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Ariane Web: Conseil d'État 469368, lecture du 20 décembre 2022, ECLI:FR:CEORD:2022:469368.20221220

Décision n° 469368
20 décembre 2022
Conseil d'État

N° 469368
ECLI:FR:CEORD:2022:469368.20221220
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés, formation collégiale
M. B Bohnert, rapporteur
SCP SEVAUX, MATHONNET, avocats


Lecture du mardi 20 décembre 2022
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 4 et 13 décembre 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association Le Bloc Lorrain et M. A... B... demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) de suspendre l'exécution du décret du 23 novembre 2022 portant dissolution de l'association Le Bloc Lorrain ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Ils soutiennent que :
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors, d'une part, que la décision de dissolution de l'association porte atteinte de manière immédiate à la liberté d'association ainsi qu'à la liberté de réunion et d'expression et, d'autre part, que l'association n'est plus en mesure de poursuivre son activité de distribution de repas et vêtements chauds aux personnes les plus démunies à l'approche de la période hivernale ;
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d'association, à la liberté de réunion, à la liberté d'expression et à la liberté d'opinion ;
- les faits reprochés à l'association, tels qu'ils ressortent de la motivation du décret contesté, soit sont inexacts, soit ne constituent pas une provocation à des manifestations armées et à des agissements violents à l'encontre des personnes ou des biens au sens de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure dès lors que, en premier lieu, les faits de violences et d'affrontements qui sont retenus par le décret contesté ne sont pas imputables à l'association elle-même et qu'elle n'a jamais entendu inciter à la violence, en second lieu, elle ne promeut pas l'usage ou le maniement des armes, ni n'a commis ou encouragé des violences lors d'affrontements avec les forces de l'ordre, ses seules actions lors des manifestations consistant à assurer la sécurité des manifestants et à prodiguer des soins de premiers secours aux personnes blessées ;
- le décret prononçant sa dissolution retient à tort qu'elle propose des stages à destination de ses membres en vue de faire face à des situations d'affrontements avec les forces de l'ordre, alors que ces formations ont pour seul objet d'informer ses membres quant à l'attitude à adopter en cas de contrôle de police ou dans le cadre d'une garde à vue ;
- l'incitation à la haine contre les forces de l'ordre alléguée ne constitue pas un motif opérant dans la mesure où il n'entre ni dans le 1° ni dans le 6° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure et que la seule présence, sur une publication de décembre 2021, de slogans ou d'acronymes " ACAB " manifestant l'opposition à toute forme de répression policière n'est pas de nature à constituer une provocation au sens du même article ;
- ni l'association ni ses membres n'ont fait l'objet de poursuites et de condamnations pénales définitives pour des faits de violences et de destructions de biens ;
- le simple soutien apporté à des manifestants interpelés pour violences ne saurait caractériser une provocation à des actes violents au sens de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure ;
- la dissolution prononcée par le décret contesté n'est ni nécessaire ni proportionnée à la finalité de sauvegarde de l'ordre public poursuivie.
Par un mémoire en défense, enregistré le 12 décembre 2022, le ministre de l'intérieur et des outre-mer conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite, et que les moyens soulevés ne sont pas fondés.

Par un mémoire en intervention, enregistré le 12 décembre 2022, le Syndicat des avocats de France demande au juge des référés du Conseil d'Etat de faire droit aux conclusions des requérants.

Par un mémoire en intervention, enregistré le 13 décembre 2022, la Ligue des droits de l'homme demande au juge des référés du Conseil d'Etat à ce qu'il soit fait droit aux conclusions des requérants.

Par un mémoire en intervention, enregistré le 13 décembre 2022, l'Union syndicale solidaires demande au juge des référés du Conseil d'Etat à ce qu'il soit fait droit aux conclusions des requérants.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, et notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de la sécurité intérieure ;
- la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, l'association Le Bloc Lorrain et M. B..., et d'autre part, le ministre de l'intérieur et des outre-mer ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 14 décembre 2022, à 11 heures :

- Me Mathonnet, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de l'association Le Bloc Lorrain et de M. B... ;

- le représentant de l'association Le Bloc Lorrain et de M. B... ;

- M. B... ;

- les représentantes du ministre de l'intérieur et des outre-mer ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction.



Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (...) ".

Sur les interventions :

2. Le Syndicat des avocats de France, la Ligue française pour la défense des droits de l'homme et du citoyen et l'Union syndicale solidaires ont intérêt à la suspension de l'exécution du décret du 23 novembre 2022 portant dissolution de l'association Le Bloc Lorrain. Par suite, leurs interventions sont recevables.

Sur la demande en référé :

3. L'association Le Bloc Lorrain et M. B... demandent la suspension de l'exécution du décret du 23 novembre 2022 par lequel le Président de la République a prononcé la dissolution de cette association sur le fondement du 1° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. Le décret contesté est fondé sur cinq motifs. Le premier motif est tiré de ce que cette association légitime le recours à la violence dans les manifestations revendicatives en le présentant comme unique voie du militantisme. Le deuxième est tiré de ce qu'elle développe une véritable stratégie visant à " professionnaliser " ses membres et soutiens en vue d'affrontements avec les forces de l'ordre, érigées comme cibles prioritaires de ses actions. Le troisième est tiré de ce que les actions violentes menées se doublent d'une campagne de dénigrement destinée à attiser la haine à l'encontre des forces de l'ordre. Le quatrième motif est tiré de ce que les appels et provocations répétés à des agissements violents ont été suivis d'effet puisque dès le mois de mai 2021, soit deux mois après la création de l'association, des membres du Bloc Lorrain ont fait l'objet d'interpellations et de condamnations pour des faits de destruction de biens publics par incendie ou des faits de participation à un groupement formé en vue de la préparation de violences contre les personnes ou dégradation de biens commises en marge des manifestations initiées par l'association. En cinquième et dernier lieu, le décret contesté retient le motif tiré de ce que, loin de désavouer les propos et actions de ses militants ou soutiens, l'association n'a de cesse de publier des messages encourageant, revendiquant et légitimant ces agissements violents ou apportant son soutien à des personnes interpellées pour violences.
4. Aux termes de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure dans sa rédaction issue de l'article 16 de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République : " Sont dissous, par décret en conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait : 1° Qui provoquent (...) à des agissements violents à l'encontre des personnes ou des biens ; ". Ces dispositions prévoient la dissolution d'associations ou groupements de fait dont les activités troublent gravement l'ordre public. Elles permettent d'imputer aux associations et groupements de fait les agissements commis par leurs membres, en cette qualité, ou les agissements directement liés aux activités de l'association ou du groupement dès lors que leurs dirigeants, bien qu'informés, se sont abstenus de prendre les mesures nécessaires pour les faire cesser, compte tenu des moyens dont ils disposaient. Des écrits ou des communications incitant à la violence à l'encontre de personnes ou de biens entrent, par leur caractère répété ou systématique, dans le champ de ces dispositions.

5. En premier lieu, il résulte de l'instruction que l'association Le Bloc Lorrain, déclarée en préfecture le 30 mars 2021, a pour objet social la réalisation de maraudes, d'actions écologiques et la réalisation de spectacles culturels, revendique également mener une action militante sur les réseaux sociaux destinée à " détruire le capitalisme, sans la moindre interrogation et de toutes les façons possibles ", à lutter contre le fascisme et les institutions de l'Etat, notamment les forces de l'ordre. Si un tel positionnement et la terminologie employée ne sauraient, par eux-mêmes, caractériser, une provocation à des agissements violents au sens du 1° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, il résulte de l'instruction que les nombreuses publications de l'association sur les réseaux sociaux associent de manière régulière à ces thématiques des images valorisant le recours à la violence. Ainsi, en janvier 2022, une publication de l'association relative à une manifestation qui s'est déroulée à Bruxelles appelant à " crever le capitalisme " a été accompagnée de photos montrant des personnes attaquant le siège d'une institution européenne et des véhicules détruits lors d'une manifestation à laquelle Le Bloc Lorrain a revendiqué sa participation. De même, l'association a publié le 21 avril 2022 sur son compte Facebook un message dénonçant les résultats du premier tour de l'élection présidentielle appelant ses membres à " se retrouver en meute " et à adopter une attitude " primitive, sauvage et insurrectionnaire ", accompagné d'une vidéo mettant en scène l'action de personnes lors de manifestations parisiennes, détruisant mobiliers urbains, vitrines de commerces, véhicules et commettant des violences sur les forces de l'ordre. Le 20 juin 2022, l'association a publié un message indiquant que " le Gouvernement est bloqué " et qu'il faut " faire parler notre imagination ", illustré par une image intitulée " pavés gratuits - servez-vous " sur laquelle un individu vêtu de noir et cagoulé ramasse des pavés extraits d'un muret. Eu égard au caractère répété de ces faits, à l'association systématique aux messages diffusés par Le Bloc Lorrain d'images ou de vidéos illustrant des actes de violences à l'égard des forces de l'ordre ou de biens et à la circonstance que l'association ne s'est à aucun moment désolidarisée de tels agissements dans sa communication, mais a bien au contraire apporté son soutien aux personnes poursuivies à raison de ces faits, les requérants ne sont pas fondés à soutenir que les premiers et cinquième motifs retenus par le décret contesté, tirés de ce que cette association légitime le recours à la violence dans les manifestations revendicatives en le présentant comme unique voie du militantisme et apporte son soutien à des personnes interpellées pour violences, seraient, en l'état de l'instruction, manifestement infondés.

6. En deuxième lieu, il résulte de l'instruction que l'association requérante a élaboré un " vademecum " à destination de ses membres présentant une série de comportements réflexes à adopter dans le cadre de la participation à des manifestations, allant de la tenue adéquate pour se dissimuler le visage et empêcher toute indentification visuelle par les forces de l'ordre lors d'une manifestation, aux objets à détenir et au comportement à adopter en cas d'interpellation. Le Bloc Lorrain a notamment publié sur son site le 1er décembre 2021 des " informations vestimentaires " relatives à la tenue à adopter lors de la participation à une manifestation, illustrées d'une photo d'un manifestant vêtu d'un k-way noir et portant des gants, muni d'un sac à dos comportant notamment des fumigènes et des artifices. Si l'association requérante soutient que cette illustration est reprise d'une photo qui avait été publiée par le journal " Le Parisien " et a été retouchée par ses soins afin d'en retirer tout élément susceptible d'être interprété comme une incitation à la violence, il demeure qu'elle conseille de se munir d'éléments dont la détention est strictement interdite lors de manifestations dès lors qu'ils constituent des armes par destination et qu'en outre, des pavés apparaissent de manière explicite au premier plan de cette photo. Il suit de là qu'alors même que l'association et ses membres n'auraient pas fait l'objet de poursuites pour détention d'armes, le deuxième motif retenu par le décret contesté, tiré de ce qu'elle développe une stratégie visant à préparer activement ses membres et soutiens en vue d'affrontements avec les forces de l'ordre à caractère délibérément violent n'apparaît pas, en l'état de l'instruction, manifestement infondé.

7. En troisième lieu, si l'association requérante relaie, avec une complaisance contestable des messages de dénigrement et d'insultes à l'égard des forces de l'ordre, faisant apparaître de manière systématique l'inscription " ACAB ", ces pratiques et la revendication par cette association d'un discours très critique à l'égard de l'institution policière ne sauraient caractériser, à elles seules, une provocation à des agissements violents au sens du 1° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure. Toutefois, il en va différemment des vidéos qu'elle a publiées à plusieurs reprises sur son site, notamment les 21, 22 et 29 juin 2022, illustrant des violences commises par des manifestants à l'égard des forces de l'ordre par des jets de projectiles en tous genres, l'un d'elle notamment montrant un individu frappant un gendarme mobile blessé gisant à terre. Eu égard au nombre et à la récurrence de ces publications, qui témoignent, en l'état de l'instruction, d'une volonté explicite de légitimer les violences à l'égard des forces de l'ordre, lesquelles entrent, contrairement à ce que soutient l'association requérante, dans le champ du 1° de l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, le troisième motif retenu au soutien du décret contesté ne paraît pas manifestement infondé.

8. Il résulte de tout ce qui précède qu'en l'état de l'instruction, eu égard à quatre des cinq motifs qui fondent la dissolution de l'association Le Bloc Lorrain sur le fondement du 1° l'article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, pris tant isolément que dans leur ensemble, le décret n'apparaît pas porter une atteinte manifestement illégale à la liberté d'association ni à aucune autre liberté fondamentale. Il en résulte, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la condition d'urgence, que la requête de l'association Le Bloc Lorrain et autre, y compris ses conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, ne peut qu'être rejetée.


O R D O N N E :
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Article 1er : Les interventions du Syndicat des avocats de France, de la Ligue des droits de l'homme et du citoyen et de l'Union syndicale solidaires sont admises.
Article 2 : La requête de l'association Le Bloc Lorrain et de M. B... est rejetée.
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à l'association Le Bloc Lorrain, à M. A... B... et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Délibéré à l'issue de la séance du 14 décembre 2022 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président-adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Jean-Philippe Mochon et M. Benoît Bohnert, conseillers d'Etat, juges des référés.
Fait à Paris, le 20 décembre 2022
Signé : Rémy Schwartz