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Ariane Web: Conseil d'État 433766, lecture du 9 décembre 2022, ECLI:FR:CESEC:2022:433766.20221209

Décision n° 433766
9 décembre 2022
Conseil d'État

N° 433766
ECLI:FR:CESEC:2022:433766.20221209
Publié au recueil Lebon
Section
Mme Thalia Breton, rapporteur
M. Raphaël Chambon, rapporteur public
SCP THOUVENIN, COUDRAY, GREVY, avocats


Lecture du vendredi 9 décembre 2022
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Mme A... B... a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler pour excès de pouvoir la décision du 30 mai 2017 par laquelle l'inspecteur du travail de l'unité de contrôle Paris 8 Sud s'est déclaré incompétent pour statuer sur la demande d'autorisation de licenciement pour inaptitude physique présentée par son employeur, l'ambassade du Brésil en France, ainsi que la décision implicite, née le 1er décembre 2017, par laquelle la ministre du travail a rejeté son recours hiérarchique contre cette décision. Par un jugement n° 1801616/3-1 du 19 juin 2018, le tribunal administratif a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 18PA02619 du 20 juin 2019, la cour administrative d'appel de Paris a rejeté l'appel formé par Mme B... contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et trois nouveaux mémoires, enregistrés au secrétariat du Conseil d'Etat les 20 août et 14 novembre 2019, le 30 novembre 2021 et les 11 mars et 21 mars 2022, Mme B... demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre solidairement à la charge de l'Etat et de la République fédérative du Brésil la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- la convention de Vienne du 18 avril 1961 sur les relations diplomatiques ;
- le code du travail ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Thalia Breton, auditrice,

- les conclusions de M. Raphaël Chambon, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Thouvenin, Coudray, Grevy, avocat de Mme B... ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que Mme B..., de nationalité italienne, a été recrutée le 1er août 2012 par l'ambassade du Brésil en France pour une durée indéterminée pour exercer à temps plein des fonctions d'auxiliaire administrative au service culturel, en application du décret présidentiel brésilien n° 1570 du 21 juillet 1995 relatif à la situation des auxiliaires locaux recrutés par les services diplomatiques et consulaires brésiliens à l'étranger pour y exercer des tâches techniques, administratives ou d'appui, lequel prévoit que ces auxiliaires " auront droit exclusivement aux avantages et bénéfices prévus par la loi du travail et par le système de prévoyance locaux ". Il ressort également des pièces du dossier soumis aux juges du fond que l'ambassadeur du Brésil en France a conclu le 26 avril 2016 avec des représentants des quarante-cinq employés de droit local de l'ambassade un protocole d'accord préélectoral prévoyant les modalités de l'élection, parmi ces employés de droit local, de délégués du personnel selon les modalités prévues par le code du travail français et que Mme B... a ensuite été élue déléguée du personnel. Par courrier du 12 mai 2017, l'ambassadeur du Brésil en France a demandé à l'inspecteur du travail de l'unité de contrôle Paris 8 Sud l'autorisation de licencier Mme B... pour inaptitude physique. Par une décision du 30 mai 2017, l'inspecteur du travail s'est déclaré incompétent pour statuer sur cette demande. La ministre du travail, saisie d'un recours hiérarchique formé par Mme B..., a rejeté ce recours par une décision implicite née le 1er décembre 2017. Par un jugement du 19 juin 2018, le tribunal administratif de Paris a rejeté la demande de Mme B... tendant à l'annulation de ces deux décisions. Mme B... se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 20 juin 2019 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a rejeté son appel contre ce jugement.

Sur le cadre juridique :

En ce qui concerne la protection exceptionnelle contre le licenciement des salariés exerçant des fonctions représentatives :

2. Aux termes du sixième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 auquel se réfère celui de la Constitution du 4 octobre 1958 : " Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l'action syndicale et adhérer au syndicat de son choix ". Aux termes du huitième alinéa de ce Préambule : " Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises ".

3. Aux termes de l'article L. 2411-1 du code du travail, dans sa rédaction en vigueur à la date de la décision attaquée, lequel article détermine le champ d'application des dispositions du code du travail relatives à la protection des salariés investis de certains mandats représentatifs : " Bénéficie de la protection contre le licenciement prévue par le présent chapitre, y compris lors d'une procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire, le salarié investi de l'un des mandats suivants : (...) / 2° Délégué du personnel (...) ". Aux termes du premier alinéa de l'article L. 2411-5 du même code, dans sa rédaction en vigueur à la date de la décision attaquée : " Le licenciement d'un délégué du personnel, titulaire ou suppléant, ne peut intervenir qu'après autorisation de l'inspecteur du travail ".

4. En vertu du code du travail, les salariés protégés bénéficient, dans l'intérêt de l'ensemble des travailleurs qu'ils représentent, d'une protection exceptionnelle. Lorsque le licenciement de l'un de ces salariés est envisagé, il ne doit pas être en rapport avec les fonctions représentatives normalement exercées par l'intéressé ou avec son appartenance syndicale. Dans le cas où la demande de licenciement est motivée par l'inaptitude physique, il appartient à l'inspecteur du travail et, le cas échéant, au ministre chargé du travail, de rechercher, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, si cette inaptitude est telle qu'elle justifie le licenciement envisagé, compte tenu des caractéristiques de l'emploi exercé à la date à laquelle elle est constatée, de l'ensemble des règles applicables au contrat de travail de l'intéressé, des exigences propres à l'exécution normale du mandat dont il est investi, et de la possibilité d'assurer son reclassement dans l'entreprise. En outre, pour refuser l'autorisation sollicitée, l'autorité administrative a la faculté de retenir des motifs d'intérêt général relevant de son pouvoir d'appréciation de l'opportunité, sous réserve qu'une atteinte excessive ne soit portée à l'un ou l'autre des intérêts en présence.

En ce qui concerne son applicabilité aux employés de droit local d'une représentation diplomatique d'un Etat étranger en France, lorsqu'ils exercent des fonctions représentatives :

5. Aux termes de l'article L. 2311-1 du code du travail, dans sa version applicable au litige, lequel article détermine le champ d'application des dispositions de ce code relatives à la mise en place et aux attributions des délégués du personnel : " Les dispositions du présent titre sont applicables aux employeurs de droit privé ainsi qu'à leurs salariés. Elles sont également applicables : / 1° Aux établissements publics à caractère industriel et commercial ; / 2° Aux établissements publics à caractère administratif lorsqu'ils emploient du personnel dans les conditions du droit privé. (...) ". Ces dispositions ont vocation à s'appliquer à tous les personnels employés dans les conditions de droit privé prévues par le code du travail.

6. Aux termes du quatorzième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 : " La République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international. (...) " S'agissant de la représentation diplomatique d'un Etat étranger en France, le principe de souveraineté des Etats fait, en principe, obstacle à ce qu'il soit fait application en son sein, au bénéfice de ses agents de droit local, des règles relatives aux relations collectives de travail prévues par le code du travail dès lors que de telles règles sont susceptibles de se heurter à l'exercice, par la représentation de cet Etat, de droits et prérogatives que cet Etat tire de sa souveraineté, sauf si, en vertu de ce même principe, l'Etat étranger a, par une volonté claire et non équivoque, décidé de rendre ces règles applicables aux agents employés par sa représentation sur le territoire français dans le cadre d'une relation de travail soumise au code du travail.

7. Dans le cas, exposé au point précédent, où la représentation diplomatique d'un Etat étranger en France décide de se soumettre, en ce qui concerne ses personnels de droit local, aux règles du code du travail relatives aux relations collectives de travail, et, en particulier, d'organiser la désignation de représentants du personnel selon les modalités prévues par ce code, les personnels investis à ce titre de fonctions représentatives bénéficient des dispositions de ce code prévoyant leur protection contre le licenciement. Il en va notamment ainsi des dispositions du code du travail mentionnées au point 3, lesquelles prévoient que le licenciement de ces salariés ne peut intervenir qu'après autorisation de l'inspecteur du travail, ou, en cas de recours hiérarchique, du ministre chargé du travail. Une telle autorisation ne peut être délivrée qu'après que l'inspecteur du travail, et le cas échéant, le ministre chargé du travail, ont procédé à l'ensemble des contrôles mentionnés au point 4, pour autant que, dans leur mise en oeuvre, ces contrôles ne se heurtent pas à l'exercice par la représentation officielle de l'Etat étranger de droits ou prérogatives que cet Etat tire de sa souveraineté.

Sur le litige :

8. Il résulte de ce qui vient d'être dit, notamment au point 6, qu'en jugeant que la représentation officielle d'un Etat étranger en France lorsqu'elle emploie des personnels de droit local dans les conditions prévues par le code du travail n'est pas susceptible de relever du champ d'application des dispositions de l'article L. 2311-1 du code du travail, de sorte que l'autorité administrative avait pu légalement se déclarer incompétente pour se prononcer sur la demande d'autorisation de licenciement de Mme B..., agente de droit local de l'ambassade du Brésil en France et déléguée du personnel, la cour administrative d'appel a entaché son arrêt d'erreur de droit.

9. Il résulte de ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur l'autre moyen de son pourvoi, Mme B... est fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque.

10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

11. Ainsi qu'il a été dit aux points 5 à 7, si le principe de souveraineté fait, en principe, obstacle à ce que les dispositions du code du travail relatives aux relations collectives de travail, telles celles concernant les délégués du personnel, s'appliquent aux personnels de droit local employés dans les conditions prévues par le code du travail par la représentation officielle d'un Etat étranger en France, alors même que ces dispositions ont vocation à s'appliquer à ces personnels, il est néanmoins loisible à cet Etat étranger de décider d'en faire volontairement application à ces personnels.

12. En l'espèce, il ressort des pièces du dossier, d'une part, que l'ambassadeur du Brésil en France et des représentants des employés de droit local de l'ambassade ont signé, le 26 avril 2016, un protocole d'accord préélectoral organisant l'élection de délégués du personnel selon les modalités prévues par le code du travail, d'autre part, que le procès-verbal de ces élections, mentionnant l'élection de Mme B... en tant que déléguée du personnel, a été transmis à l'autorité administrative selon ces mêmes modalités, enfin, que l'ambassadeur a demandé à l'inspection du travail, en application des dispositions citées au point 3, l'autorisation de licencier Mme B..., ce dont il s'infère que le Brésil a entendu, par une volonté claire et non équivoque, rendre applicable aux agents de droit local de sa représentation diplomatique en France les dispositions relatives aux relations collectives de travail figurant au code du travail. Il s'ensuit que Mme B..., employée de droit local de l'ambassade du Brésil en France bénéficiant, en tant que déléguée du personnel, de la protection contre le licenciement des salariés protégés mentionnée au point 4, est fondée à soutenir que l'inspecteur du travail ne pouvait légalement se déclarer incompétent pour se prononcer sur la demande tendant à ce que son licenciement soit autorisé, ni la ministre du travail rejeter son recours hiérarchique.

13. Il résulte de ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de sa requête, Mme B... est fondée à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.

14. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros à verser à Mme B... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 20 juin 2019 de la cour administrative d'appel de Paris est annulé.
Article 2 : Le jugement du 19 juin 2018 du tribunal administratif de Paris est annulé.
Article 3 : La décision du 30 mai 2017 de l'inspecteur du travail de l'unité de contrôle Paris 8 Sud et la décision du 1er décembre 2017 de la ministre du travail sont annulées.
Article 4 : L'Etat versera à Mme B... une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à Mme A... B..., au ministre du travail, du plein emploi et de l'insertion et à la République fédérative du Brésil.
Copie en sera adressée à la ministre de l'Europe et des affaires étrangères.



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