Base de jurisprudence

Ariane Web: Conseil d'État 456293, lecture du 27 décembre 2022, ECLI:FR:CECHS:2022:456293.20221227

Décision n° 456293
27 décembre 2022
Conseil d'État

N° 456293
ECLI:FR:CECHS:2022:456293.20221227
Inédit au recueil Lebon
6ème chambre
M. Bruno Bachini, rapporteur
M. Nicolas Agnoux, rapporteur public
SCP ROCHETEAU, UZAN-SARANO & GOULET ; CABINET MUNIER-APAIRE, avocats


Lecture du mardi 27 décembre 2022
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu les procédures suivantes :

La commune de La Chapelle-Blanche-Saint-Martin, la commune de Vou, l'association de défense de l'environnement du Besland, M. G... A..., Mme O... L..., M. et Mme J... E..., M. B... K..., M. I... C..., M. F... H..., M. et Mme D... P... et N... M... ont demandé à la cour administrative d'appel de Nantes d'annuler l'arrêté de la préfète d'Indre-et-Loire du 6 janvier 2020 par lequel le autorisant la société Ferme éolienne du Bois Bodin à exploiter une installation de production d'électricité utilisant l'énergie mécanique du vent sur le territoire des communes de Vou et de La Chapelle-Blanche-Saint-Martin. Par un arrêt n° 20NT02652 du 6 juillet 2021, la cour administrative d'appel a annulé cet arrêté.

1) Sous le n° 456293, par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 3 septembre et 2 décembre 2021 et le 14 novembre 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Ferme éolienne du Bois Bodin demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) de mettre à la charge de la commune de la Chapelle-Blanche-Saint-Martin et autres la somme de 4 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

2) Sous le n° 456424, par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 7 septembre et 8 décembre 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la ministre de la transition écologique demande au Conseil d'Etat d'annuler l'arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes n° 20NT02652 du 6 juillet 2021.


....................................................................................

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
- le code de l'environnement ;
- le code de justice administrative ;




Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Bruno Bachini, conseiller d'Etat,

- les conclusions de M. Nicolas Agnoux, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de la société Ferme éolienne du Bois Bodin et au cabinet Munier-Apaire, avocat de la commune de la Chapelle-Blanche-Saint-Martin et autres ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 1er décembre 2022, présentée par la société Ferme éolienne du Bois Bodin ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que par un arrêté du 14 août 2015, le préfet de la région Centre-Val de Loire a refusé de délivrer à la société Ferme éolienne du Bois Bodin l'autorisation d'exploiter un parc éolien de cinq aérogénérateurs et un poste de livraison sur le territoire des communes de La Chapelle-Blanche-Saint-Martin et de Vou (Indre-et-Loire). Par un jugement du 31 janvier 2017, le tribunal administratif d'Orléans a, à la demande de la société Ferme Eolienne du Bois Bodin, annulé cet arrêté et enjoint au préfet de procéder à un nouvel examen de la demande qui lui avait été présentée par la société pétitionnaire. L'appel formé contre ce jugement par le ministre de la transition écologique et solidaire a été rejeté par un arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes du 24 septembre 2018. Par un arrêté du 6 janvier 2020, la préfète d'Indre-et-Loire a accordé l'autorisation d'exploiter sollicitée. Par deux pourvois, qu'il y a lieu de joindre pour statuer par une seule décision, la ministre de la transition écologique et la société Ferme éolienne du Bois Bodin demandent au Conseil d'Etat d'annuler l'arrêt du 6 juillet 2021 par lequel la cour administrative d'appel de Nantes a annulé, à la demande de la commune de La Chapelle-Blanche-Saint-Martin et autres, l'arrêté préfectoral du 6 janvier 2020.

2. En premier lieu, la cour administrative d'appel a annulé cet arrêté en jugeant que l'atteinte que le parc projeté ferait peser sur la conservation de la population de cigognes noires nichant à proximité immédiate du site d'implantation des éoliennes constituait un grave danger pour l'environnement qui ne pouvait être prévenu par les mesures prévues par l'arrêté du 6 janvier 2020 ou par d'éventuelles autres prescriptions complémentaires. Les requérants soutiennent qu'elle a, ce faisant, méconnu l'autorité de la chose jugée qui s'attache à son précédent arrêt du 24 septembre 2018, devenu définitif, par lequel, pour confirmer l'annulation par le jugement du tribunal administratif d'Orléans en date du 31 janvier 2017 du refus initial du préfet d'Indre-et-Loire d'accorder l'autorisation sollicitée, elle avait estimé que les atteintes à l'avifaune alléguées par le préfet pour refuser cette autorisation ne pouvaient être regardées comme établies, dès lors que la présence éventuelle d'un couple de cigognes noires n'apparaissait pas être de nature à entraîner un risque de collision autre que faible avec les pales des éoliennes.

3. Toutefois, d'une part, la cour administrative d'appel a, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, estimé que de nouvelles circonstances de fait établissaient que le projet était désormais de nature à présenter des risques significatifs pour les cigognes noires, en relevant qu'il ressortait des écritures des associations requérantes soumises au contradictoire, qui faisaient état de façon précise de rapports d'observations effectuées au mois de juin 2020 sur le site d'implantation du parc, que la présence de plusieurs individus de cigognes noires était avérée à l'aplomb du site d'implantation du projet éolien ou à proximité directe de ce site. La cour pouvait, sans entacher son arrêt d'irrégularité, porter une telle appréciation sans qu'il soit nécessaire que les rapports en cause soient produits. D'autre part, et par suite, la cour a pu, sans méconnaitre l'autorité de la chose jugée par son précédent arrêt, tenir compte de ces éléments de fait nouveaux pour estimer que la fréquentation du site d'implantation du projet par la cigogne noire ne pouvait plus être considérée comme seulement éventuelle, mais comme réelle, actuelle et régulière et, par conséquent, juger que le risque d'atteinte causée par le projet à une espèce protégée en danger d'extinction était dorénavant avéré.

4. En deuxième lieu, d'une part, aux termes de l'article L. 411-1 du code de l'environnement : " I. - Lorsqu'un intérêt scientifique particulier, le rôle essentiel dans l'écosystème ou les nécessités de la préservation du patrimoine naturel justifient la conservation de sites d'intérêt géologique, d'habitats naturels, d'espèces animales non domestiques ou végétales non cultivées et de leurs habitats, sont interdits : / 1° La destruction ou l'enlèvement des oeufs ou des nids, la mutilation, la destruction, la capture ou l'enlèvement, la perturbation intentionnelle (...) d'animaux de ces espèces (...). " Aux termes de l'article L. 411-2 du même code : " I. - Un décret en Conseil d'État détermine les conditions dans lesquelles sont fixées : / (...) / 4° La délivrance de dérogations aux interdictions mentionnées aux 1°, 2° et 3° de l'article L. 411-1, à condition qu'il n'existe pas d'autre solution satisfaisante, pouvant être évaluée par une tierce expertise menée, à la demande de l'autorité compétente, par un organisme extérieur choisi en accord avec elle, aux frais du pétitionnaire, et que la dérogation ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle : / (...) / c) Dans l'intérêt de la santé et de la sécurité publiques ou pour d'autres raisons impératives d'intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et pour des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l'environnement ". D'autre part, aux termes de l'article L. 181-1 du code de l'environnement, créé par l'ordonnance du 26 janvier 2017 relative à l'autorisation environnementale : " L'autorisation environnementale, dont le régime est organisé par les dispositions du présent livre ainsi que par les autres dispositions législatives dans les conditions fixées par le présent titre, est applicable aux activités, installations, ouvrages et travaux suivants, lorsqu'ils ne présentent pas un caractère temporaire : / (...) / 2° Installations classées pour la protection de l'environnement mentionnées à l'article L. 512-1. / (...). " En vertu du I de l'article L. 181-2 du même code, créé par la même ordonnance, " l'autorisation environnementale tient lieu, y compris pour l'application des autres législations, des autorisations, enregistrements, déclarations, absences d'opposition, approbations et agréments suivants, lorsque le projet d'activités, installations, ouvrages et travaux relevant de l'article L. 181-1 y est soumis ou les nécessite : / (...) / 5° Dérogation aux interdictions édictées pour la conservation de sites d'intérêt géologique, d'habitats naturels, d'espèces animales non domestiques ou végétales non cultivées et de leurs habitats en application du 4° de l'article L. 411-2 ; / (...) ". Selon l'article L. 181-3 du même code : " (...) / II. - L'autorisation environnementale ne peut être accordée que si les mesures qu'elle comporte assurent également : / (...) 4° Le respect des conditions, fixées au 4° de l'article L. 411-2, de délivrance de la dérogation aux interdictions édictées pour la conservation de sites d'intérêt géologique, d'habitats naturels, des espèces animales non domestiques ou végétales non cultivées et de leurs habitats, lorsque l'autorisation environnementale tient lieu de cette dérogation ; / (...) ".

5. Il résulte des énonciations de l'arrêt attaqué qu'après avoir estimé que le risque de destruction intentionnelle, par les éoliennes du projet, de spécimens appartenant à l'espèce animale protégée de la cigogne noire était avéré, la cour administrative d'appel s'est fondée aussi bien sur les propres données fournies par le fabriquant du système de détection, dont la mise en place est prévue par l'arrêté litigieux au titre des mesures d'évitement et de réduction des impacts du projet sur l'avifaune, que sur une étude indépendante portant sur ce dispositif, versée au dossier par les associations requérantes, dont il résulte que ce système ne permet pas de détecter 100 % des oiseaux autour de la turbine des éoliennes et donc d'éviter une collision par arrêt de la turbine en temps utile. Après avoir relevé que l'espèce nicheuse de la cigogne noire court un risque majeur d'extinction en France en raison de ses très faibles effectifs, la cour administrative d'appel a pu ainsi estimer, sans entacher son arrêt d'erreur de qualification juridique, que l'atteinte que le parc projeté fera peser sur la conservation de cette espèce à proximité immédiate du site d'implantation des éoliennes constitue un grave danger ou inconvénient pour l'environnement, qui ne pourra pas être prévenu par les mesures spécifiées dans l'arrêté attaqué ou par d'éventuelles autres prescriptions complémentaires et, par conséquent, que la société pétitionnaire aurait dû solliciter une dérogation à l'interdiction de destruction d'espèces animales non domestiques et de leurs habitats, prévue à l'article L. 411-2 du code de l'environnement.

6. Il ressort néanmoins des motifs de l'arrêt attaqué que la cour administrative d'appel a annulé l'autorisation délivrée par le préfet en raison de l'atteinte que le parc projeté est susceptible de porter à l'espèce protégée menacée d'extinction de la cigogne noire, et non parce que cet arrêté ne comportait pas la dérogation prévue par l'article L. 411-2 du code de l'environnement. La ministre de la transition écologique n'est, dès lors, pas fondée à soutenir que la cour aurait commis une erreur de droit en annulant l'autorisation environnementale attaquée dans son ensemble au seul motif que celle-ci ne comporte pas cette dérogation.

7. Enfin, aux termes de l'article L. 181-18 du code de l'environnement : " I. - Le juge administratif qui, saisi de conclusions dirigées contre une autorisation environnementale, estime, après avoir constaté que les autres moyens ne sont pas fondés : / 1° Qu'un vice n'affecte qu'une phase de l'instruction de la demande d'autorisation environnementale, ou une partie de cette autorisation, peut limiter à cette phase ou à cette partie la portée de l'annulation qu'il prononce et demander à l'autorité administrative compétente de reprendre l'instruction à la phase ou sur la partie qui a été entachée d'irrégularité ; / 2° Qu'un vice entraînant l'illégalité de cet acte est susceptible d'être régularisé par une autorisation modificative peut, après avoir invité les parties à présenter leurs observations, surseoir à statuer jusqu'à l'expiration du délai qu'il fixe pour cette régularisation. Si une telle autorisation modificative est notifiée dans ce délai au juge, celui-ci statue après avoir invité les parties à présenter leurs observations. / II. - En cas d'annulation ou de sursis à statuer affectant une partie seulement de l'autorisation environnementale, le juge détermine s'il y a lieu de suspendre l'exécution des parties de l'autorisation non viciées. ".

8. Alors que l'autre vice affectant l'autorisation environnementale délivrée par l'arrêté du 6 janvier 2020 qu'a relevé la cour administrative d'appel, portant sur l'insuffisance du montant des garanties financières pour le démantèlement et la remise en état du site, était susceptible d'être régularisé par une autorisation modificative, la cour a pu, sans entacher son arrêt d'erreur de droit, juger que le vice tiré de l'atteinte que le parc en projet ferait peser sur la conservation de la population de cigognes noires nicheuses à proximité immédiate du site d'implantation des éoliennes était, pour sa part, insusceptible d'être régularisé, dès lors qu'il était lié à l'emplacement choisi par la société pétitionnaire.

9. Il résulte de ce qui précède que la ministre de la transition écologique et la société Ferme éolienne du Bois Bodin ne sont pas fondées à demander l'annulation de l'arrêt qu'elles attaquent.

10. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise, à ce titre, à la charge de la commune de La Chapelle-Blanche-Saint-Martin et autres qui ne sont pas, dans la présente instance, les parties perdantes. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat et de la société Ferme éolienne du Bois Bodin la somme de 1 500 euros chacun à verser à la commune de La Chapelle-Blanche-Saint-Martin et autres au titre de ces mêmes dispositions.



D E C I D E :
--------------

Article 1er : Les pourvois de la ministre de la transition écologique et de la société Ferme éolienne du Bois Bodin sont rejetés.
Article 2 : L'Etat et la société Ferme éolienne du Bois Bodin verseront une somme de 1 500 euros chacun à la commune de La Chapelle-Blanche-Saint-Martin et autres au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, à la société Ferme éolienne du Bois Bodin et à la commune de La Chapelle-Blanche-Saint-Martin, première dénommée pour l'ensemble des défendeurs.

Délibéré à l'issue de la séance du 1er décembre 2022 où siégeaient : Mme Isabelle de Silva, présidente de chambre, présidant ; Mme Suzanne von Coester, conseillère d'Etat et M. Bruno Bachini, conseiller d'Etat-rapporteur.

Rendu le 27 décembre 2022.

La présidente :
Signé : Mme Isabelle de Silva


Le rapporteur :
Signé : M. Bruno Bachini

La secrétaire :
Signé : Mme Valérie Peyrisse