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Ariane Web: Conseil d'État 446629, lecture du 21 novembre 2020, ECLI:FR:CEORD:2020:446629.20201121

Décision n° 446629
21 novembre 2020
Conseil d'État

N° 446629
ECLI:FR:CEORD:2020:446629.20201121
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés


Lecture du samedi 21 novembre 2020
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu les procédures suivantes :
I. Sous le n° 446629, par une requête, enregistrée le 18 novembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association Force Jaune, M. AG..., M. D... AD..., M. AB... E..., M. J... T..., Mme H... L..., Mme AF... S..., M. W... M... et M. Y... G... demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'enjoindre, sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard, au Premier ministre de modifier l'article 4 du décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 pour que cet article prévoie comme motif de sortie autorisée la participation à une manifestation permettant l'expression de ses convictions politiques, sociales et religieuses ;

2°) d'ordonner la suspension de l'exécution de l'article 4 du décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 en ce qu'il ne prévoit pas ce motif de sortie autorisée jusqu'à la modification de ce décret ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 2 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Ils soutiennent que :
- ils justifient d'un intérêt à agir ;
- la condition d'urgence est satisfaite, l'association organisant une manifestation déclarée à la préfecture de Paris le 21 novembre 2020 ;
- l'absence de motif de sortie autorisée pour participer à une manifestation porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifestation car elle constitue une interdiction générale et absolue présentant un caractère disproportionné par rapport à l'objectif de protection de la santé.




II. Sous le n° 446638, par une requête, enregistrée le 18 novembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association l'Avenir Pour Tous, Mme X... O..., Mme AC... N..., M. AE... A..., Mme R... Q..., Mme V... AA..., M. B... I..., Mme F... Z..., Mme U... C... et M. K... P... demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'enjoindre, sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard, au Premier ministre de modifier l'article 4 du décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 pour que cet article prévoie comme motif de sortie autorisée la participation à une manifestation permettant l'expression de ses convictions politiques, sociales et religieuses ;

2°) d'ordonner la suspension de l'exécution de l'article 4 du décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 en ce qu'il ne prévoit pas ce motif de sortie autorisée jusqu'à la modification de ce décret ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 2 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.




Ils soutiennent que :
- ils justifient d'un intérêt à agir ;
- la condition d'urgence est satisfaite, l'association requérante soutenant une manifestation déclarée à la préfecture des Hauts-de-Seine le 22 novembre 2020 ;
- l'absence de motif de sortie autorisée pour participer à une manifestation porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifestation car elle constitue une interdiction générale et absolue présentant un caractère disproportionné par rapport à l'objectif de protection de la santé.




Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, l'association Force Jaune et les autres requérants et l'association Avenir Pour Tous et les autres requérants, d'autre part, le ministre de l'intérieur et le ministre des solidarités et de la santé ;
Ont été entendus lors de l'audience publique du 20 novembre 2020, à 16h30 :

- les représentants des associations requérantes ;

- le représentant du ministre des solidarités et de la santé ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a prolongé l'instruction jusqu'à 20 heures.


Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
- la Constitution, et notamment son préambule ;
- le code de la santé publique ;
- le code de la santé publique ;
- la loi n° 2020-1379 du 14 novembre 2020 ;
- le décret n° 2020-1257 du 14 octobre 2020 ;
- le décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 ;
- le code de justice administrative ;



Considérant ce qui suit :

1. Les requêtes visées ci-dessus, présentées sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de la justice administrative, présentent à juger les mêmes questions. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule ordonnance.

Sur les circonstances et le cadre juridique du litige :

2. Aux termes de l'article L. 3131-12 du code de la santé publique, issu de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19: " L'état d'urgence sanitaire peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain ainsi que du territoire des collectivités régies par les articles 73 et 74 de la Constitution et de la Nouvelle-Calédonie en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population ". L'article L. 3131-13 du même code, précise que " L'état d'urgence sanitaire est déclaré par décret en conseil des ministres pris sur le rapport du ministre chargé de la santé. (...) / La prorogation de l'état d'urgence sanitaire au-delà d'un mois ne peut être autorisée que par la loi, après avis du comité de scientifiques prévu à l'article L. 3131-19 ". En vertu de l'article L. 3131-15 du même code " dans les circonscriptions territoriales où l'état d'urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre peut, par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé, aux seules fins de garantir la santé publique " prendre un certain nombre de mesures de restriction ou d'interdiction des déplacements, rassemblements sur la voie publique et réunions " strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu ".

4. L'émergence d'un nouveau coronavirus, responsable de la maladie à coronavirus 2019 ou covid-19 et particulièrement contagieux, a été qualifiée d'urgence de santé publique de portée internationale par l'Organisation mondiale de la santé le 30 janvier 2020, puis de pandémie le 11 mars 2020. La propagation du virus sur le territoire français a conduit le ministre des solidarités et de la santé puis le Premier ministre à prendre, à compter du 4 mars 2020, des mesures de plus en plus strictes destinées à réduire les risques de contagion. Pour faire face à l'aggravation de l'épidémie, la loi du 23 mars 2020 mentionnée ci-dessus a créé un régime d'état d'urgence sanitaire aux articles L. 3131-12 à L. 3131-20 du code de la santé publique et déclaré l'état d'urgence sanitaire pour une durée de deux mois à compter du 24 mars 2020. La loi du 11 mai 2020 prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ces dispositions, a prorogé cet état d'urgence sanitaire jusqu'au 10 juillet 2020 inclus. L'évolution de la situation sanitaire a conduit à un assouplissement des mesures prises et la loi du 9 juillet 2020, a organisé un régime de sortie de cet état d'urgence.

5. Une nouvelle progression de l'épidémie a conduit le Président de la République à prendre, sur le fondement des articles L. 3131-12 et L. 3131-13 du code de la santé publique, le décret du 14 octobre 2020 déclarant l'état d'urgence à compter du 17 octobre à 00 heure sur l'ensemble du territoire national. Le 29 octobre 2020, le Premier ministre a pris, sur le fondement de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique, le décret contesté, prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire. Le législateur, par l'article 1er de la loi du 14 novembre 2020 autorisant la prorogation de l'état d'urgence sanitaire et portant diverses mesures de gestion de la crise sanitaire, a prorogé cet état d'urgence sanitaire jusqu'au 16 février 2021 inclus.

6. Dans ce cadre, le décret du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire définit au niveau national, à son article 1er, les mesures d'hygiène et de distanciation sociale, dites " barrières ", et prévoit, notamment, que les rassemblements, réunions et déplacements qui ne sont pas interdits en vertu de ce décret sont organisés en veillant au strict respect de ces mesures. Aux termes de l'article 3 de ce même décret : " I. Tout rassemblement, réunion ou activité sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public, qui n'est pas interdit par le présent décret, est organisé dans des conditions de nature à permettre le respect des dispositions de l'article 1er. / II. Les organisateurs des manifestations sur la voie publique mentionnées à l'article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure adressent au préfet de département sur le territoire duquel la manifestation doit avoir lieu, sans préjudice des autres formalités applicables, une déclaration contenant les mentions prévues à l'article L. 211-2 du même code, en y précisant, en outre, les mesures qu'ils mettent en oeuvre afin de garantir le respect des dispositions de l'article 1er du présent décret. / Sans préjudice des dispositions de l'article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure, le préfet peut en prononcer l'interdiction si ces mesures ne sont pas de nature à permettre le respect des dispositions de l'article 1er/ III. Les rassemblements, réunions ou activités sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public autres que ceux mentionnés au II mettant en présence de manière simultanée plus de six personnes sont interdits " à l'exception de certains rassemblements, réunions ou activités limitativement énumérés. Aux termes de l'article 4 de ce même décret : " I. - Tout déplacement de personne hors de son lieu de résidence est interdit à l'exception des déplacements pour les motifs suivants en évitant tout regroupement de personnes : / 1° Déplacements à destination ou en provenance : / a) Du lieu d'exercice ou de recherche d'une activité professionnelle et déplacements professionnels ne pouvant être différés ; / b) Des établissements ou services d'accueil de mineurs, d'enseignement ou de formation pour adultes mentionnés aux articles 32 à 35 du présent décret ; / c) Du lieu d'organisation d'un examen ou d'un concours ; / 2° Déplacements pour effectuer des achats de fournitures nécessaires à l'activité professionnelle, des achats de première nécessité, des retraits de commandes et des livraisons à domicile ; / 3° Déplacements pour effectuer des consultations, examens et soins ne pouvant être assurés à distance et pour l'achat de médicaments ; / 4° Déplacements pour motif familial impérieux, pour l'assistance aux personnes vulnérables et précaires, pour la garde d'enfants, ainsi que pour les déménagements ; / 5° Déplacements des personnes en situation de handicap et, le cas échéant accompagnées de leur accompagnant ; / 6° Déplacements brefs, dans la limite d'une heure quotidienne et dans un rayon maximal d'un kilomètre autour du domicile, liés soit à l'activité physique individuelle des personnes, à l'exclusion de toute pratique sportive collective et de toute proximité avec d'autres personnes, soit à la promenade avec les seules personnes regroupées dans un même domicile, soit aux besoins des animaux de compagnie ; / 7° Déplacements pour répondre à une convocation judiciaire ou administrative ou pour se rendre dans un service public ou chez un professionnel du droit, pour un acte ou une démarche qui ne peuvent être réalisés à distance ; / 8° Participation à des missions d'intérêt général sur demande de l'autorité administrative. / II. - Les personnes souhaitant bénéficier de l'une de ces exceptions doivent se munir, lors de leurs déplacements hors de leur domicile, d'un document leur permettant de justifier que le déplacement considéré entre dans le champ de l'une de ces exceptions (...) ".

Sur la demande en référé :

7. Les requérants demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'enjoindre au Premier ministre de modifier ce décret pour prévoir au titre des exceptions permettant de se déplacer hors de son lieu de résidence le fait de participer à une manifestation.

8. Aux termes du premier alinéa de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ".

8. Dans l'actuelle période d'état d'urgence sanitaire, il appartient aux différentes autorités compétentes de prendre, en vue de sauvegarder la santé de la population, toutes dispositions de nature à prévenir ou à limiter les effets de l'épidémie. Ces mesures, qui peuvent limiter l'exercice des droits et libertés fondamentaux doivent, dans cette mesure, être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif de sauvegarde de la santé publique qu'elles poursuivent.

9. La liberté d'expression et de communication, garantie par la Constitution et par les articles 10 et 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et dont découle le droit d'expression collective des idées et des opinions, constitue une liberté fondamentale au sens de l'article L. 521-2 du code de justice administrative. Son exercice, notamment par la liberté de manifester ou de se réunir, est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect d'autres droits et libertés constituant également des libertés fondamentales au sens de cet article, tels que la liberté syndicale. Il doit cependant être concilié avec le respect de l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé et avec le maintien de l'ordre public.

10. Il résulte des dispositions citées au point 6 que le II de l'article 3 du décret du 29 octobre 2020 n'interdit pas les manifestations sur la voie publique pendant cette nouvelle période d'urgence sanitaire mais fixe un cadre pour que l'organisation de ces manifestations puisse intervenir dans des conditions de nature à permettre le respect des " mesures barrières ". La participation à une manifestation sur la voie publique organisée dans les conditions prévues au II de l'article 3 et que le préfet n'a pas interdite est donc possible pendant la période de l'état d'urgence sanitaire, ce qui implique le droit de se rendre sur le lieu de cette manifestation à partir de son lieu de résidence.

11. L'article 4 de ce décret régit les déplacements hors du lieu de résidence pour d'autres motifs. La circonstance que cet article ne mentionne pas la possibilité de se rendre à une manifestation parmi les motifs permettant de se déplacer hors de son lieu de résidence n'a ni pour objet, ni pour effet de remettre en cause le droit de se rendre à une manifestation sur la voie publique conformément aux dispositions de l'article 3 de ce décret.

12. Il résulte d'ailleurs des déclarations faites lors de l'audience par l'administration et d'un document émanant de la cellule interministérielle de crise que des instructions ont été données aux préfets pour que les personnes souhaitant participer à une manifestation sur la voie publique puissent se rendre sur le lieu de la manifestation sans que puisse leur être opposée l'interdiction prévue à l'article 4 du décret. Ces personnes pourront invoquer un motif " déplacement professionnel " si la manifestation porte sur des revendications professionnelles ou un motif " familial impérieux " ou " d'intérêt général " si la manifestation présente un autre motif. Ils devront uniquement indiquer l'heure et le lieu de la manifestation ou son itinéraire pour permettre aux forces de sécurité intérieure d'apprécier la plausibilité du motif invoqué.

13. Dans ces conditions, en l'état de l'instruction, les requérants ne sont pas fondés à soutenir que le décret litigieux porterait une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester.

14. Il résulte de tout ce qui précède que les requêtes ne peuvent qu'être rejetées, y compris les conclusions présentées en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



O R D O N N E :
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Article 1er : Les requêtes de l'association Force Jaune et autres et l'association l'Avenir Pour Tous et autres sont rejetées.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à l'association Force Jaune et à l'association Avenir Pour Tous, en tant que requérants premiers dénommés, au ministre de l'intérieur et au ministre des solidarités et de la santé.
Copie en sera adressée au Premier ministre.