Base de jurisprudence

Ariane Web: Conseil d'État 455411, lecture du 28 juillet 2022, ECLI:FR:CECHR:2022:455411.20220728

Décision n° 455411
28 juillet 2022
Conseil d'État

N° 455411
ECLI:FR:CECHR:2022:455411.20220728
Inédit au recueil Lebon
6ème - 5ème chambres réunies
M. Cédric Fraisseix, rapporteur
M. Stéphane Hoynck, rapporteur public
SCP GOUZ-FITOUSSI ; CABINET MUNIER-APAIRE, avocats


Lecture du jeudi 28 juillet 2022
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique enregistrés les 10 août et 10 novembre 2021 et le 17 mai 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la fédération des fabricants de cigares, après rejet implicite de son recours gracieux, demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir l'arrêté du 5 février 2021 portant cahier des charges d'agrément des éco-organismes de la filière à responsabilité élargie du producteur des produits du tabac ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la directive 2008/98/CE du Parlement européen et du Conseil du 19 novembre 2008 relative aux déchets ;
- la directive (UE) 2019/904 du Parlement européen et du Conseil du 5 juin 2019 relative à la réduction de l'incidence de certains produits en plastique sur l'environnement ;
- le code de l'environnement ;
- la loi n° 2020-105 du 10 février 2020 ;
- le décret n° 2020-1725 du 29 décembre 2020 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Cédric Fraisseix, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Stéphane Hoynck, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, au cabinet Munier-Apaire, avocat de la fédération des fabricants de cigares et à la SCP Gouz-Fitoussi, avocat de la société Alcome ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 1er juillet 2022, présentée par la fédération des fabricants de cigares ;


Considérant ce qui suit :

1. En application de l'article L. 541-10 du code de l'environnement, il peut être fait obligation à tout producteur de produits générateurs de déchets, au titre du principe de responsabilité élargie du producteur, de pourvoir ou de contribuer à la prévention et à la gestion des déchets qui en proviennent ainsi que d'adopter une démarche d'écoconception des produits, de favoriser l'allongement de la durée de vie desdits produits en assurant au mieux à l'ensemble des réparateurs professionnels et particuliers concernés la disponibilité des moyens indispensables à une maintenance efficiente, de soutenir les réseaux de réemploi, de réutilisation et de réparation tels que ceux gérés par les structures de l'économie sociale et solidaire ou favorisant l'insertion par l'emploi, de contribuer à des projets d'aide au développement en matière de collecte et de traitement de leurs déchets et de développer le recyclage des déchets issus des produits. Les producteurs s'acquittent de leur obligation en mettant en place collectivement des éco-organismes agréés dont, sauf dérogation prévue par décret, ils assurent la gouvernance, et auxquels ils transfèrent leur obligation et versent en contrepartie une contribution financière. La directive (UE) 2019/904 du Parlement européen et du Conseil du 5 juin 2019 relative à la réduction de l'incidence de certains produits en plastique sur l'environnement a prévu, à son article 8, l'application du principe de responsabilité élargie du producteur aux produits en plastique à usage unique énumérés dans la partie E de son annexe. Cette annexe recense notamment les produits du tabac " avec filtres et filtres commercialisés pour être utilisés en combinaison avec des produits du tabac ".

2. Par un arrêté du 5 février 2021, dont la fédération des fabricants de cigares demande l'annulation pour excès de pouvoir, la ministre de la transition écologique a, sur le fondement des dispositions du II de l'article L. 541-10 du code de l'environnement, fixé la procédure d'agrément ainsi que le cahier des charges des éco-organismes de la filière à responsabilité élargie du producteur des produits du tabac.

Sur la fin de non-recevoir opposée par la ministre de la transition écologique :

3. L'article L. 541-10-1 du code de l'environnement dresse la liste des catégories de produits soumises au principe de responsabilité élargie du producteur. L'article 62 de la loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie solidaire, dite AGEC, a introduit à cet article, un 19° ainsi rédigé : " Les produits du tabac équipés de filtres composés en tout ou partie de plastique et les produits qui sont destinés à être utilisés avec des produits du tabac, à compter du 1er janvier 2021. Il peut être fait obligation aux metteurs sur le marché de ces produits d'organiser un mécanisme de reprise financée des déchets qui en sont issus ".

4. Il résulte des dispositions de l'article L. 541-10-1 du code de l'environnement que la responsabilité élargie du producteur a vocation à s'appliquer à la fois aux produits du tabac équipés de filtres composés en tout ou partie de plastique et aux produits qui sont destinés à être utilisés avec des produits du tabac, qu'ils soient ou non composés en tout ou partie de plastique, le législateur ayant non seulement transposé la directive du 5 juin 2019 précitée qui impose de réduire l'incidence de certains produits en plastique sur l'environnement mais également entendu lutter, plus largement, contre les déchets constitués par les produits du tabac, en particulier les mégots, qu'ils soient ou non composés de plastique. Ainsi, la fédération des fabricants de cigares, qui, aux termes de ses statuts, a pour objet d' " agir et entreprendre pour tout ce qui concerne les intérêts et la défense des fournisseurs de cigares, leurs produits en général et le cigare en particulier " justifie d'un intérêt lui donnant qualité pour demander l'annulation de l'arrêté qu'elle attaque, qui fixe la procédure d'agrément ainsi que le cahier des charges des éco-organismes de la filière à responsabilité élargie du producteur des produits du tabac. Dès lors, sa requête est recevable.

Sur les conclusions à fin d'annulation de l'arrêté attaqué :

5. Aux termes de l'article L. 123-19-1 du code de l'environnement : " I. - Le présent article définit les conditions et limites dans lesquelles le principe de participation du public, prévu à l'article 7 de la Charte de l'environnement, est applicable aux décisions, autres que les décisions individuelles, des autorités publiques ayant une incidence sur l'environnement lorsque celles-ci ne sont pas soumises, par les dispositions législatives qui leur sont applicables, à une procédure particulière organisant la participation du public à leur élaboration. / Les dispositions du présent article ne s'appliquent pas aux décisions qui modifient, prorogent, retirent ou abrogent les décisions mentionnées à l'alinéa précédent soumises à une procédure particulière organisant la participation du public à leur élaboration. / Ne sont pas regardées comme ayant une incidence sur l'environnement les décisions qui ont sur ce dernier un effet indirect ou non significatif (...) ".

6. Il ressort des pièces du dossier que le cahier des charges annexé à l'arrêté litigieux fixe les orientations générales de réduction des déchets issus des produits du tabac sur la voie publique, régit les relations entre les éco-organismes, les metteurs sur le marché, les acteurs de la collecte, l'Agence de l'environnement et de la maîtrise des énergies (ADEME) et le ministre chargé de l'environnement. Il appartient en particulier à l'éco-organisme, dont les conditions d'agrément et l'ensemble des missions sont régies par le cahier des charges, d'atteindre plusieurs objectifs chiffrés de réduction du nombre de mégots abandonnés dans les espaces publics, en s'appuyant sur une méthode d'évaluation qu'il lui appartient de définir. Pour atteindre les objectifs fixés par l'arrêté attaqué, il lui appartient de mettre en oeuvre différentes missions définies par le cahier des charges, telle l'élaboration de propositions, transmises au ministre chargé de l'environnement, de primes et pénalités fondées sur des critères de performance environnementale favorisant l'éco-conception des produits du tabac et des filtres, la gestion des mégots. Il lui appartient également d'assurer, conformément aux dispositions de ce document, financièrement et techniquement, l'organisation de missions de collecte des mégots dans l'espace public, la mise à disposition de cendriers de poche et la contribution financière aux opérations de nettoiement des mégots abandonnés en lien avec les collectivités territoriales notamment. Il lui revient de réaliser une évaluation des coûts des opérations de nettoiement en lien avec l'ADEME et les collectivités territoriales et il peut pourvoir au nettoiement, à la collecte et au traitement des mégots en dehors des espaces publics. Enfin, figurent parmi ses obligations, la réalisation d'actions d'information et de sensibilisation auprès des consommateurs de tabac et la réalisation d'études sur la collecte et le traitement des mégots et le comportement des consommateurs.

7. Il résulte de ce qui précède que les dispositions de l'arrêté attaqué et du cahier des charges qui lui est annexé ont, par leurs effets, une incidence directe et significative sur l'environnement. Leur adoption devait, dès lors, être précédée, à peine d'illégalité, d'une consultation préalable du public conformément aux dispositions de l'article L. 123-19-1 du code de l'environnement précédemment citées. La circonstance que la commission inter-filières de responsabilité élargie des producteurs, dans laquelle siègent différents acteurs concernés par la filière des produits du tabac, a été saisie pour avis sur la demande d'agrément de l'éco-organisme ALCOME, au demeurant postérieurement à la publication de l'arrêté attaqué, n'était pas, contrairement à ce que soutient en défense la ministre de la transition écologique, de nature à assurer le respect de ces dispositions. Par suite, la fédération requérante est fondée à soutenir que l'arrêté attaqué a été pris au terme d'une procédure irrégulière, dès lors que ses dispositions n'ont pas fait l'objet d'une consultation du public préalablement à leur adoption. Cette irrégularité est de nature à avoir exercé une influence sur le sens de l'arrêté attaqué et a privé le public de la garantie de voir son avis pris en considération à l'égard d'un acte ayant une incidence directe et significative sur l'environnement.

8. Il résulte de tout ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens, la fédération des fabricants de cigares est fondée à soutenir que l'arrêté qu'elle attaque est entaché d'une illégalité justifiant son annulation.

Sur les conséquences de l'annulation :

9. L'annulation d'un acte administratif implique en principe que cet acte est réputé n'être jamais intervenu. Toutefois, s'il apparaît que cet effet rétroactif de l'annulation est de nature à emporter des conséquences manifestement excessives en raison tant des effets que cet acte a produits et des situations qui ont pu se constituer lorsqu'il était en vigueur que de l'intérêt général pouvant s'attacher à un maintien temporaire de ses effets, il appartient au juge administratif - après avoir recueilli sur ce point les observations des parties et examiné l'ensemble des moyens, d'ordre public ou invoqués devant lui, pouvant affecter la légalité de l'acte en cause - de prendre en considération, d'une part, les conséquences de la rétroactivité de l'annulation pour les divers intérêts publics ou privés en présence et, d'autre part, les inconvénients que présenterait, au regard du principe de légalité et du droit des justiciables à un recours effectif, une limitation dans le temps des effets de l'annulation. Il lui revient d'apprécier, en rapprochant ces éléments, s'ils peuvent justifier qu'il soit dérogé, à titre exceptionnel, au principe de l'effet rétroactif des annulations contentieuses et, dans l'affirmative, de prévoir dans sa décision d'annulation que, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de celle-ci contre les actes pris sur le fondement de l'acte en cause, tout ou partie des effets de cet acte antérieurs à son annulation devront être regardés comme définitifs ou même, le cas échéant, que l'annulation ne prendra effet qu'à une date ultérieure qu'il détermine.

10. En l'espèce, il ressort des pièces du dossier que l'annulation rétroactive de l'arrêté attaqué, d'une part, impliquerait le remboursement des sommes perçues auprès des producteurs par l'éco-organisme ainsi que des contributions aux coûts de nettoiement versées par ce dernier aux collectivités territoriales, à leurs groupements et aux autres personnes publiques et, d'autre part, priverait de fondement les différentes actions de collecte, de nettoiement, de sensibilisation ou d'information réalisées en application du cahier des charges annexé à cet arrêté et financées au moyen de ces contributions financières. Par suite, compte tenu des effets excessifs d'une annulation immédiate au regard de l'intérêt général qui s'attache au maintien temporaire des effets du cahier des charges des éco-organismes de la filière et des risques que comporterait cette annulation pour la stabilité des situations qui ont pu se constituer lorsque l'arrêté attaqué était en vigueur, il y a lieu de différer l'effet de l'annulation jusqu'au 1er janvier 2023 et de préciser que, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de la présente décision contre les actes pris sur son fondement, les effets de l'arrêté litigieux doivent être regardés comme définitifs.

Sur les conclusions relatives à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

11. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à la fédération des fabricants de cigares au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


D E C I D E :
--------------

Article 1er : L'arrêté du 5 février 2021 portant cahier des charges d'agrément des éco-organismes de la filière à responsabilité élargie du producteur des produits du tabac est annulé. Cette annulation prendra effet le 1er janvier 2023.
Article 2 : Sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de la présente décision contre les actes pris sur son fondement, les effets antérieurs à cette annulation de l'arrêté du 5 février 2021 doivent être réputés définitifs.
Article 3 : L'Etat versera à la fédération des fabricants de cigares une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la fédération des fabricants de cigares et au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires.
Délibéré à l'issue de la séance du 29 juin 2022 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, M. Jean-Philippe Mochon, présidents de chambre ; Mme Suzanne von Coester, Mme Fabienne Lambolez, M. Olivier Yeznikian, M. Cyril Roger-Lacan, M. Laurent Cabrera, conseillers d'Etat et M. Cédric Fraisseix, maître des requêtes en service extraordinaire-rapporteur.

Rendu le 28 juillet 2022.
Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz

Le rapporteur :
Signé : M. Cédric Fraisseix

La secrétaire :
Signé : Mme Valérie Peyrisse



Voir aussi