Base de jurisprudence

Ariane Web: Conseil d'État 497891, lecture du 1 juillet 2025, ECLI:FR:CECHR:2025:497891.20250701

Décision n° 497891
1 juillet 2025
Conseil d'État

N° 497891
ECLI:FR:CECHR:2025:497891.20250701
Inédit au recueil Lebon
2ème - 7ème chambres réunies
M. Rémy Schwartz, président
Mme Liza Bellulo, rapporteure
Mme Dorothée Pradines, rapporteure publique
SCP SPINOSI;SCP SEVAUX, MATHONNET, avocats


Lecture du mardi 1 juillet 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu les procédures suivantes :

I. Sous le numéro 497891, par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 16 septembre et le 16 décembre 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Ligue des droits de l'Homme demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2024-811 du 8 juillet 2024 relatif au contrat d'engagement au respect des principes de la République, prévu par l'article L. 412-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative.


II. Sous le numéro 497931, par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 16 septembre et le 16 décembre 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s (GISTI), le Syndicat des avocats de France, l'Association pour le droit des étrangers (ADDE) et la Cimade demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2024-811 du 8 juillet 2024 relatif au contrat d'engagement au respect des principes de la République, prévu par l'article L. 412-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative.

....................................................................................


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, et notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code pénal ;
- la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024, notamment son article 46 ;
- le code de justice administrative ;




Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Liza Bellulo, maîtresse des requêtes,

- les conclusions de Mme Dorothée Pradines, rapporteure publique,

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Sevaux, Mathonnet, avocat du Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s et à la SCP Spinosi, avocat de la Ligue des droits de l'homme ;



Considérant ce qui suit :

1. Les requêtes formées, sous le n° 497891, par la Ligue des droits de l'homme et autres et, sous le numéro 497931, par l'association Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s (GISTI), le Syndicat des avocats de France, l'Association pour le droits des étrangers (ADDE) et la Cimade sont dirigées contre le même décret du 8 juillet 2024 pris pour l'application de l'article 46 de la loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une même décision.

Sur la légalité externe du décret attaqué :

2. Il ressort de la copie de la minute de la section de l'intérieur du Conseil d'Etat, telle qu'elle a été produite au dossier par le ministre d'Etat, ministre de l'intérieur, que le décret attaqué ne contient pas de disposition différant à la fois du projet initial du gouvernement et du texte adopté par la section de l'intérieur. Par suite, les associations requérantes ne sont pas fondées à soutenir que les règles gouvernant l'examen par le Conseil d'Etat des projets de décret auraient été méconnues.

Sur la légalité interne du décret attaqué :

3. Aux termes de l'article L. 412-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, issu de l'article 46 de la loi du 26 janvier 2024 relative au contrôle de l'immigration, à l'intégration : " L'étranger qui sollicite un document de séjour s'engage, par la souscription d'un contrat d'engagement au respect des principes de la République, à respecter la liberté personnelle, la liberté d'expression et de conscience, l'égalité entre les femmes et les hommes, la dignité de la personne humaine, la devise et les symboles de la République au sens de l'article 2 de la Constitution, l'intégrité territoriale, définie par les frontières nationales, et à ne pas se prévaloir de ses croyances ou de ses convictions pour s'affranchir des règles communes régissant les relations entre les services publics et les particuliers. / Les modalités d'application du présent article sont fixées par décret en Conseil d'Etat. " L'article L. 412-8 du même code issu de la même loi dispose que : " Aucun document de séjour ne peut être délivré à un étranger qui refuse de souscrire le contrat d'engagement au respect des principes de la République ou dont le comportement manifeste qu'il n'en respecte pas les obligations. / Le manquement au contrat d'engagement au respect des principes de la République résulte d'agissements délibérés de l'étranger portant une atteinte grave à un ou à plusieurs principes de ce contrat et constitutifs d'un trouble à l'ordre public. / La condition de gravité est présumée constituée, sauf décision de l'autorité administrative, en cas d'atteinte à l'exercice par autrui des droits et libertés mentionnés à l'article L. 412-7 ". Et, aux termes de l'article L. 412-9 du même code issu de la même loi " Peut ne pas être renouvelé le document de séjour de l'étranger qui n'a pas respecté le contrat d'engagement au respect des principes de la République. Tout document de séjour détenu par un étranger dans une telle situation peut être retiré. "

4. En premier lieu, pour rejeter la demande d'un étranger visant à la délivrance ou au renouvellement d'un document de séjour ou procéder au retrait d'un tel document, l'autorité administrative peut se fonder notamment sur le motif tiré de ce que le demandeur refuse de souscrire le contrat d'engagement au respect des principes de la République prévu à l'article L. 412-8 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, n'en respecte pas les obligations ou y a manqué. Il lui appartient dans ce cas, et au regard, le cas échéant, des autres motifs susceptibles de fonder sa décision, de s'assurer, sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, que celle-ci ne porte pas au droit à la vie privée et familiale de l'intéressé, garanti par les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, une atteinte disproportionnée au but en vue desquels elle a été prise. Par suite le moyen tiré de ce que les articles L. 412-8 et L. 412-9 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ne seraient pas compatibles avec ces stipulations, lesquelles ne créent pas de droit de caractère général et absolu d'accès et de séjour sur le territoire national, ne peut qu'être écarté.

5. En deuxième lieu, l'article R. 412-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, issu du décret litigieux, prévoit que : " Le contrat d'engagement à respecter les principes de la République, avec sa traduction dans une langue que l'intéressé comprend, est mis à disposition par l'autorité administrative chargée d'instruire la demande de titre de séjour selon les modalités qu'elle détermine, et qui assurent l'accessibilité de ce contrat pour l'usager. / Ce contrat est conforme au contrat type figurant en annexe 12 du présent code. " L'annexe 12 dresse en particulier la liste des engagements à souscrire dont elle précise la teneur. Elle dispose ainsi : " Engagement n° 1 : le respect de la liberté personnelle / Je m'engage à respecter la vie privée de chaque personne ainsi que le secret de son domicile et de sa correspondance. / Je m'engage à respecter sa liberté d'aller et venir et à n'entraver, en aucune manière, sa capacité de communiquer avec autrui. / Je m'engage à respecter la liberté de chaque personne dans le choix de son conjoint. / Engagement n° 2 : le respect de la liberté d'expression et de conscience / Je m'engage à m'abstenir de tout acte de prosélytisme exercé sous la contrainte, la menace ou la pression, dans le but de faire adhérer une autre personne à mes valeurs, mes principes, mes opinions ou convictions, ma religion ou encore mes croyances. / Je m'engage à ne pas faire obstacle, par la contrainte, la menace ou la pression, à l'expression par toute personne de ses valeurs, de ses principes, de ses opinions ou convictions, de sa religion ou encore de ses croyances. / Engagement n° 3 : le respect de l'égalité entre les femmes et les hommes / Je m'engage à n'adopter aucune attitude sexiste et donc, à ne pas faire subir à une personne des discriminations qui seraient fondées sur le sexe. / Au sein des services publics, je m'engage à ne pas perturber le fonctionnement du service et à adopter le même comportement vis-à-vis de l'agent public, qu'il soit un homme ou une femme. / Engagement n° 4 : le respect de la dignité de la personne humaine / Je m'engage à respecter les lois et règlements en vigueur destinés à protéger la santé et l'intégrité physique et psychique de chaque personne. / Je m'engage à respecter l'égale dignité de tous les êtres humains, sans discrimination d'aucune sorte, notamment celles fondées sur l'origine, les opinions ou la religion, et en respectant l'orientation sexuelle de chaque personne. / Je m'engage à ne pas créer, maintenir ou exploiter la vulnérabilité psychologique ou physique d'une autre personne, quel que soit mon lien de parenté avec celle-ci. / Je m'engage à n'entreprendre aucune action de nature à compromettre le développement physique, affectif, intellectuel et social des mineurs, ainsi que leur santé et leur sécurité. / Engagement n° 5 : le respect de la devise et des symboles de la République / Je m'engage à respecter la devise de la République qui est Liberté, Egalité, Fraternité. / Je m'engage à ne pas outrager en public l'hymne national, la Marseillaise, ou l'emblème national, le drapeau tricolore. / Je m'engage à ne pas provoquer à la commission de ce type d'actes répréhensibles. / Engagement n° 6 : le respect de l'intégrité territoriale de la France / Je m'engage à ne pas remettre en cause, par des actions de nature à troubler l'ordre public ou en incitant à de telles actions ou en participant à une ingérence étrangère, la délimitation des frontières de la France et la souveraineté qu'elle exerce sur son territoire, en métropole comme outre-mer. Engagement n° 7 : le respect du principe de laïcité : Au sein des services publics, je m'engage à ne pas contester la légitimité d'un agent public ni exiger une adaptation du fonctionnement du service public ou d'un équipement public, en me fondant sur mes propres croyances ou considérations religieuses. "

6. D'une part, en ne prévoyant pas que le contrat d'engagement, dont une traduction est mise à disposition du demandeur de document de séjour dans une langue qu'il comprend, est assorti d'explications sur la portée des engagements, lesquels sont définis de manière claire et précise, notamment les engagements nos 3 et 4, et en laissant à l'autorité administrative chargée de délivrer le document le soin de définir les modalités selon lesquelles l'intéressé peut prendre connaissance du contrat, le pouvoir règlementaire n'a méconnu, contrairement à ce qui est soutenu, ni l'objectif de clarté et d'intelligibilité de la norme, ni le principe d'égalité des usagers devant le service public et n'a pas plus commis d'erreur manifeste d'appréciation.

7. D'autre part, le droit à la vie privée étant une composante de la liberté personnelle, le moyen tiré de ce que l'engagement n° 1 en tant qu'il comporte l'obligation de respecter " la vie privée de chaque personne ainsi que le secret de son domicile et de sa correspondance " excéderait le champ d'application des engagements définis par l'article L. 412-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile doit être écarté. Il en va de même du même moyen relatif à l'engagement n° 3 en tant qu'il comporte l'engagement de " ne pas perturber le fonctionnement des services publics ", l'article L. 412-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile prévoyant que le demandeur s'engage à respecter " l'égalité entre les femmes et les hommes (...) et à ne pas se prévaloir de ses croyances ou de ses convictions pour s'affranchir des règles communes régissant les relations entre les services publics et les particuliers " .

8. Enfin, les engagements nos 2, 5 et 6 qui ont pour but notamment de prohiber le prosélytisme violent, la mise en cause de l'intégrité du territoire par des actions de nature à troubler l'ordre public et le non-respect de la devise de la République ou de son drapeau, n'ont pas pour objet et ne sauraient d'ailleurs avoir légalement pour effet de porter atteinte aux libertés dont disposent les ressortissants étrangers, dans les mêmes conditions que les citoyens français, en particulier la liberté d'expression et de communication et la liberté de manifester. Par suite les moyens tirés de la méconnaissance par le décret attaqué des articles 11 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789 et articles 10, 11 et 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne peuvent qu'être écartés.

9. En troisième lieu, le Premier ministre pouvait, en tout état de cause, sans entacher d'illégalité le décret litigieux, ne pas rappeler les exigences relatives au respect d'une procédure contradictoire qui s'imposent, le cas échéant, à l'autorité administrative préalablement à l'édiction des décisions mentionnées aux articles L. 412-8 et L. 412-9 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile cités ci-dessus en vertu de l'article 41 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ou de dispositions législatives le prévoyant.

10. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de statuer sur leur recevabilité, que les requêtes du GISTI, du Syndicat des avocats de France, de l'ADDE, de la Cimade et de la Ligue des droits de l'homme doivent être rejetées, y compris les conclusions qu'elles ont présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


D E C I D E :
--------------

Article 1er : Les requêtes du GISTI, du Syndicat des avocats de France, de l'ADDE, de la Cimade et de la Ligue des droits de l'Homme sont rejetées.
Article 2 : La présente décision sera notifiée au Groupe d'information et de soutien des immigré.e.s, au Syndicat des avocats de France, à l'Association pour le droit des étrangers, à la Cimade, à la Ligue des droits de l'Homme, au Premier ministre et au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur.

Délibéré à l'issue de la séance du 11 juin 2025 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Nicolas Boulouis, M. Olivier Japiot, présidents de chambre ; Mme Anne Courrèges, M. Géraud Sajust de Bergues, M. Gilles Pellissier, M. Jean-Yves Ollier, M. Frédéric Gueudar Delahaye, conseillers d'Etat et Mme Liza Bellulo, maîtresse des requêtes-rapporteure.

Rendu le 1er juillet 2025.


Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
La rapporteure :
Signé : Mme Liza Bellulo
La secrétaire :
Signé : Mme Eliane Evrard


Voir aussi