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Ariane Web: Conseil d'État 473666, lecture du 17 mai 2023, ECLI:FR:CEORD:2023:473666.20230517

Décision n° 473666
17 mai 2023
Conseil d'État

N° 473666
ECLI:FR:CEORD:2023:473666.20230517
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
M. Damien Botteghi, président
M. D Botteghi, rapporteur
SCP GADIOU, CHEVALLIER, avocats


Lecture du mercredi 17 mai 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu la procédure suivante :
Mme A... B..., veuve C..., a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Lille, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'enjoindre à l'administration, d'une part, de prendre toutes mesures utiles afin de permettre l'exportation des gamètes de M. D... C... vers un établissement de santé étranger valablement autorisé à pratiquer les procréations médicalement assistées post-mortem et qui sera indiqué par elle et, d'autre part, de procéder à cette exportation dans le délai d'un mois à compter de la notification de l'ordonnance à intervenir. Par une ordonnance n° 2303073 du 13 avril 2023, le juge des référés du tribunal administratif de Lille a rejeté sa demande.

Par une requête, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés le 27 avril 2023 ainsi que les 9 et 10 mai 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme B... demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'annuler l'ordonnance du 13 avril 2023 du juge des référés du tribunal administratif de Lille ;

2°) d'enjoindre à l'administration de prendre toutes mesures utiles afin de permettre l'exportation des gamètes de M. C... vers un établissement de santé étranger, qu'elle indiquera, valablement autorisé à pratiquer les procréations médicalement assistées post-mortem ;

3°) d'enjoindre à l'administration de procéder à cette exportation dans un délai de quinze jours à compter de la notification de l'ordonnance à intervenir.



Elle soutient que :
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que la destruction des gamètes de M. C..., son époux décédé, conservées au centre hospitalier régional universitaire de Lille, est imminente et que les procédures d'insémination post-mortem à l'étranger sont limitées dans le temps, en fonction de la date de décès du partenaire ;
- l'article L. 2141-2 du code de la santé publique, qui interdit d'utiliser les gamètes d'une personne après son décès pour que le conjoint survivant procède à une insémination artificielle, méconnaît les garanties prévues à l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, d'autant plus que désormais les femmes célibataires peuvent avoir recours à une telle insémination avec tiers donneur ; - une exportation à l'étranger des gamètes de M. C... malgré le décès de ce dernier ne porterait pas d'atteinte à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ni à la protection des droits et libertés d'autrui, conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme ;
- il a été, dans le cas particulier de l'intéressé, porté une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- ils avaient avec son époux décédé un projet parental clairement exprimé, auquel il avait consenti, notamment par écrit.
Par un mémoire en défense, enregistré le 5 mai 2023, l'Agence de la biomédecine conclut au rejet de la requête. Elle soutient qu'il n'est pas porté d'atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

Par un mémoire en défense, enregistré le 9 mai 2023, le centre hospitalier universitaire de Lille conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite et qu'il n'est porté d'atteinte grave et manifestement illégale à aucune liberté fondamentale.

Par des observations, enregistrées le 9 mai 2023, le ministre de la santé et de la prévention conclut au rejet de la requête.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de la santé publique ;
- la loi n° 2021-1017 du 2 août 2021 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, Mme B... et, d'autre part, le centre hospitalier régional universitaire de Lille et l'Agence de la biomédecine ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 11 mai 2023, à 17 heures 30 :

- Me Chevallier, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de Mme B... ;

- le représentant de Mme B... ;

- Mme B... ;

- Me Piwnica, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de l'Agence de la biomédecine ;

- la représentante de l'Agence de la biomédecine ;

- les représentants du ministre de la santé et de la prévention ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction.



Considérant ce qui suit :

1. M. D... C..., né le 27 novembre 1993, et Mme B..., née le 8 janvier 1995, vivant en couple depuis leur adolescence, se sont mariés le 18 juin 2022. Atteint d'un carcinome épidermoïde de langue (un cancer de la langue) et en prévision d'un traitement par chimiothérapie, M. C... avait, avant son décès intervenu le 28 juin 2022, procédé au dépôt de ses gamètes au sein du centre d'étude et de conservation des oeufs et du sperme (CECOS) de l'institut de biologie de la reproduction du centre hospitalier universitaire (CHU) de Lille. Mme B... a sollicité, après le décès de son époux, le transfert de ses gamètes vers un établissement de santé étranger. Cette demande a été rejetée. Mme B... a alors saisi le juge des référés du tribunal administratif de Lille, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'une demande d'injonction à l'administration de prendre toutes mesures utiles afin de permettre leur exportation. Elle relève appel de l'ordonnance ayant rejeté sa demande.
Sur l'office du juge des référés :

2. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (...) ".

3. Eu égard à son office, qui consiste à assurer la sauvegarde des libertés fondamentales, il appartient au juge des référés, saisi sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, de prendre, en cas d'urgence, toutes les mesures qui sont de nature à remédier aux effets résultant d'une atteinte grave et manifestement illégale portée, par une autorité administrative, à une liberté fondamentale, y compris lorsque cette atteinte résulte de l'application de dispositions législatives qui sont manifestement incompatibles avec les engagements européens ou internationaux de la France, ou dont la mise en oeuvre entraînerait des conséquences manifestement contraires aux exigences nées de ces engagements.

Sur le cadre juridique applicable :

4. Aux termes de l'article L. 2141-2 du code de la santé publique : " L'assistance médicale à la procréation est destinée à répondre à un projet parental. Tout couple formé d'un homme et d'une femme ou de deux femmes ou toute femme non mariée ont accès à l'assistance médicale à la procréation après les entretiens particuliers des demandeurs avec les membres de l'équipe médicale clinicobiologique pluridisciplinaire effectués selon les modalités prévues à l'article L. 2141-10. / Cet accès ne peut faire l'objet d'aucune différence de traitement, notamment au regard du statut matrimonial ou de l'orientation sexuelle des demandeurs. / Les deux membres du couple ou la femme non mariée doivent consentir préalablement à l'insémination artificielle ou au transfert des embryons. / Lorsqu'il s'agit d'un couple, font obstacle à l'insémination ou au transfert des embryons : 1° Le décès d'un des membres du couple ; (...) ". Le I de l'article L. 2141-11 de ce même code dispose que : " Toute personne dont la prise en charge médicale est susceptible d'altérer la fertilité ou dont la fertilité risque d'être prématurément altérée peut bénéficier du recueil ou du prélèvement et de la conservation de ses gamètes ou de ses tissus germinaux en vue de la réalisation ultérieure, à son bénéfice, d'une assistance médicale à la procréation, en vue de la préservation ou de la restauration de sa fertilité ou en vue du rétablissement d'une fonction hormonale. Le recueil, le prélèvement et la conservation mentionnés au premier alinéa sont subordonnés au consentement de l'intéressé (...). " L'article R. 2141-17 du même code dispose par ailleurs que : " I. - La personne dont les gamètes ont été recueillis ou prélevés et conservés dans le cadre d'une assistance médicale à la procréation pour un projet parental en application de l'article L. 2141-1 est consultée chaque année civile par écrit sur le point de savoir si elle souhaite maintenir cette modalité de conservation. Si elle ne souhaite plus la maintenir, ou si elle ne remplit plus les conditions d'âge fixées par le décret prévu à l'article L. 2141-2, elle peut consentir en application de l'article L. 1211-2 : 1° A ce que ses gamètes fassent l'objet d'un don en application du chapitre IV du titre IV du livre II de la première partie du présent code ; 2° A ce que ses gamètes fassent l'objet d'une recherche dans les conditions des articles L. 1243-3 et L. 1243-4 ; 3° A ce qu'il soit mis fin à la conservation de ses gamètes. / (...) / III.- Il est mis fin à la conservation des gamètes : (...) 2° En cas de décès de la personne, si elle n'a pas exprimé, avant son décès, le consentement prévu aux 1° ou 2° du I ".

5. En outre, l'article L. 2141-11-1 du même code dispose que : " L'importation et l'exportation de gamètes ou de tissus germinaux issus du corps humain sont soumises à une autorisation délivrée par l'Agence de la biomédecine. Elles sont exclusivement destinées à permettre la poursuite d'un projet parental par la voie d'une assistance médicale à la procréation ou la restauration de la fertilité ou d'une fonction hormonale du demandeur, à l'exclusion de toute finalité commerciale. (...). / Seul un établissement, un organisme, un groupement de coopération sanitaire ou un laboratoire titulaire de l'autorisation prévue à l'article L. 2142-1 pour exercer une activité biologique d'assistance médicale à la procréation peut obtenir l'autorisation prévue au présent article. / Seuls les gamètes et les tissus germinaux recueillis et destinés à être utilisés conformément aux normes de qualité et de sécurité en vigueur, ainsi qu'aux principes mentionnés aux articles L. 1244-3, L. 1244-4, L. 2141-2, L. 2141-3, L. 2141-11 et L. 2141-12 du présent code et aux articles 16 à 16-8 du code civil, peuvent faire l'objet d'une autorisation d'importation ou d'exportation. / Toute violation des prescriptions fixées par l'autorisation d'importation ou d'exportation de gamètes ou de tissus germinaux entraîne la suspension ou le retrait de cette autorisation par l'Agence de la biomédecine. "
6. Il résulte de ces dispositions qu'en principe la conservation de gamètes ne peut être autorisée en France qu'en vue de la réalisation d'une assistance médicale à la procréation entrant dans les prévisions légales du code de la santé publique et que l'exportation de gamètes déposées en France, qui est soumise à une autorisation de l'Agence de la biomédecine, est interdite si elles sont destinées à être utilisées, à l'étranger, à des fins qui sont prohibées sur le territoire national. Est notamment interdite en France l'insémination artificielle en cas de décès du conjoint ayant procédé à la conservation de ses gamètes en vue d'une procréation artificielle, à la suite de son décès, par le membre du couple survivant.

Sur la compatibilité à la convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales des dispositions législatives applicables :

7. D'une part, le législateur, s'il a ouvert, en modifiant l'article L. 2141-2 du code de la santé publique par la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique, la possibilité pour une femme non mariée d'accéder à l'assistance médicale à la procréation, a maintenu l'interdiction, lorsque le couple est formé d'un homme et d'une femme, de réaliser une insémination artificielle en cas de décès du conjoint ayant procédé, avant son décès, à la conservation de ses gamètes en vue d'une procréation artificielle par sa conjointe à la suite de son décès. Cette appréciation relève de la marge d'appréciation dont chaque Etat dispose pour l'application de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Par suite, contrairement à ce qu'il est soutenu, l'interdiction d'une insémination artificielle à la suite du décès du conjoint ne porte pas, par elle-même, une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale, tel qu'il est garanti par les stipulations de l'article 8 de cette convention.

8. D'autre part, les dispositions de l'article L. 2141-11-1 du code de la santé publique, qui interdisent l'exportation de gamètes conservées en France si elles sont destinées à être utilisées, à l'étranger, à des fins qui sont prohibées sur le territoire national, visent à faire obstacle à tout contournement des dispositions de l'article L. 2141-2 du même code. Elles ne méconnaissent pas davantage, par elles-mêmes, les exigences nées de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Sur l'appréciation de l'atteinte portée en l'espèce au droit de Mme B... au respect de sa vie privée et familiale :

9. La compatibilité de la loi avec les stipulations de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne fait pas obstacle à ce que, dans certaines circonstances particulières, l'application de dispositions législatives puisse constituer une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par cette convention. Il appartient par conséquent au juge d'apprécier concrètement si, au regard des finalités des dispositions législatives en cause, l'atteinte aux droits et libertés protégés par la convention qui résulte de la mise en oeuvre de dispositions, par elles-mêmes compatibles avec celle-ci, n'est pas excessive.

10. Il résulte de l'instruction, notamment des éléments recueillis à l'audience, que la demande de Mme B... résulte d'un projet parental construit et réfléchi, soutenu par la famille de Mme B... comme de M. C... et souhaité par l'époux décédé, qui y avait consenti de son vivant. Il n'est toutefois pas contesté que la demande d'exportation des gamètes vers un Etat étranger n'est fondée que sur la possibilité légale de faire procéder dans un Etat étranger à une insémination artificielle post-mortem, Mme B..., de nationalité française, ne faisant pas état de lien particulier avec un quelconque Etat étranger. Une telle demande ne peut donc qu'être regardée comme tendant à faire obstacle à l'application des dispositions de la loi française. Dès lors, en l'absence de circonstances particulières, la décision contestée ne porte pas en l'espèce, au regard de la situation de Mme B... et des finalités poursuivies par le législateur, une atteinte excessive aux stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

11. Il résulte de tout ce qui précède que Mme B... n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par l'ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Marseille a rejeté sa demande. Sa requête ne peut dès lors qu'être rejetée.



O R D O N N E :
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Article 1er : La requête de Mme B... est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à Mme A... B..., au centre hospitalier régional universitaire de Lille et à l'Agence de la biomédecine.
Copie en sera adressée au ministre de la santé et de la prévention.
Fait à Paris, le 17 mai 2023
Signé : Damien Botteghi