemble du territoire national.

Sur les dispositions critiquées :

5. Par un décret du 25 mars 2020 pris sur le fondement du 9° de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique, modifié par un décret du lendemain 26 mars, le Premier ministre a complété d'un article 12-2 le décret du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, pour prévoir notamment les conditions dans lesquelles l'hydroxychloroquine peut être prescrite, dispensée et administrée aux patients atteints de covid-19, en dehors des indications de l'autorisation de mise sur le marché du Plaquenil, spécialité pharmaceutique à base d'hydroxychloroquine. A ce titre, d'une part, par dérogation aux dispositions du code de la santé publique relatives aux autorisations de mise sur le marché, il autorise, sous la responsabilité d'un médecin, la prescription, la dispensation et l'administration de l'hydroxychloroquine aux patients atteints de covid-19, dans les établissements de santé qui les prennent en charge, ainsi que, pour la poursuite de leur traitement si leur état le permet et sur autorisation du prescripteur initial, à domicile. Il précise que ces prescriptions interviennent, après décision collégiale, dans le respect des recommandations du Haut Conseil de la santé publique et, en particulier, de l'indication pour les patients atteints de pneumonie oxygéno-requérante ou d'une défaillance d'organe. L'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé est chargée d'élaborer un protocole d'utilisation thérapeutique à l'attention des professionnels de santé et d'établir les modalités d'une information adaptée à l'attention des patients. D'autre part, il subordonne la dispensation par les pharmacies d'officine de la spécialité pharmaceutique Plaquenil, dans le respect des indications de son autorisation de mise sur le marché, ainsi que des préparations à base d'hydroxychloroquine, à une prescription initiale émanant de spécialistes en rhumatologie, médecine interne, dermatologie, néphrologie, neurologie ou pédiatrie, ou au renouvellement d'une prescription émanant de tout médecin.

6. Ces dispositions ont été reprises à l'identique à l'article 17 du décret n° 2020-545 du 11 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, qui abroge notamment l'article 12-2 du décret du 25 mars 2020 et prévoit son application les 11 et 12 mai 2020, puis à l'article 19 du décret n° 2020-548 du même jour ayant le même objet, qui abroge le précédent et est entré en vigueur dès sa publication au Journal officiel de la République française le 12 mai 2020.

7. M. A... B... doit être regardé comme demandant au juge des référés du Conseil d'Etat, sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution tant des dispositions du 2° de l'article 1er du décret du 25 mars 2020, qui introduisent un article 12-2 dans le décret du 23 mars 2020, que des dispositions de l'article 19 du décret n° 2020-548 du 11 mai 2020. Il résulte de ce qui précède qu'il n'y a lieu de statuer sur ses conclusions aux fins de suspension qu'en tant qu'elles sont dirigées contre l'article 19 de ce dernier décret.

Sur l'existence de moyens propres à créer un doute sérieux quant à la légalité des dispositions critiquées :

8. En premier lieu, les dispositions de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique autorisent le Premier ministre, pendant la durée de l'état d'urgence sanitaire, à prendre les mesures nécessaires pour permettre la mise à la disposition des patients des médicaments appropriés pour l'éradication de la catastrophe sanitaire. Une mesure visant à permettre la prescription, la dispensation et l'administration d'une spécialité pharmaceutique, en dehors des indications de son autorisation de mise sur le marché, aux patients atteints de covid-19, alors même qu'elle ne s'applique que dans les établissements de santé qui les prennent en charge, sous certaines conditions, ainsi qu'à domicile, pour la poursuite de leur traitement si leur état le permet et sur autorisation du prescripteur initial, entre dans le champ de ces dispositions. Par suite, le moyen tiré de l'incompétence du Premier ministre pour adopter les dispositions critiquées n'est pas de nature à créer un doute sérieux quant à leur légalité.

9. En deuxième lieu, tout d'abord, si le requérant se prévaut de l'étude observationnelle pilote conduite par des praticiens de l'institut hospitalo-universitaire Méditerranée infection, cette étude, menée sans groupe contrôle, ne permet pas de comparer les résultats obtenus avec ceux d'une population présentant les mêmes caractéristiques, pour laquelle l'évolution est le plus souvent favorable, et, en l'état de l'instruction, il n'apparaît pas que ces résultats soient confirmés par des essais cliniques de niveau de preuve suffisant. En particulier, si le requérant fait état de deux études observationnelles rétrospectives réalisées au cours des mois de mars et avril 2020, l'une dans un hôpital de la région parisienne, l'autre par des médecins libéraux, qui suggèrent un intérêt potentiel de l'administration combinée de l'hydroxychloroquine et l'azithromycine, antibiotique susceptible de prévenir les surinfections bactériennes, ces études ne font pas apparaître de différence significative entre cette combinaison et l'administration de l'azithromycine seule. Ensuite, des effets indésirables cardiaques graves, dont quelques-uns mortels, liés à l'administration d'hydroxychloroquine à des patients atteints de covid-19, ont été rapportés par des centres régionaux de pharmacovigilance et l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé a alerté sur le risque cardiaque lié à l'utilisation de ce médicament, susceptible d'être renforcé par l'association avec d'autres molécules, telle l'azithromycine, ainsi par des troubles métaboliques spécifiques au covid-19. Enfin, de nombreux essais cliniques ont été autorisés, dans des délais particulièrement brefs, pour apprécier l'efficacité et la tolérance de l'hydroxychloroquine, à différents stades de la maladie, y compris pour des patients pris en charge en médecine de ville, sans que le requérant puisse déduire des autorisations délivrées à cette fin, au regard des critères mentionnés au point 3, que les données acquises de la science justifieraient la prescription de cette molécule en dehors du cadre des essais cliniques ou du cadre hospitalier prévu par les mesures réglementaires qu'il critique.

10. Ainsi, en l'état de l'instruction, et compte tenu de l'importance de l'inclusion d'un nombre suffisant de patients dans des essais cliniques et de leur suivi dans ce cadre ou dans le cadre hospitalier prévu par le décret critiqué, les moyens tirés de la méconnaissance des articles L. 5121-12-1 et R. 4127-8 du code de la santé publique et de la liberté de prescription des praticiens, de la méconnaissance du droit fondamental à la protection de la santé et du droit de recevoir les traitements les plus appropriés, découlant du Préambule de la Constitution de 1946 et des articles L. 1110-1 et L. 1110-5 du code de la santé publique, ainsi que de la violation du principe d'égalité, d'une part, entre patients, rappelé à l'article L. 1110-3 du même code, et, d'autre part, entre médecins, ne sont pas propres à créer un doute sérieux sur la légalité des dispositions réglementaires critiquées.

11. Enfin, les moyens tirés de ce que le décret critiqué aurait été pris sans consultation de l'Académie de médecine, se fonderait à tort sur les dispositions de l'article L. 5121-8 du code de la santé publique et procèderait d'un détournement de pouvoir ne sont pas plus de nature à créer un doute sérieux quant à sa légalité.
12. Il suit de là que, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la condition d'urgence, le requérant n'est pas fondé à demander la suspension de l'exécution des dispositions qu'il critique. Par suite, ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative doivent être également rejetées.




O R D O N N E :
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Article 1er : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions de M. B... tendant à la suspension de l'exécution du 2° de l'article 1er du décret n° 2020-314 du 25 mars 2020 complétant le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire.
Article 2 : Le surplus des conclusions de la requête de M. B... est rejeté.
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à M. A... B... et au ministre des solidarités et de la santé.
Copie en sera adressé au Premier ministre.