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Ariane Web: Conseil d'État 475257, lecture du 28 juin 2023, ECLI:FR:CEORD:2023:475257.20230628

Décision n° 475257
28 juin 2023
Conseil d'État

N° 475257
ECLI:FR:CEORD:2023:475257.20230628
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
M. Damien Botteghi, président
M. D Botteghi, rapporteur


Lecture du mercredi 28 juin 2023
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :
Mme C... B... a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'une part, de suspendre l'exécution de la décision par laquelle le ministre de l'Europe et des affaires étrangères a refusé de délivrer, à titre provisoire, tout document de voyage permettant à sa fille, A... B..., d'entrer sur le territoire français en sa compagnie et, d'autre part, d'enjoindre à cette même autorité ou au consul de France au Mexique de délivrer, à titre provisoire, tout document de voyage permettant à sa fille d'entrer sur le territoire français en sa compagnie, dans un délai de vingt-quatre heures à compter de la notification de l'ordonnance à intervenir. Par une ordonnance n° 2314159 du 17 juin 2023, la juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.

Par une requête et un nouveau mémoire, enregistrés les 21 et 22 juin 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme B... demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'annuler l'ordonnance du 17 juin 2023 de la juge des référés du tribunal administratif de Paris ;

2°) de suspendre l'exécution de la décision par laquelle le ministre de l'Europe et des affaires étrangères a refusé de délivrer, à titre provisoire, tout document de voyage permettant à sa fille, A... B..., d'entrer sur le territoire français en sa compagnie ;

3°) d'enjoindre au ministre de l'Europe et des affaires étrangères ou au consul de France au Mexique de délivrer, à titre provisoire, tout document de voyage permettant à sa fille, A... B..., d'entrer sur le territoire français en sa compagnie dans un délai de vingt-quatre heures à compter de la notification de la présente ordonnance ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Elle soutient que :
- l'ordonnance du 17 juin 2023 est irrégulière en ce qu'elle n'a pas bénéficié de suffisamment de temps pour répliquer aux écritures du ministre de l'Europe et des affaires étrangères déposées quelques minutes avant l'audience, en méconnaissance du principe du contradictoire ;
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que son visa au Mexique a pris fin le 4 juin 2023 et qu'elle risque de se faire expulser du Mexique sans sa fille, dépourvue de papiers, âgée de quatre mois, seule sur ce territoire ;
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à l'intérêt supérieur de l'enfant et au droit au respect de la vie privée et familiale ;
- la circonstance que la conception de sa fille aurait pour origine un contrat entaché de nullité au regard de l'ordre public français et que la nationalité de sa fille soit incertaine est sans incidence sur l'obligation faite à l'administration d'accorder une attention primordiale à l'intérêt supérieur des enfants dans toutes les décisions les concernant ;
- elle risque d'être expulsée et séparée de sa fille avec laquelle le lien de filiation a été établi au Mexique alors qu'elle en assume seule la charge ;
- la décision contestée l'interdit de retourner en France avec sa fille alors qu'elle y réside et travaille.
Par un mémoire en défense, enregistré le 22 juin 2023, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères conclut au rejet de la requête. Il soutient que la demande est encore en cours d'instruction, que l'urgence n'est pas établie et qu'aucune atteinte n'a été portée à une liberté fondamentale.


Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention internationale des droits de l'enfant ;
- le décret n° 2004-1543 du 30 décembre 2004 ;
- le code civil ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, Mme B..., et d'autre part, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 23 juin 2023, à 14 heures :

- Me Stoclet, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de Mme B... ;

- la représentante de Mme B... ;

- la représentante du ministre de l'Europe et des affaires étrangères ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction ;



Considérant ce qui suit :

1. Mme B... relève appel de l'ordonnance du 17 juin 2023 par laquelle la juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à la suspension de la décision par laquelle le ministre de l'Europe et des affaires étrangères a refusé de délivrer, à titre provisoire, tout document de voyage permettant à sa fille A... B... d'entrer sur le territoire français en sa compagnie.
2. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (...) ".

3. Il résulte de l'instruction que A... B... est née le 26 février 2023 dans la ville de Mexico au Mexique dans le cadre d'une convention de gestation pour autrui. Mme B..., ressortissante française, munie d'un acte de naissance établi le 15 mars 2023 par le service d'état civil de la ville de Mexico, apostillé et traduit en français, sur lequel elle est seule inscrite en qualité de mère de l'enfant, a sollicité le 29 mai 2023 des services de l'ambassade de France en Mexique la délivrance d'un laissez-passer consulaire au nom de l'enfant, qui n'a pas été délivré à la date de la présente ordonnance.

4. Le ministre soutient que la demande de Mme B... est encore en cours d'instruction, aucune décision n'ayant été prise à son égard. Il résulte cependant tant des échanges écrits produits dans la présente instance entre la requérante et les services de l'ambassade de France au Mexique que de la teneur de la défense du ministre que le ministère considère de manière générale que seule la mère ayant accouché pouvant prétendre à établir une filiation maternelle, les enfants issus d'une convention de gestation pour autrui, notamment dans l'hypothèse où la filiation n'est déclarée que par une seule personne, ne sont pas réputés français, de sorte que la délivrance du laissez-passer consulaire ne leur est en principe pas ouvert. Dans ces conditions, la présente requête n'est pas prématurée, la décision de refus d'accorder à Mme B... le laissez-passer qu'elle sollicite devant être regardée comme constituée.

5. Il résulte de l'instruction que le visa de Mme B... ayant expiré le 4 juin 2023, soit trois mois après son entrée sur le territoire mexicain pour la naissance de A..., elle se trouve depuis lors en situation irrégulière. Le ministre ne peut sérieusement invoquer, pour dénier à cette situation un caractère d'urgence, la possibilité qui lui serait ouverte par la loi mexicaine de demander une résidence permanente ou une régularisation par unification familiale, qui est sans influence sur le droit de Mme B... de pouvoir rejoindre la France, pays dont elle a la nationalité et où elle réside et travaille. Par ailleurs, la délivrance à A... du passeport mexicain sollicité, lequel n'a d'effet que sur l'établissement de la nationalité mexicaine de l'enfant, n'a, contrairement à ce que soutient le ministre, pas davantage d'influence sur le droit de la requérante à solliciter un titre pour rentrer en France avec sa fille dans les plus brefs délais. Ainsi, dès lors que si Mme B... devait, comme elle y est à ce jour légalement tenue, quitter le Mexique sans la jeune A..., cette dernière, qui est âgé de quatre mois, resterait seule sans aucun proche pour la prendre en charge, c'est à tort que la juge des référés du tribunal administratif de Paris a estimé que la condition d'urgence requise par l'article L. 521-2 du code de justice administrative n'était pas remplie en l'espèce.

6. Selon l'article 47 du code civil : " Tout acte de l'état civil des Français et des étrangers fait en pays étranger et rédigé dans les formes usitées dans ce pays fait foi, sauf si d'autres actes ou pièces détenus, des données extérieures ou des éléments tirés de l'acte lui-même établissent, le cas échéant après toutes vérifications utiles, que cet acte est irrégulier, falsifié ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité. Celle-ci est appréciée au regard de la loi française. "

7. En l'état du dossier soumis au juge des référés et compte tenu des effets attachés par l'article 47 du code civil à un acte d'état civil étranger, il y a lieu de tenir pour établi que la jeune A... est la fille de Mme B... en vertu de l'acte d'état civil établi le 15 mars 2023, dont le ministre ne soutient pas qu'il serait irrégulier et dont il ne conteste ni l'authenticité ni la portée. Si ce dernier estime, ainsi qu'il a été dit au point 4, que les faits ne correspondent pas à la réalité, la mère déclarée n'étant pas celle qui a accouché, la circonstance que la conception de l'enfant ait pour origine un contrat de gestion pour autrui, entaché de nullité au regard de l'ordre public français, est toutefois sans incidence sur l'obligation, faite à l'administration par les stipulations de l'article 3-1 de la convention internationale des droits de l'enfant, d'accorder une attention primordiale à l'intérêt supérieur de l'enfant dans toutes les décisions les concernant. Dans les circonstances de l'espèce, la prise en compte de l'intérêt supérieur de l'enfant A... implique que, quelle que soit la position qui sera retenue sur sa nationalité, l'autorité administrative lui délivre, à titre provisoire, tout document de voyage lui permettant d'entrer sur le territoire national afin de ne pas être séparée de Mme B... qui en assume seule la charge.

8. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de statuer sur la régularité du jugement, que Mme B... est fondée à soutenir que c'est à tort que, par l'ordonnance qu'elle attaque, la juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande présentée sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative.

9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, d'enjoindre au ministre de l'Europe et des affaires étrangères de délivrer à A... B..., à titre provisoire, tout document de voyage lui permettant d'entrer sur le territoire national en compagnie de Mme C... B..., dans un délai de sept jours à compter de la notification de la présente ordonnance.

10. Il y a lieu de mettre à la charge du ministre de l'Europe et des affaires étrangères la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



O R D O N N E :
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Article 1er : L'ordonnance du 17 juin 2023 de la juge des référés du tribunal administratif de Paris est annulée.
Article 2 : Il est enjoint au ministre de l'Europe et des affaires étrangères de délivrer, à titre provisoire, à A... B... tout document de voyage lui permettant d'entrer sur le territoire national en compagnie de Mme C... B..., dans un délai de sept jours à compter de la notification de la présente ordonnance.
Article 3 : L'Etat versera à Mme C... B... la somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La décision sera notifiée à Mme C... B... et au ministre de l'Europe et des affaires étrangères.
Fait à Paris, le 28 juin 2023
Signé : Damien Botteghi