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Ariane Web: Conseil d'État 459115, lecture du 13 décembre 2021, ECLI:FR:CEORD:2021:459115.20211213

Décision n° 459115
13 décembre 2021
Conseil d'État

N° 459115
ECLI:FR:CEORD:2021:459115.20211213
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
SCP LYON-CAEN, THIRIEZ, avocats


Lecture du lundi 13 décembre 2021
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête, enregistrée le 3 décembre 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. B... A... demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

1°) de suspendre l'exécution de la délibération n° 2021-212 du 16 novembre 2021 de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique relative à son projet de reconversion professionnelle ;

2°) d'enjoindre à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique d'émettre, dans un délai de cinq jours, un avis de compatibilité de son projet professionnel avec les dispositions de l'article 25 octies de la loi du 13 juillet 1983 ou, subsidiairement, un avis de compatibilité avec réserves, ou, à défaut, d'enjoindre à cette Autorité de réexaminer son projet dans un délai de cinq jours ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Il soutient que :
- la condition d'urgence est remplie, dès lors que la délibération contestée le prive d'une perspective de retour à l'emploi et d'une rémunération en qualité de salarié de la société Soitec, alors que l'offre d'emploi n'est valable que jusqu'au 15 décembre et que l'aide au retour à l'emploi qu'il perçoit est dégressive et ne lui permettra bientôt plus de couvrir ses dépenses courantes ;
- il existe un doute sérieux quant à la légalité de la délibération contestée ;
- il n'est pas établi que la règle de quorum, résultant des dispositions combinées de l'article 19 de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique et de l'article 4 du décret du 23 décembre 2013 relatif à l'organisation et au fonctionnement de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, a été respectée ;
- il n'est pas justifié de la régularité de la désignation du rapporteur en application de l'article 13 du règlement intérieur de la Haute Autorité ;
- la délibération de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique est irrégulière en raison des insuffisances de la procédure contradictoire préalable, en méconnaissance des exigences de l'article L. 121-1 du code des relations entre le public et l'administration et de l'article 10 du règlement intérieur, ce dont il découle une insuffisance de motivation ;
- la décision de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique est entachée d'une erreur de droit en ce qu'elle se fonde sur son concubinage avec la ministre déléguée auprès du ministre de l'économie, des finances et de la relance, chargée de l'industrie, alors qu'un tel motif n'est pas de nature à caractériser un risque déontologique et de justifier légalement la position adoptée ;
- elle est entachée d'inexactitudes matérielles et d'erreurs de qualification juridique des faits eu égard à la méconnaissance par la Haute autorité, d'une part, de la réalité des fonctions qu'il occupait au sein du cabinet de la ministre déléguée et, d'autre part, des compétences déléguées à celle-ci par le ministre de l'économie, des finances et de la relance ;
- le fait de rendre un avis concluant à une incompatibilité absolue apparaît disproportionné.

Par un mémoire en défense, enregistré le 10 décembre 2021, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique conclut au rejet de la requête. Elle soutient que la condition d'urgence n'est pas remplie et que les moyens soulevés ne sont pas propres à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de l'avis contesté.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 ;
- la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 ;
- la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 ;
- le décret n° 2013-1204 du 23 décembre 2013 ;
- le décret n° 2020-969 du 31 juillet 2020 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, M. B... A..., et d'autre part, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 13 décembre 2021, à 11 heures :

- Me Thiriez, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de M. A... ;

- M. B... A... ;

- les représentants de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a différé la clôture de l'instruction au même jour à 16h00.


Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ".

2. L'article 25 octies de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires dispose que : " I. - La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique apprécie le respect des principes déontologiques inhérents à l'exercice d'une fonction publique. / II. - A ce titre, la Haute Autorité est chargée : (...) 4° D'émettre un avis sur le projet de cessation temporaire ou définitive des fonctions d'un fonctionnaire qui souhaite exercer une activité privée lucrative dans les conditions prévues aux III et IV du présent article ; / (...) III. - Le fonctionnaire cessant définitivement ou temporairement ses fonctions saisit à titre préalable l'autorité hiérarchique dont il relève afin d'apprécier la compatibilité de toute activité lucrative, salariée ou non, dans une entreprise privée ou un organisme de droit privé ou de toute activité libérale avec les fonctions exercées au cours des trois années précédant le début de cette activité. / (...) VI. - Dans l'exercice de ses attributions mentionnées aux 3° à 5° du II, la Haute Autorité examine si l'activité qu'exerce le fonctionnaire risque de compromettre ou de mettre en cause le fonctionnement normal, l'indépendance ou la neutralité du service, de méconnaître tout principe déontologique mentionné à l'article 25 de la présente loi ou de placer l'intéressé en situation de commettre les infractions prévues aux articles 432-12 ou 432-13 du code pénal (...) IX. - Lorsqu'elle est saisie en application des 3° à 5° du II du présent article, la Haute Autorité rend un avis : / 1° De compatibilité ; / 2° De compatibilité avec réserves, celles-ci étant prononcées pour une durée de trois ans ; / 3° D'incompatibilité. / (...) Lorsqu'elle se prononce en application des 3° et 4° du II, la Haute Autorité rend un avis dans un délai de deux mois à compter de sa saisine. L'absence d'avis dans ce délai vaut avis de compatibilité. / X. - Les avis rendus au titre des 2° et 3° du IX lient l'administration et s'imposent à l'agent. Ils sont notifiés à l'administration, à l'agent et à l'entreprise ou à l'organisme de droit privé d'accueil de l'agent. (...) ". Aux termes du II de l'article 11 de la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, les dispositions de l'article 25 octies de la loi du 13 juillet 1983 sont applicables aux membres des cabinets ministériels et, pour ceux-ci, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique est directement saisie dans le cas prévu au 4° du II de cet article.

3. En application de ces dispositions, M. A..., qui avait été recruté le 28 septembre 2020 au cabinet de la ministre déléguée auprès du ministre de l'économie, des finances et de la relance, chargée de l'industrie, en qualité de " conseiller politique et élus locaux " et avait également exercé les fonctions de chef de cabinet à compter du 7 décembre 2020, avant de quitter ce cabinet en mai 2021, a saisi le directeur de cabinet de la ministre déléguée pour demande d'avis à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique sur la compatibilité avec ses anciennes fonctions de son projet de reconversion professionnelle consistant à rejoindre la société anonyme Soitec en qualité de " conseiller à la stratégie régionale et géopolitique ". Par une délibération du 16 novembre 2021, la Haute Autorité a estimé que ce projet n'était pas compatible avec les fonctions antérieurement exercées au cabinet de la ministre déléguée chargée de l'industrie. M. A... a saisi le juge des référés du Conseil d'Etat, sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, d'une demande tendant à la suspension de l'exécution de cette délibération.

4. Lorsqu'elle exerce l'attribution prévue au 4° du II de l'article 25 octies de la loi du 13 juillet 1983, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique examine si l'activité envisagée présente un risque déontologique, c'est-à-dire si elle " risque de compromettre ou de mettre en cause le fonctionnement normal, l'indépendance ou la neutralité du service [ou] de méconnaître tout principe déontologique mentionné à l'article 25 de la présente loi ".

5. Pour estimer que le projet de reconversion professionnelle de M. A... comme conseiller à la stratégie régionale et géopolitique de la société Soitec n'était pas compatible avec les fonctions antérieurement exercées par lui au sein du cabinet de la ministre déléguée chargée de l'industrie, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique s'est fondée sur la double circonstance que cette société, spécialisée dans la conception et la production de matériaux semi-conducteurs, a des liens étroits avec les pouvoirs publics et bénéficie d'importants financements publics en sa qualité de l'un des six chefs de file industriels du plan Nano 2022, mis en place dans le cadre du projet important d'intérêt européen commun (PIIEC) électronique et du contrat de la filière électronique, ainsi que dans le cadre du plan de Relance, et de ce qu'elle avait été en relation pour différents projets avec le cabinet de la ministre déléguée chargée de l'industrie sur la période pendant laquelle M. A... en était membre. Elle a estimé qu'en tant que conseiller politique et élus locaux puis chef de cabinet, conseiller politique et élus locaux, l'intéressé avait été en position de connaître de l'ensemble des sujets évoqués et d'influer sur les décisions prises dans ces domaines. Elle a également relevé que la déclaration d'intérêts modificative de la ministre déléguée qui lui avait été communiquée en juin 2021 mentionnait que M. A... était son concubin. Elle en a déduit que, compte tenu de l'importance des liens entre le ministère chargé de l'industrie et la société Soitec, le projet de reconversion professionnelle de l'intéressé présentait un risque déontologique important, eu égard aux doutes légitimes qu'elle pourrait faire naître sur les conditions d'exercice par M. A... de ses fonctions.

6. Si M. A... fait valoir que le soutien à la filière électronique et le suivi des enjeux stratégiques liés aux semi-conducteurs relevaient du Président de la République, du Premier ministre et du ministre de l'économie, des finances et de la relance, et non de la ministre déléguée chargée de l'industrie, il ressort des pièces versées au dossier et des échanges à l'audience que cette dernière et son cabinet ont été amenés à intervenir dans cette filière, conformément d'ailleurs aux attributions dévolues par le décret du 31 juillet 2020, et ont été en relation avec la société Soitec. Il résulte notamment du courrier du directeur de cabinet de la ministre déléguée en date du 5 novembre 2021 que durant la période durant laquelle M. A... était membre du cabinet, des échanges ont eu lieu avec la société Soitec sur le PIIEC électronique, sur la stratégie électronique française, ainsi que sur le Comité stratégique de filière électronique, sur l'impact sur le marché du projet d'acquisition de la société Siltronic par Global Waters et sur le développement de la technologie FDSOI et les projets d'investissement de la société Soitec à ce titre. Par ailleurs, durant cette même période, le contrat de la filière électronique, dans le cadre d'un plan mobilisant 1,1 milliard d'euros d'aides publiques dont 886,6 millions d'euros de la part de l'Etat, a fait l'objet d'un avenant signé dans les locaux de la société Soitec, donnant également lieu à une visite de ceux-ci par la ministre déléguée afin de valoriser le développement du site permis par le soutien public, peu important que l'avenant concerne l'ensemble de la filière et que la plupart des aides publiques aient été arrêtées auparavant. Enfin, au mois de mai 2021, la société Soitec s'est vue notifier, sous la double signature de la ministre déléguée et du secrétaire général pour l'investissement, une subvention de plusieurs millions d'euros en vue du financement d'un projet retenu dans le cadre de l'appel à projet Résilience.

7. Si M. A... soutient que la Haute Autorité se serait également méprise sur la réalité de ses fonctions au cabinet, dès lors que celles-ci ne supposaient pas de traiter des dossiers sur le fond ainsi qu'en a attesté le directeur de cabinet de la ministre déléguée, il ressort des pièces versées au dossier et des éléments discutés lors de l'audience que l'intéressé, en sa qualité de conseiller politique et élus locaux, puis de chef de cabinet, conseiller politique et élus locaux, occupait au sein du cabinet des fonctions transversales, qui l'amenaient à s'intéresser à la situation et au développement des entreprises industrielles sur le territoire, et bénéficiait d'une proximité avec la ministre déléguée, ce qui le mettait en position de connaître de l'ensemble des sujets précédemment évoqués. Si M. A... conteste son implication dans certains dossiers, il ressort des pièces du dossier que le déplacement de la ministre déléguée dans les locaux de la société Soitec, s'il a été organisé en lien avec l'autorité préfectorale, l'a été sous la responsabilité de la chefferie de cabinet et que M. A... y a pris part, même s'il n'a pas participé à toutes les étapes, et que le courrier de notification d'aide avait été visé par lui.

8. Il résulte de ce qui précède que les moyens tirés de ce que la délibération contestée serait entachée d'inexactitudes matérielles et de " qualification juridique erronée des faits " n'apparaissent pas, en l'état de l'instruction et eu égard à l'appréciation qu'il revient à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique de porter sur le risque déontologique pour éviter à l'intéressé comme à l'administration d'être mis en cause, de nature à créer un doute sérieux quant à la légalité de celle-ci. Compte tenu de ce qui vient d'être dit, les moyens tirés de ce que la délibération de la Haute Autorité serait entachée d'une erreur de droit et que les risques déontologiques allégués ne justifiaient pas le prononcé d'une incompatibilité absolue ne sont pas davantage de nature à faire naître, en l'état de l'instruction, un tel doute.

9. Il en va, enfin, de même des autres moyens tirés des insuffisances de la procédure contradictoire préalable et de l'information du collège, du défaut de motivation en découlant et de l'irrégularité entachant la désignation du rapporteur. A la suite de la production du procès-verbal de la séance du 16 novembre 2021 au cours de laquelle le dossier de M. A... a été examiné, celui-ci a déclaré, à l'audience, renoncer au moyen tiré de l'irrégularité de la composition du collège de la Haute Autorité.

10. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la condition d'urgence, que les conclusions à fin de suspension de la délibération du 16 novembre 2021 de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique doivent être rejetées. Il en va de même, en conséquence, des conclusions à fin d'injonction présentées par M. A....

11. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans ce litige, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.


O R D O N N E :
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Article 1er : La requête de M. A... est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à M. B... A... et à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique.
Fait à Paris, le 14 décembre 2021
Signé : Anne Courrèges