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Ariane Web: Conseil d'État 498338, lecture du 27 novembre 2024, ECLI:FR:CEORD:2024:498338.20241127

Décision n° 498338
27 novembre 2024
Conseil d'État

N° 498338
ECLI:FR:CEORD:2024:498338.20241127
Inédit au recueil Lebon
Juge des référés
M. Nicolas Polge, président
M. N Polge, rapporteur
HUG & ABOUKHATER, avocats


Lecture du mercredi 27 novembre 2024
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS




Vu la procédure suivante :
Mme A... B... a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'enjoindre au préfet de la région d'Ile-de-France de lui proposer une solution d'hébergement pour elle-même et ses deux enfants dans un délai de vingt-quatre heures à compter de la notification de l'ordonnance à intervenir, sous astreinte de cent euros par jour de retard. Par une ordonnance n° 2425169 du 24 septembre 2024, la juge des référés du tribunal administratif de Paris a enjoint au préfet de la région d'Ile-de-France, préfet de Paris, de proposer à Mme B... et ses enfants un hébergement d'urgence pouvant les accueillir et d'assurer leur accompagnement social dans un délai de quarante-huit heures à compter de la notification de l'ordonnance.

Par une requête et un nouveau mémoire, enregistrés les 9 et 16 octobre 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement (DIHAL) demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'annuler l'ordonnance du 24 septembre 2024 de la juge des référés du tribunal administratif de Paris ;

2°) de rejeter la demande présentée par Mme B....



Elle soutient qu'il n'est pas porté une atteinte grave et manifestement illégale au droit à l'hébergement d'urgence de Mme B..., dès lors, d'une part, qu'en dépit des diligences accomplies, le parc d'hébergement reste dans une situation d'extrême tension dans la région Ile-de-France, particulièrement dans le département de Seine-Saint-Denis, et que, d'autre part, Mme B... et ses enfants qui bénéficient de moyens de subsistance et ne se trouvent pas dans la situation de vulnérabilité et de détresse médicale invoquées, ne sont pas dans une situation de détresse au sens de l'article L. 345-2-2 du code de l'action sociale et des familles.
Par un mémoire en défense et un nouveau mémoire, enregistrés les 15 et 16 octobre 2024, Mme B... conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Elle soutient que la condition d'urgence est satisfaite et qu'il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à son droit à l'hébergement d'urgence.



Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, la délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement et, d'autre part, Mme B... ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 16 octobre 2024, à 11 heures :

- les représentantes de la délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement ;

- la représentante de Mme B... ;

- Mme B... ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a reporté la clôture de l'instruction au 16 octobre 2024 à 18 heures puis au 21 octobre 2024 à 12 heures ;


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code l'action sociale et des familles ;
- le code de justice administrative ;



Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (...) ".

2. L'article L. 345-2 du code de l'action sociale et des familles prévoit que, dans chaque département, est mis en place, sous l'autorité du préfet, " un dispositif de veille sociale chargé d'accueillir les personnes sans abri ou en détresse ". Ce dispositif de veille sociale est, en Ile-de-France, en vertu de l'article L. 345-2-1, mis en place à la demande et sous l'autorité du représentant de l'Etat dans la région sous la forme d'un dispositif unique. Aux termes de l'article L. 345-2-2 : " Toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d'hébergement d'urgence. / Cet hébergement d'urgence doit lui permettre, dans des conditions d'accueil conformes à la dignité de la personne humaine et garantissant la sécurité des biens et des personnes, de bénéficier de prestations assurant le gîte, le couvert et l'hygiène, une première évaluation médicale, psychique et sociale, réalisée au sein de la structure d'hébergement ou, par convention, par des professionnels ou des organismes extérieurs et d'être orientée vers tout professionnel ou toute structure susceptibles de lui apporter l'aide justifiée par son état, notamment un centre d'hébergement et de réinsertion sociale, un hébergement de stabilisation, une pension de famille, un logement-foyer, un établissement pour personnes âgées dépendantes, un lit halte soins santé ou un service hospitalier. / L'hébergement d'urgence prend en compte, de la manière la plus adaptée possible, les besoins de la personne accueillie (...) ". Aux termes de l'article L. 345-2-3 : " Toute personne accueillie dans une structure d'hébergement d'urgence doit pouvoir y bénéficier d'un accompagnement personnalisé et y demeurer, dès lors qu'elle le souhaite, jusqu'à ce qu'une orientation lui soit proposée. Cette orientation est effectuée vers une structure d'hébergement stable ou de soins, ou vers un logement, adaptés à sa situation. ". Aux termes de l'article L. 121-7 du même code : " Sont à la charge de l'Etat au titre de l'aide sociale : (...) / 8° Les mesures d'aide sociale en matière de logement, d'hébergement et de réinsertion, mentionnées aux articles L. 345-1 à L. 345-3 (...) ".

3. Il appartient aux autorités de l'Etat, sur le fondement des dispositions citées au point 2, de mettre en oeuvre le droit à l'hébergement d'urgence reconnu par la loi à toute personne sans abri qui se trouve en situation de détresse médicale, psychique ou sociale. Une carence caractérisée dans l'accomplissement de cette mission peut faire apparaître, pour l'application de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale lorsqu'elle entraîne des conséquences graves pour la personne intéressée. Il incombe au juge des référés d'apprécier dans chaque cas les diligences accomplies par l'administration en tenant compte des moyens dont elle dispose ainsi que de l'âge, de l'état de santé et de la situation de famille de la personne intéressée.

4. En l'espèce, il résulte de l'instruction que Mme A... B..., ressortissante de la République démocratique du Congo, titulaire d'une carte de résident en sa qualité de réfugiée, d'abord logée par sous-location d'une chambre privée qu'elle a dû quitter, puis ayant bénéficié d'un hébergement d'urgence de mars 2023 au 22 juillet 2024, s'est ensuite retrouvée sans abri, malgré des appels réguliers au 115, avec sa famille, composée de sa fille majeure et de ses deux enfants mineurs, âgés de trois ans et dix-huit mois, également reconnus réfugiés. Sur sa requête, la juge des référés du tribunal administratif de Paris a enjoint au préfet de la région Ile-de France, préfet de Paris, de lui proposer un hébergement d'urgence permettant de l'accueillir avec ses enfants et d'assurer leur accompagnement social, par l'ordonnance du 24 septembre 2024 en exécution de laquelle elle bénéficie à nouveau, depuis cette date, d'un hébergement d'urgence dans l'attente d'une orientation adaptée.

5. A l'appui de son appel contre cette ordonnance, et dans le dernier état de son argumentation, la délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement fait valoir, en premier lieu, l'importance, pour assurer le droit à l'hébergement d'urgence garanti par les dispositions citées au point 2, des moyens, d'ailleurs croissants, mis en oeuvre par l'Etat dans la région Ile-de-France, en particulier à Paris et dans le département de Seine-Saint-Denis, qui sont dotés des taux d'équipement en hébergement d'urgence les plus élevés de France, en deuxième lieu, la vulnérabilité particulière des demandeurs dans ce dernier département, caractérisée par une majoration notable de la proportion de familles avec enfants, de mères isolées et de mineurs, en troisième lieu, le niveau des ressources de Mme B..., du fait des prestations sociales en espèces dont elle devrait en partie conserver le bénéfice et des salaires, qui devraient en prendre pour partie le relais, attendus de son embauche à mi-temps le 11 septembre 2024 par une entreprise de services à la personne auprès de particuliers, et, en dernier lieu, les assurances données par les services du sous-préfet de Saint-Denis et du préfet de la région Ile-de-France pour accélérer, chacun pour ce qui concerne, d'une part, la délivrance à la fille majeure de Mme B... du titre de séjour auquel lui donne droit la reconnaissance de son statut de réfugiée, dont le retard a bloqué l'instruction des demandes de logement social de la famille, et d'autre part, l'instruction de sa demande de logement placée sur liste d'attente au titre du dispositif " Solibail ".

6. Il ne résulte toutefois de ces derniers éléments aucune perspective précise d'aboutissement de la demande de logement aidé de Mme B..., alors que n'est pas contestée en appel la difficulté d'accéder à un logement du marché locatif avec ses ressources, qui ne lui permettent d'assumer par ailleurs la charge que de quelques nuitées d'hôtel chaque mois. Il ressort en outre des explications apportées à l'audience sur les conditions matérielles d'exécution du contrat de travail de Mme B... que sa situation au regard de ce contrat reste particulièrement précaire, dans la mesure où la perte de tout hébergement en entraverait l'exécution. Enfin, eu égard au très jeune âge du dernier enfant de Mme B..., et à l'état de santé de son fils de trois ans, qui nécessite un suivi pédopsychiatrique et l'évaluation médicale, actuellement en cours, des troubles du spectre autistique suspectés ainsi qu'une assistance éducative particulière au quotidien, de même qu'à l'état de santé de la fille aînée de Mme B..., laquelle présente, selon les pièces médicales produites, des symptômes de stress post-traumatique compliqués d'une dépression, il apparaît que la famille de Mme B... compte au nombre des familles dépourvues de logement les plus vulnérables et que la priver d'hébergement d'urgence, au risque de conséquences graves, notamment en période hivernale, pour les enfants de Mme B..., constituerait, en dépit de l'ensemble des moyens mis en oeuvre par l'Etat pour assurer dans le département de Seine-Saint-Denis le droit à l'hébergement d'urgence des personnes en situation de détresse, une carence caractérisée dans l'accomplissement de cette mission, faisant apparaître une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

7. Il résulte de ce qui précède que la délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort, la juge des référés du tribunal administratif de Paris a enjoint au préfet de la région d'Ile-de-France, préfet de Paris, d'assurer à Mme B... et ses enfants un hébergement d'urgence.

8. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat, en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, le versement à Mme B... de la somme de 1 500 euros.


O R D O N N E :
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Article 1er : La requête de la délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement est rejetée.
Article 2 : l'Etat versera à Mme B... une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à la délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement et à Mme A... B....
Fait à Paris, le 27 novembre 2024
Signé : Nicolas Polge