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Ariane Web: Conseil d'État 431495, lecture du 10 mai 2022, ECLI:FR:CECHR:2022:431495.20220510

Décision n° 431495
10 mai 2022
Conseil d'État

N° 431495
ECLI:FR:CECHR:2022:431495.20220510
Mentionné aux tables du recueil Lebon
5ème - 6ème chambres réunies
Mme Flavie Le Tallec, rapporteur
M. Florian Roussel, rapporteur public
SCP GOUZ-FITOUSSI ; SCP FOUSSARD, FROGER, avocats


Lecture du mardi 10 mai 2022
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et trois nouveaux mémoires, enregistrés les 7 juin et 2 septembre 2019, les 1er avril et 6 septembre 2021 et le 9 mars 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'Union nationale des propriétaires immobiliers (UNPI Paris) et la Chambre nationale des propriétaires demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2019-315 du 12 avril 2019 fixant le périmètre du territoire de la ville de Paris sur lequel est mis en place le dispositif d'encadrement des loyers prévu à l'article 140 de la loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 8000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et son premier protocole additionnel ;
- le code de commerce ;
- le code de la construction et de l'habitation ;
- la loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Flavie Le Tallec, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Florian Roussel, rapporteur public.

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Gouz-Fitoussi, avocat de l'Union nationale des propriétaires immobiliers (UNPI Paris) et de la chambre nationale des propriétaires.

Vu la note en délibéré, enregistrée le 16 mars 2022, présentée par la SCP Gouz-Fitoussi ;



Considérant ce qui suit :

1. Aux termes du I de l'article 140 de la loi du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique : " A titre expérimental et pour une durée de cinq ans à compter de la publication de la présente loi, dans les zones mentionnées à l'article 17 de la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 tendant à améliorer les rapports locatifs et portant modification de la loi n° 86-1290 du 23 décembre 1986, les établissements publics de coopération intercommunale compétents en matière d'habitat, la commune de Paris, les établissements publics territoriaux de la métropole du Grand Paris, la métropole de Lyon et la métropole d'Aix-Marseille-Provence peuvent demander qu'un dispositif d'encadrement des loyers régi par le présent article soit mis en place./ Sur proposition du demandeur transmise dans un délai de deux ans à compter de la publication de la loi, un décret détermine le périmètre du territoire de la collectivité demandeuse sur lequel s'applique le dispositif, lorsque les conditions suivantes sont réunies :/ 1° Un écart important entre le niveau moyen de loyer constaté dans le parc locatif privé et le loyer moyen pratiqué dans le parc locatif social ;/ 2° Un niveau de loyer médian élevé ;/ 3° Un taux de logements commencés, rapporté aux logements existants sur les cinq dernières années, faible ;/ 4° Des perspectives limitées de production pluriannuelle de logements inscrites dans le programme local de l'habitat et de faibles perspectives d'évolution de celles-ci./ Pour chaque territoire ainsi délimité, le représentant de l'Etat dans le département fixe, chaque année, par arrêté, un loyer de référence, un loyer de référence majoré et un loyer de référence minoré, exprimés par un prix au mètre carré de surface habitable, par catégorie de logements et par secteur géographique (...) ". Les III et VI du même article encadrent, au regard des loyers de référence définis au I, les modalités de détermination et d'évolution des loyers, lors de la conclusion du bail et à l'occasion de son renouvellement. Le décret du 12 avril 2019 dont les requérantes demandent l'annulation a été pris en application de ces dispositions et dispose, en son article 1er, que : " Le dispositif d'encadrement des loyers prévu à l'article 140 de la loi du 23 novembre 2018 est mis en place sur l'intégralité du territoire de la Ville de Paris ".

Sur la légalité externe du décret attaqué :

2. En premier lieu, aux termes de l'article L.462-2 du code de commerce, l'Autorité de la concurrence " est obligatoirement consultée par le Gouvernement sur tout projet de texte réglementaire instituant un régime nouveau ayant directement pour effet : / (...) 3° D'imposer des pratiques uniformes en matière de prix ou de conditions de vente ".

3. Le décret attaqué se bornant à déterminer un périmètre d'application du régime expérimental prévu par les dispositions de l'article 140 de la loi du 23 novembre 2018 cité ci-dessus, il est dépourvu de caractère réglementaire et n'institue, en outre, aucun régime nouveau au sens de l'article L. 462-2 du code de commerce. Il n'avait pas, par suite, contrairement à ce que soutiennent les requérantes, à être soumis à l'Autorité de la concurrence préalablement à son édiction.

4. En second lieu, aux termes de l'article R* 361-2 du code de la construction et de l'habitation, le Conseil national de l'habitat est " consulté sur les mesures destinées à favoriser la mixité sociale (...) ".

5. Il ressort des pièces du dossier que le décret attaqué est destiné à faciliter l'accès au logement locatif privé pour les personnes à revenu modeste ou intermédiaire. La circonstance invoquée par les requérantes, qu'il a pour effet de favoriser la mixité sociale ne permet pas, par elle-même, de le regarder comme une mesure destinée à favoriser la mixité sociale. Il n'avait, par suite, pas à être précédé d'une consultation du Conseil national de l'habitat.

Sur la légalité interne du décret attaqué :

En ce qui concerne la contestation des dispositions de la loi du 23 novembre 2018 au regard de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

6. En premier lieu, les dispositions de l'article 140 de la loi du 23 novembre 2018 citées au point 1 visent à lutter contre les difficultés importantes, notamment d'ordre financier, d'accès au logement qui résultent, dans certaines zones urbanisées, du déséquilibre entre l'offre et la demande de logements. Si ces dispositions permettent aux préfets de fixer des " loyers de référence " qui seront susceptibles de limiter l'exercice du droit de propriété, cette limitation, au demeurant introduite par la loi à titre expérimental, présente un rapport raisonnable de proportionnalité avec l'exigence d'intérêt général qu'elle poursuit. Les requérantes ne sont, par suite, pas fondées à soutenir qu'elles sont incompatibles avec la protection du droit de propriété résultant des stipulations de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

7. En second lieu, il résulte des dispositions des articles L. 302-1 et suivants du code de la construction et de l'habitation que le législateur a confié aux établissements publics de coopération intercommunale une compétence en matière de politique locale de l'habitat, en vertu de laquelle il leur incombe notamment d'établir et d'adopter le programme local de l'habitat pour l'ensemble de leurs communes membres. En prévoyant que l'introduction d'un encadrement de loyers doit être précédée d'une demande émanant d'un établissement public de coopération intercommunale compétent en matière d'habitat ou d'une autre collectivité ayant cette compétence, l'article 140 de la loi du 23 novembre 2018 a entendu doter ces collectivités, au titre de la compétence en matière d'habitat qu'elles exercent librement, d'un outil supplémentaire pour exercer cette compétence. Si la mise en oeuvre de ces dispositions législatives peut avoir pour conséquence qu'un encadrement des loyers soit mis en place dans un territoire présentant des caractéristiques identiques à celles d'un autre territoire dans lequel aucun encadrement ne sera appliqué, faute de demande de la collectivité concernée, cette différence résulte du choix fait par chaque collectivité de mettre en oeuvre une politique d'encadrement des loyers ou de ne pas le faire, et non pas des dispositions de l'article 140 de la loi du 23 novembre 2018 elles-mêmes. Le moyen tiré de ce que ces dispositions introduiraient une discrimination incompatible avec les stipulations combinées de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 1er de son premier protocole additionnel ne peut donc qu'être écarté.

En ce qui concerne les autres moyens :

8. En premier lieu, il résulte des dispositions citées au point 1 qu'il appartient au Premier ministre, saisi d'une demande émanant d'une collectivité compétente en matière d'habitat et présentée sur le fondement des dispositions de l'article 140 de la loi du 23 novembre 2018, d'apprécier si le choix du périmètre retenu au sein du territoire de la collectivité en question répond aux conditions posées par ces dispositions pour la mise en place d'un dispositif d'encadrement des loyers. En revanche il n'appartenait pas au Premier ministre, saisi de la demande de mise en place d'un encadrement des loyers émanant de la Ville de Paris, d'examiner d'office, en l'absence de demande des collectivités concernées, si des territoires voisins de ceux de la Ville de Paris étaient susceptibles de se voir appliquer simultanément un même encadrement des loyers. Les requérantes ne sont donc pas fondées à soutenir que le décret serait illégal faute d'avoir été précédé d'un tel examen.

9. En deuxième lieu, il ne ressort pas des pièces du dossier que le Premier ministre se serait cru tenu de prendre, sur la demande de la Ville de Paris, les dispositions attaquées, sans procéder à l'examen des conditions posées par l'article 140 de la loi du 23 novembre 2018.

10. En troisième lieu, il ressort des pièces du dossier que le niveau moyen de loyer du parc locatif social se situe, dans la Ville de Paris, dans un rapport de 1 à 3 avec le niveau moyen de loyer du parc privé, ce qui constitue un écart important, que le niveau du loyer médian, supérieur de plus de 20% à celui de l'ensemble de l'agglomération parisienne, est élevé, que le taux de logements commencés rapporté aux logements existants est faible, à hauteur d'environ 2% et que les perspectives de production de logements, inférieures à 0,5% par an, sont limitées. Par suite, en mettant en place le dispositif d'encadrement des loyers sur l'ensemble du territoire de la Ville de Paris, le décret attaqué n'a pas fait une inexacte application des dispositions du I de l'article 140 de la loi du 23 novembre 2018.

11. Enfin, les moyens tirés de ce que le décret attaqué serait illégal en raison de ce que, d'une part, la délibération du 11 décembre 2018 par laquelle le conseil de Paris a demandé à la maire de Paris de solliciter la mise en place d'un dispositif d'encadrement des loyers et, d'autre part, la demande du 28 janvier 2019 de la maire de Paris sollicitant la mise en place de ce dispositif seraient, l'une et l'autre, illégales pour les mêmes motifs que ceux qui viennent d'être écartés ci-dessus ne peuvent qu'être écartés.

12. Il résulte de tout ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de statuer sur les fins de non-recevoir soulevées par la ministre de la transition écologique, la requête doit être rejetée, y compris, par voie de conséquence, ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



D E C I D E :
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Article 1er : La requête de l'UNPI Paris et de la Chambre nationale des propriétaires est rejetée.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à l'Union nationale des propriétaires immobiliers, à la Chambre nationale des propriétaires, à la ministre de la transition écologique, au Premier ministre et à la Ville de Paris.
Délibéré à l'issue de la séance du 16 mars 2022 où siégeaient : M. Christophe Chantepy, président de la section du contentieux, présidant ; M. Denis Piveteau, M. Fabien Raynaud, présidents de chambre ; Mme Sophie-Caroline de Margerie, M. Jean-Philippe Mochon, Mme Suzanne von Coester, M. Olivier Yeznikian, M. Cyril Roger-Lacan, conseillers d'Etat et Mme Flavie Le Tallec, maître des requêtes en service extraordinaire-rapporteure.

Rendu le 10 mai 2022.
Le président :
Signé : M. Christophe Chantepy
La rapporteure :
Signé : Mme Flavie Le Tallec
Le secrétaire :
Signé : M. Bernard Longieras


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