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Ariane Web: Conseil d'État 488023, lecture du 10 juillet 2025, ECLI:FR:CECHR:2025:488023.20250710

Décision n° 488023
10 juillet 2025
Conseil d'État

N° 488023
ECLI:FR:CECHR:2025:488023.20250710
Publié au recueil Lebon
5ème - 6ème chambres réunies
M. Rémy Schwartz, président
Mme Carole Hentzgen, rapporteure
M. Maxime Boutron, rapporteur public
SARL MEIER-BOURDEAU, LECUYER ET ASSOCIES, avocats


Lecture du jeudi 10 juillet 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu les procédures suivantes :

1° Sous le n° 488023 :

La société Le Magistral a demandé au tribunal administratif de Lyon d'annuler pour excès de pouvoir l'arrêté du 25 mai 2020 par lequel le maire de Villeurbanne (Rhône) a ordonné la fermeture pour une durée d'un mois de l'établissement de bar, restauration et débit de tabac qu'elle exploite. Par un jugement n° 2003631 du 26 avril 2021, le tribunal administratif a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 21LY02140 du 6 juillet 2023, la cour administrative d'appel de Lyon a rejeté l'appel formé par la société Le Magistral contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 6 septembre et 6 décembre 2023 et le 19 septembre 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Le Magistral demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) de mettre à la charge de la commune de Villeurbanne la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


2° Sous le n° 488024 :

La société Le Magistral a demandé au tribunal administratif de Lyon d'annuler pour excès de pouvoir l'arrêté du 25 septembre 2020 par lequel le préfet de la région Auvergne-Rhône-Alpes, préfet du Rhône a prononcé la fermeture administrative pour une durée de deux mois du débit de boissons qu'elle exploite à Villeurbanne (Rhône). Par un jugement n° 2006959 du 26 avril 2021, le tribunal administratif a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 21LY02118 du 6 juillet 2023, la cour administrative d'appel de Lyon a rejeté l'appel formé par la société Le Magistral contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 6 septembre et 6 décembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Le Magistral demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.




....................................................................................

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
- le code général des collectivités territoriales ;
- le code de la santé publique ;
- le code de la sécurité intérieure ;
- le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Carole Hentzgen, auditrice,
- les conclusions de M. Maxime Boutron, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SARL Meier-Bourdeau, Lecuyer et associés, avocat de la société Le Magistral et à la SCP Melka-Prigent-Drusch, avocat de la commune de Villeurbanne ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces des dossiers soumis aux juges du fond que, par un arrêté du 25 mai 2020, le maire de Villeurbanne (Rhône) a ordonné, sur le fondement de ses pouvoirs de police générale, la fermeture pour un mois de l'établissement à activité de bar-tabac exploité par la société Le Magistral. Puis, par un arrêté du 25 septembre 2020, pris sur le fondement de la police spéciale des débits de boissons, le préfet de la région Auvergne-Rhône-Alpes, préfet du Rhône en a ordonné la fermeture pour deux mois. La société Le Magistral a poursuivi l'annulation pour excès de pouvoir de ces deux arrêtés devant le tribunal administratif de Lyon, qui a rejeté ses demandes par deux jugements du 26 avril 2021, confirmés, en appel, par deux arrêts de la cour administrative d'appel de Lyon contre lesquels l'intéressée se pourvoit en cassation par deux pourvois qu'il y a lieu de joindre pour statuer par une seule décision.

Sur le cadre juridique :

2. D'une part, aux termes de l'article L. 2212-1 du code général des collectivités territoriales : " Le maire est chargé, sous le contrôle administratif du représentant de l'Etat dans le département, de la police municipale. (...) " Aux termes de l'article L. 2212-2 du même code : " La police municipale a pour objet d'assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques. Elle comprend notamment : / 1° Tout ce qui intéresse la sûreté et la commodité du passage dans les rues (...) et voies publiques, (...) ; / 2° Le soin de réprimer les atteintes à la tranquillité publique telles que les rixes et disputes accompagnées d'ameutement dans les rues (...), les attroupements, les bruits, les troubles de voisinage, les rassemblements nocturnes qui troublent le repos des habitants et tous actes de nature à compromettre la tranquillité publique ; / 3° Le maintien du bon ordre dans les endroits où il se fait de grands rassemblements d'hommes, tels que les (...) cafés ; (...) ". Aux termes de l'article L. 2214-4 : " Le soin de réprimer les atteintes à la tranquillité publique, tel qu'il est défini au 2° de l'article L. 2212-2 et mis par cet article en règle générale à la charge du maire, incombe à l'Etat seul dans les communes où la police est étatisée, sauf en ce qui concerne les troubles de voisinage. / Dans ces mêmes communes, l'Etat a la charge du bon ordre quand il se fait occasionnellement de grands rassemblements d'hommes. / Tous les autres pouvoirs de police énumérés aux articles L. 2212-2, L. 2212-3 et L. 2213-9 sont exercés par le maire y compris le maintien du bon ordre dans les foires, marchés, réjouissances et cérémonies publiques, spectacles, jeux, cafés, églises et autres lieux publics. " Enfin, aux termes de l'article L. 2212-4 : " En cas de danger grave ou imminent, tel que les accidents naturels prévus au 5° de l'article L. 2212-2, le maire prescrit l'exécution des mesures de sûreté exigées par les circonstances. / Il informe d'urgence le représentant de l'Etat dans le département et lui fait connaître les mesures qu'il a prescrites. "

3. D'autre part, aux termes de l'article L. 331-1 du code de la sécurité intérieure : " Les conditions dans lesquelles le représentant de l'Etat dans le département, le préfet de police à Paris et le ministre de l'intérieur peuvent ordonner la fermeture d'un débit de boissons ou d'un restaurant, notamment en cas d'atteinte à l'ordre public, à la santé, à la tranquillité ou à la moralité publiques, sont définies aux articles L. 3332-15 et L. 3332-16 du code de la santé publique. " Aux termes de l'article L. 3332-15 du code de la santé publique : " 1. La fermeture des débits de boissons et des restaurants peut être ordonnée par le représentant de l'Etat dans le département pour une durée n'excédant pas six mois, à la suite d'infractions aux lois et règlements relatifs à ces établissements (...) / 2. En cas d'atteinte à l'ordre public, à la santé, à la tranquillité ou à la moralité publiques, la fermeture peut être ordonnée par le représentant de l'Etat dans le département pour une durée n'excédant pas deux mois. (...) / Au vu des circonstances locales, le représentant de l'Etat dans le département peut déléguer par arrêté à un maire qui en fait la demande l'exercice, sur le territoire de la commune, des prérogatives mentionnées au premier alinéa du présent 2. Le représentant de l'Etat dans le département peut mettre fin à cette délégation, dans les mêmes conditions, à la demande du maire ou à son initiative. / Les prérogatives déléguées au maire en application du deuxième alinéa du présent 2 sont exercées au nom et pour le compte de l'Etat. Le maire transmet au représentant de l'Etat dans le département, dans un délai de trois jours à compter de leur signature, les arrêtés de fermeture qu'il prend au titre de ces prérogatives. Le représentant de l'Etat dans le département peut ordonner la fermeture administrative d'un établissement, après une mise en demeure du maire restée sans résultat. " Aux termes de l'article L. 3332-16 du même code : " Le ministre de l'intérieur peut, dans les cas prévus au 1 et au 3 de l'article L. 3332-15, prononcer la fermeture de ces établissements pour une durée allant de trois mois à un an. / Le cas échéant, la durée de la fermeture prononcée par le représentant de l'Etat dans le département s'impute sur celle de la fermeture prononcée par le ministre. "

Sur le pourvoi n° 488024 :

4. Il résulte des termes mêmes de l'arrêt attaqué que la cour administrative d'appel, après avoir relevé qu'il n'était pas établi que les personnes qui avaient été destinataires de coups de feu dans la nuit du 26 au 27 août 2020 étaient des clients de l'établissement et que ce motif ne pouvait, dès lors, pas légalement justifier la fermeture du débit de boissons, a retenu que le préfet aurait pris la même décision s'il ne s'était fondé que sur l'autre motif de son arrêté, pris du tapage et des troubles à l'ordre public en lien avec le stationnement irrégulier de véhicules. En statuant ainsi, alors qu'il ressortait des pièces du dossier qui était soumis aux juges du fond, y compris des termes et de l'économie générale de l'arrêté en litige, que le préfet avait décidé de mettre en oeuvre une procédure de fermeture administrative de l'établissement principalement à la suite de l'incident du 27 août, en raison de " la gravité des faits " et de leur " caractère criminel ", la cour administrative d'appel a entaché son arrêt de dénaturation des pièces du dossier. Par suite, et sans qu'il soit besoin d'examiner l'autre moyen du pourvoi, la société Le Magistral est fondée à en demander, pour ce motif, l'annulation.

5. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond, par application de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

6. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier que, faisant application de l'article R. 613-1-1 du code de justice administrative, le tribunal administratif a invité le préfet du Rhône à produire certaines pièces pour compléter l'instruction postérieurement à la clôture de celle-ci. Les pièces produites à la suite de cette invitation ont été communiquées à la société requérante le 24 mars 2021 en lui donnant la possibilité de faire valoir ses observations. Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance du principe général du caractère contradictoire de la procédure doit être écarté.

7. En deuxième lieu, il ressort des pièces du dossier que le stationnement gênant de véhicules, s'il n'est pas expressément mentionné dans la décision contestée du préfet du Rhône, est au nombre des " troubles à l'ordre public en lien avec le fonctionnement de l'établissement " auxquels elle se réfère. Par suite, les premiers juges n'ont pas procédé d'office à une substitution de motifs en retenant que la décision en litige était notamment fondée sur la circonstance que le stationnement gênant de véhicules avait été constaté aux abords de l'établissement. Le moyen pris de ce que le tribunal administratif aurait irrégulièrement substitué un motif nouveau aux motifs de l'arrêté attaqué alors que les conditions pour ce faire n'étaient pas réunies et sans provoquer, sur ce point, un débat contradictoire, ne peut, dès lors, qu'être écarté.

8. En troisième lieu, par un courrier du 4 septembre 2020, le préfet du Rhône a informé les gérants de la société Le Magistral qu'il envisageait une fermeture administrative de leur établissement, et la société requérante a présenté ses observations à la suite de ce courrier le 18 septembre 2020. Ainsi, le principe général du caractère contradictoire de la procédure n'a pas été méconnu nonobstant la circonstance que le préfet n'a pas mentionné dans son courrier les circonstances exactes des faits de tapage et de stationnement gênant invoqués.

9. En quatrième lieu, d'une part, au soutien de sa décision d'ordonner la fermeture temporaire de l'établissement pendant une durée de deux mois sur le fondement du 2 de l'article L. 3332-15 du code de la santé publique cité au point 3, le préfet du Rhône a relevé que des tirs d'arme à feu avaient eu lieu, le 27 août 2020 à 1h12, en direction de trois personnes, aux lourds antécédents judiciaires, qui stationnaient devant l'établissement. La société requérante n'est pas fondée à soutenir que cette atteinte à l'ordre public n'était pas en relation avec la fréquentation du bar-tabac, alors qu'il ressort des pièces du dossier, en particulier du rapport de police du 10 septembre 2020 qui qualifie les faits de tentative de meurtre en bande organisée, que les personnes visées par les tirs étaient des clients réguliers de l'établissement et qu'elles se tenaient devant le bar au moment où le passager d'un puissant scooter a ouvert le feu dans leur direction, tirant une trentaine de munitions de calibre 7,62 et blessant l'un des membres du groupe, à une heure tardive à laquelle leur présence à cet endroit ne pouvait avoir d'autre justification que la fréquentation du débit de boissons.

10. Il ressort, d'autre part, des pièces du dossier que des réclamations de riverains, formulées antérieurement à la fermeture administrative de l'établissement, font état, de façon circonstanciée, de nuisances sonores récurrentes du fait de l'usage intempestif d'avertisseurs sonores et de stationnements gênants se produisant, en majorité la nuit, à l'angle des rues du 4 août 1789 et de la rue du Dr A... B... où se situe l'établissement. De même, les données relatives aux interventions des services de la police municipale et de la police nationale sur les lieux sont de nature à établir la réalité des troubles de voisinage reprochés à l'établissement et leur imputabilité à son activité.

11. L'ensemble des faits exposés aux points 9 et 10 caractérisent, eu égard à leur nature et à leur gravité, une atteinte à l'ordre public en relation avec les conditions d'exploitation de l'établissement de nature à justifier sa fermeture pour une durée de deux mois.

12. Il résulte de tout ce qui précède que la société requérante n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Lyon a rejeté sa demande. Sa requête devant la cour administrative d'appel de Lyon doit, par suite, être rejetée, y compris les conclusions au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme que demande, en cassation, la société requérante au titre des mêmes dispositions.


Sur le pourvoi n° 488023 :

13. Les dispositions citées au point 3 organisent une police spéciale des débits de boissons. Dans ce cadre, en cas de troubles à l'ordre public en relation avec les conditions d'exploitation, le représentant de l'Etat dans le département, qui peut déléguer ses pouvoirs au maire, en fonction des circonstances locales, ainsi que le ministre de l'intérieur, dans certains cas, ont le pouvoir de prononcer les mesures de fermeture administrative temporaire qu'appelle la prévention de la continuation ou du retour de désordres liés au fonctionnement de l'établissement. Ces dispositions font par elles-mêmes obstacle à ce que le maire, sauf péril imminent, s'immisce au titre de la police générale, dans l'exercice de la police spéciale des débits et boissons en ordonnant la fermeture temporaire d'un débit de boissons au motif tiré des atteintes à la tranquillité publique résultant de l'exploitation de l'établissement.

14. Il résulte de ce qui a été dit au point précédent qu'en retenant que les troubles du voisinage imputés à la société Le Magistral en raison de l'exploitation de son débit de boissons étaient nature à justifier l'adoption par le maire, au titre de ses pouvoirs de police générale, d'une mesure de fermeture temporaire d'une durée d'un mois, alors que la mesure prise était exactement de la même nature de celles qui pouvaient être prononcées par le préfet du Rhône, et qu'elle reposait sur des troubles à l'ordre public, en lien avec les nuisances sonores et le stationnement irrégulier de véhicules à proximité immédiate de l'établissement, en relation avec son exploitation, sans mettre en évidence une situation de péril imminent qui aurait seule permis au maire de déroger à l'ordre normal des compétences entre autorités de police, et sans faire davantage ressortir que le maire aurait reçu délégation pour exercer, au nom de l'Etat, les pouvoirs de police spéciale des débits de boissons, la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit. La société requérante est fondée à invoquer pour la première fois en cassation ce moyen qui, touchant à la compétence de l'auteur de l'acte litigieux, est d'ordre public et à demander, par suite, l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque.

15. Il y a lieu de régler l'affaire au fond par application de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

16. En l'absence de tout péril imminent ressortant des pièces du dossier, il résulte de ce qui a été dit au point 13 que l'arrêté attaqué a été pris par une autorité incompétente. La société Le Magistral est, par suite, fondée à demander l'annulation du jugement de première instance ainsi que celle de l'arrêté qu'elle attaque, sans qu'il soit besoin de statuer sur les moyens qu'elle a soulevés tant en première instance qu'en appel.

17. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la commune de Villeurbanne la somme globale de 5 000 euros à verser à la société Le Magistral au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Les mêmes dispositions font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de la société Le Magistral qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.


D E C I D E :
--------------
Article 1er : Les arrêts nos 21LY02118 et 21LY02140 du 6 juillet 2023 de la cour administrative d'appel de Lyon sont annulés.
Article 2 : Le jugement n° 2003631 du 26 avril 2021du tribunal administratif de Lyon est annulé.
Article 3 : L'arrêté du maire de Villeurbanne du 25 mai 2020 est annulé.
Article 4 : La requête présentée par la société Le Magistral devant la cour administrative d'appel de Lyon tendant à l'annulation du jugement n° 2006959 du 26 avril 2021 du tribunal administratif de Lyon est rejetée.
Article 5 : La commune de Villeurbanne versera à la société Le Magistral la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 6 : Les conclusions de la commune de Villeurbanne présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 7 : La présente décision sera notifiée à la société Le Magistral, au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur et à la commune de Villeurbanne.