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Ariane Web: Conseil d'État 453016, lecture du 11 mars 2022, ECLI:FR:CECHR:2022:453016.20220311

Décision n° 453016
11 mars 2022
Conseil d'État

N° 453016
ECLI:FR:CECHR:2022:453016.20220311
Mentionné aux tables du recueil Lebon
8ème - 3ème chambres réunies
M. Jonathan Bosredon, rapporteur
M. Romain Victor, rapporteur public
SAS HANNOTIN AVOCATS, avocats


Lecture du vendredi 11 mars 2022
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

La société à responsabilité limitée (SARL) Alone et Co a demandé au tribunal administratif de Rennes de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés auxquelles elle a été assujettie au titre des années 2011 et 2012, ainsi que des pénalités correspondantes. Par un jugement n° 1700605 du 15 mai 2019, ce tribunal a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 19NT02763 du 15 avril 2021, la cour administrative d'appel de Nantes a rejeté l'appel formé par la société Alone et Co contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 27 mai et 27 août 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'État, la société Alone et Co demande au Conseil d'État :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Jonathan Bosredon, conseiller d'Etat,

- les conclusions de M. Romain Victor, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SAS Hannotin avocats, avocat de la société Alone et Co ;


Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond que la société à responsabilité limitée Alone et Co, qui exerce une activité de gestion de titres et de prise de participations, a consenti le 14 mars 2009 à M. G..., directeur commercial d'une de ses filiales, la société Soréal-Ilou, une promesse, valable pour cinq ans, de cession d'un maximum de 233 964 actions de cette dernière, au prix définitif de 1 euro par action. M. G... a acquis le 24 février 2011, en application de cette promesse et au prix ainsi fixé, 100 270 actions de la société Soréal-Ilou détenues par la société Alone et Co et les a revendues le même jour, au prix unitaire, résultant de l'évaluation par un commissaire aux apports de la valeur vénale des actions de la société Soréal-Ilou à cette date, de 3,838 euros, à une autre filiale contrôlée majoritairement par la société Alone et Co. A la suite d'une vérification de comptabilité portant sur la période du 1er janvier 2011 au 31 décembre 2012, l'administration a estimé que la cession consentie par la société Alone et Co à M. G... était constitutive, compte tenu d'un prix anormalement bas, d'une libéralité. Elle a par suite réintégré dans les bénéfices de la société Alone et Co au titre de l'exercice clos en 2011, sur le fondement du 1 de l'article 38 du code général des impôts, une somme correspondant au gain d'acquisition réalisé par M. G..., soit 2,838 euros par action, et assujetti en conséquence cette société à des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés au titre de cet exercice ainsi que, du fait de la remise en cause d'un déficit reportable, au titre de l'exercice clos en 2012. Après avoir vainement présenté une réclamation contre ces impositions, la société a porté le litige devant le tribunal administratif de Rennes qui, par un jugement du 15 mai 2019, a rejeté sa demande de décharge. La société Alone et Co se pourvoit contre l'arrêt du 15 avril 2021 par lequel la cour administrative d'appel de Nantes a rejeté l'appel qu'elle avait formé contre ce jugement.

2. En vertu des dispositions combinées des articles 38 et 209 du code général des impôts, le bénéfice imposable à l'impôt sur les sociétés est celui qui provient des opérations de toute nature faites par l'entreprise, à l'exception de celles qui, en raison de leur objet ou de leurs modalités, sont étrangères à une gestion normale. Constitue un acte anormal de gestion l'acte par lequel une entreprise décide de s'appauvrir à des fins étrangères à son intérêt.

3. S'agissant de la cession d'un élément d'actif immobilisé, lorsque l'administration, qui n'a pas à se prononcer sur l'opportunité des choix de gestion opérés par une entreprise, soutient que la cession a été réalisée à un prix significativement inférieur à la valeur vénale qu'elle a retenue et que le contribuable n'apporte aucun élément de nature à remettre en cause cette évaluation, elle doit être regardée comme apportant la preuve du caractère anormal de l'acte de cession si le contribuable ne justifie pas que l'appauvrissement qui en est résulté a été décidé dans l'intérêt de l'entreprise, soit que celle-ci se soit trouvée dans la nécessité de procéder à la cession à un tel prix, soit qu'elle en ait tiré une contrepartie.

4. Pour juger que la société Alone et Co avait consenti à M. G... une libéralité constitutive d'un acte anormal de gestion, la cour administrative d'appel, après avoir relevé que le prix auquel cette société avait cédé à celui-ci, le 24 février 2011, les actions de la société Soréal-Ilou, sa filiale, était significativement inférieur à leur valeur vénale à cette date, a écarté l'argumentation de la société tirée ce qu'elle s'était trouvée contrainte de céder les titres en litige à ce prix en exécution d'un engagement de cession qu'elle avait contracté à l'égard de M. G..., au motif que cette circonstance ne constituait pas une contrainte qui lui était extérieure et que la promesse de vente ne mentionnait aucun engagement de M. G... en contrepartie du sien. En statuant ainsi sans rechercher si en consentant le 14 mars 2009 à M. G... une promesse de vente des actions de la société Soréal-Ilou à un prix irrévocablement fixé et alors même que cette promesse n'était pas subordonnée au respect d'engagements pris par ce dernier, la société Alone et Co avait agi conformément à son intérêt, compte tenu des avantages résultant de l'implication complémentaire qu'elle pouvait attendre, du fait de l'option d'achat qu'elle lui attribuait, de ce cadre dirigeant de la société dont elle détenait les titres, la cour administrative a commis une erreur de droit.

5. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi, que la société Alone et Co est fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque.

6. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

7. La société Alone et Co ne conteste pas que la cession à M. G... des titres de la société Soreal-Ilou intervenue le 24 février 2011 a été effectuée à un prix significativement inférieur à leur valeur vénale à cette date. Elle justifie toutefois la cession à ce prix par le fait qu'elle y était tenue en exécution de la promesse qu'elle avait consentie le 14 mars 2009 à M. G..., directeur commercial de cette filiale, dont elle détenait alors directement ou indirectement la quasi-totalité des titres, et qu'elle avait pris cet engagement dans son propre intérêt, dans le but d'inciter M. G..., en lui offrant la possibilité d'acquérir environ 6 % du capital de cette société à un prix prédéterminé, à en développer le chiffre d'affaires, ce dont il résulterait une valorisation de sa propre participation.

8. L'administration oppose toutefois à ces justifications que la promesse de vente consentie le 14 mars 2009 au profit de M. G... ne comportait pas, pour la société Alone et Co, de contreparties suffisantes. A l'appui de cette argumentation, elle se prévaut de ce que l'intéressé n'était pas salarié de cette société, de ce que la promesse de vente n'était assortie d'aucune condition en termes de durée de présence dans l'entreprise ou de durée minimale de conservation des titres acquis et de ce qu'il était prévisible, dès 2009, que la valeur des titres de la société Soréal-Ilou allait croître fortement, indépendamment de l'action de M. G..., du seul fait de la fusion de la société Soréal avec la société CPS intervenue à la fin de l'année 2008.

9. Cependant, la seule circonstance que M. G... ne fut pas salarié de la société Alone et Co n'était pas de nature à faire obstacle à ce que cette société trouvât, eu égard aux conséquences qu'elle pouvait en attendre sur la valorisation de sa participation dans la société Soréal-Ilou, un intérêt propre à inciter l'intéressé au développement de cette société dont il était, comme il a été dit, le directeur commercial. Il résulte par ailleurs de l'instruction que les compétences de M. G... et son expérience commerciale dans la vente de préparations culinaires auprès de restaurants, segment d'activité sur lequel la société Soréal-Ilou avait axé son développement, étaient de nature à lui permettre, par son implication particulière, d'obtenir un accroissement important du chiffre d'affaires de cette société et, par suite, de la valeur de ses titres. En outre, quand bien même la promesse de vente en litige ouvrait à M. G... la possibilité d'exercer son droit d'option à tout moment pendant une période de cinq ans et n'était pas subordonnée à des engagements de sa part, il résulte de l'instruction, d'une part, que le prix de 1 euro qu'elle fixait pouvait être regardé comme proche de la valeur vénale des titres à la date à laquelle elle a été consentie et, d'autre part, que les perspectives de croissance de l'activité de la société ne présentait aucun caractère certain, de sorte que cette promesse était de nature à avoir, à l'égard de M. G..., un réel effet incitatif.

10. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède que le ministre n'établit pas que les contreparties que la société Alone et Co a retirées de la promesse de vente consentie à M. G... seraient inexistantes ou insuffisantes au regard de l'avantage consenti à ce dernier, de sorte que la société aurait, en concluant cette promesse, commis un acte anormal de gestion. La société requérante est par suite fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes a rejeté sa demande tendant à la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés auxquelles elle a été assujettie au titre des années 2011 et 2012, ainsi que des pénalités correspondantes.

11. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros à verser à la société Alone et Co au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 14 avril 2021 de la cour administrative d'appel de Nantes et le jugement du 15 mai 2019 du tribunal administratif de Rennes sont annulés.
Article 2 : La société Alone et Co est déchargée des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés auxquelles elle a été assujettie au titre des années 2011 et 2012, ainsi que des pénalités correspondantes.
Article 3 : L'Etat versera à la société Alone et Co la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société à responsabilité limitée Alone et Co et au ministre de l'économie, des finances et de la relance.
Délibéré à l'issue de la séance du 23 février 2022 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. J... C..., M. Pierre Collin, présidents de chambre ; M. H... L..., M. D... K..., M. A... M... et M. I... F..., M. Pierre Boussaroque, conseillers d'Etat et M. Jonathan Bosredon, conseiller d'Etat-rapporteur.

Rendu le 11 mars 2022.

Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
Le rapporteur :
Signé : M. Jonathan Bosredon
La secrétaire :
Signé : Mme B... E...



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