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Ariane Web: Conseil d'État 461417, lecture du 12 février 2022, ECLI:FR:CEORD:2022:461417.20220212

Décision n° 461417
12 février 2022
Conseil d'État

N° 461417
ECLI:FR:CEORD:2022:461417.20220212
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
SCP FABIANI, LUC-THALER, PINATEL ; SCP MELKA-PRIGENT-DRUSCH, avocats


Lecture du samedi 12 février 2022
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu la procédure suivante :

M. B... C... a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative de suspendre l'exécution, d'une part, de l'arrêté n° 2022-00149 du 9 février 2022 par lequel le préfet de police a interdit la manifestation dénommée " convoi de la liberté ", d'autre part, du communiqué de presse de la préfecture de police du 10 février 2022 relatif à cet arrêté. Par une ordonnance n° 2203209, notifiée dans sa version complète le 12 février 2022, le juge des référés a rejeté cette demande.
Par une requête, enregistrée le 11 février 2022, au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. C... demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'annuler cette ordonnance et de suspendre l'exécution de l'arrêté et du communiqué de presse précités.



Il soutient que :
- le Conseil d'Etat est compétent pour connaître de sa requête :
- il justifie d'un intérêt lui donnant qualité pour agir ;
- la condition d'urgence prévue par l'article L. 521-2 du code de justice administrative est remplie, dès lors que la manifestation doit intervenir, notamment le 12 février 2022 ;
- il est porté par l'arrêté en litige une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester dès lors que cette manifestation a été déclarée par plusieurs organisateurs, qui ont donné pour consignes aux manifestants d'éviter toute entrave à la circulation, que l'usage des véhicules pour manifester est approprié eu égard aux revendications, que l'interdiction prononcée est trop générale, visant indistinctement l'ensemble des organisateurs, qu'ils aient ou non déclaré la manifestation, et qu'elle est imprécise et couvre une période de temps excessive ;
- il est porté par le communiqué en litige une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester, dès lors que, par son imprécision, il a pour objet et pour effet de dissuader les manifestants, qui ne seraient pas concernés par l'arrêté contesté, de manifester.
Par un mémoire en défense, enregistré le 12 février 2022, le ministre de l'intérieur conclut au rejet de la requête. Il soutient que les conditions de l'article L. 521-2 du code de justice administrative ne sont pas remplies et que les conclusions de la demande, relatives au communiqué de presse, ne sont pas recevables, celui-ci ne faisant pas grief.
Par une intervention, enregistrée le 12 février 2022, M. D... A... demande qu'il soit fait droit aux conclusions de la requête de M. C.... Il se réfère aux mêmes moyens.



Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, M. C... et M. A..., d'autre part, le ministre de l'intérieur ;

Vu le procès-verbal de l'audience publique du 12 février 2022 à 14 heures au cours de laquelle ont été entendus :

- Me Pinatel, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de M. C... ;
- Me Prigent, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de M. A... ;
- M. A... ;
- les représentants du ministre de l'intérieur ;
à l'issue de laquelle l'instruction a été prolongée d'une heure puis close ;


Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code général des collectivités territoriales ;
- le code de la sécurité intérieure ;
- le code de la route ;
- le code de justice administrative ;



Considérant ce qui suit :

Sur l'office du juge des référés et la liberté fondamentale en jeu :
1. Aux termes de l'article L. 521-2 du même code : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ".

2. La liberté d'expression et de communication, garantie par la Constitution et par les articles 10 et 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et dont découle le droit d'expression collective des idées et des opinions, constitue une liberté fondamentale au sens de l'article L. 521-2 du code de justice administrative. Son exercice, notamment par la liberté de manifester ou de se réunir, est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect d'autres droits et libertés constituant également des libertés fondamentales au sens de cet article. Il doit cependant être concilié avec les exigences qui s'attachent à l'objectif à valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public.

Sur la requête :

3. M. B... C..., qui a adressé le 10 février 2022 au préfet de police une information relative au " passage à Paris d'un convoi de manifestants provenant de Toulouse et se dirigeant à Bruxelles ", en vue d'un " blocage des prix, d'une intervention de l'Etat afin de baisser les tarifs de l'essence et la fin du pass vaccinal ", a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution, d'une part, de l'arrêté n° 2022-00149 du 9 février 2022 par lequel le préfet de police a interdit, du 11 au 14 février 2022, la manifestation dénommée " convoi de la liberté ", d'autre part, du communiqué de presse de la préfecture de police du 10 février 2022 relatif à cet arrêté. Par la présente requête, il demande au juge des référés du Conseil d'Etat d'annuler l'ordonnance par laquelle le juge des référés du tribunal administratif a rejeté sa demande et de suspendre l'exécution de cet arrêté et de ce communiqué de presse. A la date et l'heure de la présente ordonnance, il n'y a lieu, pour le juge des référés du Conseil d'Etat, de statuer sur la requête de M. C... qu'en tant que cet arrêté et ce communiqué concernent la période restant à courir du samedi 12 février jusqu'au 14 février.

En ce qui concerne l'intervention de M. A... :

4. M. A..., qui fait valoir qu'il a pour intention de participer au " convoi de la liberté ", justifie d'un intérêt lui donnant qualité pour intervenir au soutien de la requête.

En ce qui concerne l'arrêté en litige :

5. Aux termes de l'article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure : " Sont soumis à l'obligation d'une déclaration préalable tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d'une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique. ". Aux termes de l'article L. 211-2 du même code : " La déclaration est faite à la mairie de la commune ou aux mairies des différentes communes sur le territoire desquelles la manifestation doit avoir lieu, trois jours francs au moins et quinze jours francs au plus avant la date de la manifestation. A Paris, la déclaration est faite à la préfecture de police. Elle est faite au représentant de l'Etat dans le département en ce qui concerne les communes où est instituée la police d'Etat. / La déclaration fait connaître les noms, prénoms et domiciles des organisateurs et est signée par au moins l'un d'entre eux ; elle indique le but de la manifestation, le lieu, la date et l'heure du rassemblement des groupements invités à y prendre part et, s'il y a lieu, l'itinéraire projeté. / L'autorité qui reçoit la déclaration en délivre immédiatement un récépissé. ". Aux termes du premier alinéa de l'article L. 211-4 de ce code : " Si l'autorité investie des pouvoirs de police estime que la manifestation projetée est de nature à troubler l'ordre public, elle l'interdit par un arrêté qu'elle notifie immédiatement aux signataires de la déclaration au domicile élu. ".

6. Il résulte des dispositions citées au point précédent que le respect de la liberté de manifestation, qui a le caractère d'une liberté fondamentale au sens des dispositions de l'article L. 521-2 du code de justice administrative ainsi qu'il a été dit au point 2, doit être concilié avec la sauvegarde de l'ordre public et qu'il appartient à l'autorité investie du pouvoir de police, lorsqu'elle est saisie de la déclaration préalable prévue à l'article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure ou en présence d'informations relatives à un ou des appels à manifester, d'apprécier le risque de troubles à l'ordre public et, sous le contrôle du juge administratif, de prendre les mesures de nature à prévenir de tels troubles au nombre desquelles figure, le cas échéant, l'interdiction de la manifestation si une telle mesure est seule de nature à préserver l'ordre public.

7. Par l'arrêté contesté n° 2022-00149 du 9 février 2022, le préfet de police a interdit " la manifestation non déclarée, dénommée " convoi de la liberté ", dont l'intention est d'entraver ou de gêner avec des véhicules la circulation à Paris en vue de promouvoir [des] revendications " du " vendredi 11 au lundi 14 février 2022 ".

8. M. C..., de même que son conseil à l'audience, font valoir que cet arrêté porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester dès lors qu'il n'est pas justifié que cette manifestation soit susceptible de porter atteinte à l'ordre public, ses organisateurs ayant donné pour consignes aux manifestants d'éviter toute entrave à la circulation et que l'usage de véhicules pour manifester est fréquent et au cas d'espèce approprié, compte tenu de ce que certaines des revendications des manifestants portent sur le prix du carburant. Ils font valoir, en outre, que l'interdiction de manifester prononcée par cet arrêté est, en raison de sa généralité et de sa durée, disproportionnée et par suite manifestement illégale.

9. Toutefois, il résulte de l'instruction et il n'a d'ailleurs pas été contesté à l'audience que le préfet de police n'a pas été saisi de déclarations préalables, dans les conditions prévues à l'article L. 211-2 du code de la sécurité intérieure, relatives à des manifestations susceptibles de se dérouler à Paris dans le cadre du " convoi de la liberté ". A cet égard, il est constant que la déclaration préalable effectuée par M. C... au titre du groupe " Convoy France via Toulouse ", faite seulement le 10 février à 13 heures 43, peu avant la saisine du juge des référés du tribunal administratif de Paris, ne satisfait pas à ces conditions.

10. Il résulte en outre de l'instruction et des documents produits par le ministre de l'intérieur jusqu'à l'audience et non sérieusement contestés que " le convoi de la liberté ", dont la dénomination renvoie au mouvement de chauffeurs-routiers à l'origine du blocage de la capitale du Canada, rassemble des groupes divers, non coordonnés, aux revendications, selon les cas, sanitaires, sociales et politiques, recourant à la communication par voie de réseaux sociaux, qui ont appelé leurs sympathisants à rejoindre en véhicule, depuis plusieurs villes de province, la ville de Paris à compter du 11 février, avant de se rendre, pour certains d'entre eux, le 14 février à Bruxelles, où les mouvements similaires de plusieurs pays européens projettent de se retrouver. Il résulte également de l'instruction que les parcours de ces convois, une fois arrivés à Paris - certains continuant, à la date de la présente ordonnance à arriver- ne sont pas tous connus, certains d'entre eux appelant à bloquer certains lieux symboliques de la capitale, tels les Champs-Elysées et que leurs programmes durant les deux jours du week-end ne sont, à ce stade, pas connus.
11. Dans ces circonstances particulières, et à l'aune, en outre, de la situation actuelle de la ville d'Ottawa, qui depuis le 29 janvier 2022 fait l'objet d'un blocage par des véhicules, ce qui a conduit à ce que l'état d'urgence y soit déclaré, situation avec laquelle le " convoi de la liberté " en France entend, ne serait-ce que par son appellation, se référer, il ne résulte pas de l'instruction que l'arrêté contesté, qui n'interdit que la manifestation sous forme de convoi de véhicules se revendiquant expressément du " convoi de la liberté ", porterait, à la date de la présente ordonnance, une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester.

En ce qui concerne le communiqué de presse en litige :

12. Si la préfecture de police a accompagné la publication de l'arrêté contesté d'un communiqué de presse, l'un et l'autre postés sur son compte " twitter ", il ne résulte pas de l'instruction que ce communiqué de presse, qui n'a pas et ne saurait avoir une portée excédant celle de l'arrêté tel qu'elle a été explicitée au point précédent, porterait, par lui-même, une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester.

13. Il résulte de tout ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la fin de non-recevoir opposée par le ministre de l'intérieur, M. C... n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par l'ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.


O R D O N N E :
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Article 1er : L'intervention de M. A... est admise.
Article 2 : La requête de M. C... est rejetée.
Article 3 : La présente sera notifiée à M. B... C..., à M. D... A... et au ministre de l'intérieur.
Copie en sera adressée au préfet de police.
Fait à Paris, le 12 février 2022
Signé : Maud Vialettes