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Ariane Web: Conseil d'État 493810, lecture du 22 juillet 2025, ECLI:FR:CECHR:2025:493810.20250722

Décision n° 493810
22 juillet 2025
Conseil d'État

N° 493810
ECLI:FR:CECHR:2025:493810.20250722
Inédit au recueil Lebon
7ème - 2ème chambres réunies
M. Pierre Collin, président
M. François-Xavier Bréchot, rapporteur
M. Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur public
SCP FOUSSARD, FROGER, avocats


Lecture du mardi 22 juillet 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

La société Eiffage Génie Civil a demandé au tribunal administratif de Bordeaux de condamner la métropole Bordeaux Métropole à lui verser la somme de 4 747 397,025 euros toutes taxes comprises, assortie des intérêts moratoires et de leur capitalisation, au titre du décompte du marché de travaux de l'ouvrage d'art de franchissement de la rocade A630 au niveau de l'échangeur 4b à Bordeaux-Lac. Par un jugement n° 1905987 du 20 octobre 2021, ce tribunal a condamné Bordeaux Métropole à verser à la société Eiffage Génie Civil la somme de 1 043 836,40 euros toutes taxes comprises, assortie des intérêts moratoires contractuels à compter du 27 février 2018 et de leur capitalisation.

Par un arrêt n° 21BX04577 du 27 février 2024, la cour administrative d'appel de Bordeaux a, sur appel de Bordeaux Métropole, d'une part, réformé ce jugement pour ramener à 164 963,64 euros toutes taxes comprises la somme que Bordeaux Métropole a été condamnée à verser à la société Eiffage Génie Civil et, d'autre part, rejeté le surplus des conclusions d'appel de Bordeaux Métropole et les conclusions d'appel incident de la société Eiffage Génie Civil.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un nouveau mémoire, enregistrés les 26 avril et 28 juin 2024 et le 10 mars 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Eiffage Génie Civil demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt, en tant qu'il lui est défavorable ;

2°) de rejeter le pourvoi incident de Bordeaux Métropole ;

3°) réglant l'affaire au fond dans la mesure de la cassation prononcée, de rejeter l'appel de Bordeaux Métropole et de faire droit à son appel incident ;

4°) de mettre à la charge de Bordeaux Métropole la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code des marchés publics ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. François-Xavier Bréchot, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP L. Poulet, Odent, avocat de la société Eiffage Genie Civil et à la SCP Foussard, Froger, avocat de Bordeaux Métropole ;


Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, dans le cadre des travaux d'extension de la ligne C du tramway, la communauté urbaine de Bordeaux, devenue la métropole Bordeaux Métropole, a confié à la société Eiffage TP Sud-Ouest, par acte d'engagement du 23 mai 2012, un marché de travaux publics portant sur la réalisation d'un nouvel ouvrage de franchissement supérieur de la rocade, au niveau de l'échangeur 4b à Bordeaux-Lac. La maîtrise d'oeuvre de l'opération a été confiée à un groupement dénommé Tisya, composé notamment des sociétés Systra, mandataire solidaire, du cabinet d'architectes Brochet-Lajus-Pueyo et du bureau d'études Ingerop conseil et ingénierie, tandis que le contrôle technique était assuré par la société CETE Apave Sud Europe. Après la réception de l'ouvrage, prononcée le 22 mai 2014, assortie de réserves qui ont été levées le 23 décembre 2014 avec effet au 7 mars précédent, un différend est né entre la société Eiffage TP Sud-Ouest et Bordeaux Métropole au sujet du décompte général du marché. La société Eiffage Génie Civil, venant aux droits de la société Eiffage TP Sud-Ouest, a demandé au tribunal administratif de Bordeaux de condamner Bordeaux Métropole à lui verser la somme de 4 747 397,02 euros toutes taxes comprises au titre du solde de son marché, ce montant correspondant, outre le coût de divers travaux supplémentaires, principalement à des surcoûts imputés, d'une part, à l'arrêt des travaux à la suite de l'apparition de désordres sur un ouvrage existant mitoyen et, d'autre part, à l'allongement de la durée totale et à la nécessité de réorganisation du phasage du chantier à la suite de l'apparition de ces désordres. Par un jugement du 20 octobre 2021, ce tribunal a condamné Bordeaux Métropole à verser à la société Eiffage Génie Civil la somme de 869 863,67 euros hors taxes, soit 1 043 836,40 euros toutes taxes comprises. Par un arrêt du 27 février 2024, la cour administrative d'appel de Bordeaux a, d'une part, sur appel de Bordeaux Métropole, réformé ce jugement pour ramener à 164 963,64 euros toutes taxes comprises la somme que celle-ci a été condamnée à verser à la société Eiffage Génie Civil et, d'autre part, rejeté le surplus des conclusions de l'appel de Bordeaux Métropole de même que l'appel incident de la société Eiffage Génie Civil tendant à ce qu'il soit intégralement fait droit à sa demande de première instance. La société Eiffage Génie Civil se pourvoit en cassation contre cet arrêt, en tant qu'il lui est défavorable. Par la voie du pourvoi incident, Bordeaux Métropole demande l'annulation du même arrêt en tant qu'il l'a condamnée à indemniser la société Eiffage Génie Civil.

2. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que, au regard du rapport géotechnique préalable à l'établissement du cahier des charges du marché qui soulignait la mauvaise qualité du sol, le cahier des clauses techniques particulières du marché a prescrit, pour la réalisation des fondations de l'ouvrage, la mise en oeuvre d'une technique de forage par pieux forés de type foré-boue ou foré-tubé. Alors que la société Eiffage Génie Civil avait initialement opté pour la technique du forage-boue, laquelle ne génère pas de vibrations, le maître d'oeuvre Tisya, à la suite de l'intervention de la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement qui s'inquiétait du rejet de boues polluées à la bentonite dans les eaux du lac, a demandé à la société Eiffage Génie Civil de proposer un autre procédé. Cette dernière a alors proposé la mise en oeuvre de pieux par forage-tubé, également admise par le cahier des clauses techniques particulières, et selon une technique de mise en place par vibro-fonçage. Au cours de ces travaux, des désordres ont été constatés sur les rampes d'accès de l'ouvrage de franchissement routier existant, dénommé " pont des Hôtels ", auquel le nouvel ouvrage devait s'accoler, ce qui a conduit à une interruption du chantier entre le 17 janvier et le 13 mai 2013. La cour administrative d'appel de Bordeaux a retenu que les désordres sur les rampes d'accès de l'ouvrage existant avaient été causés par un tassement des remblais de ce pont, déjà en cours sous les culées de l'ouvrage en raison d'un sol d'assise très compressible, mais qui avait été révélé ou accéléré par les vibrations engendrées par le forage des pieux, par vibro-fonçage, de l'ouvrage en construction.

3. En premier lieu, la cour a retenu, sur la base de ces constatations, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, que l'arrêt du chantier résultait exclusivement des conséquences de l'utilisation d'un procédé de forage inadapté à la mauvaise qualité du sol et à la fragilité du " pont des Hôtels ", et non d'un défaut d'entretien de cet ouvrage par la métropole, et que Bordeaux Métropole ne pouvait ignorer le mauvais état initial du " pont des Hôtels ", auquel le nouvel ouvrage devait s'accoler, ni la mauvaise qualité du sol, ni le principe d'une modification du procédé de forage utilisé à la suite de l'intervention de la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement. En en déduisant, d'une part, que si Bordeaux Métropole n'avait pas commis de faute dans l'estimation de ses besoins ni dans la conception du marché, elle avait commis une faute en s'abstenant d'intervenir dans le choix de la nouvelle méthode d'implantation des pieux, manquant ainsi à son obligation de direction et de contrôle du marché, et, d'autre part, que les dommages invoqués par la société Eiffage Génie Civil, résultant d'un arrêt des travaux de 59 jours pour les pieux et de 21 jours supplémentaires à raison de l'approvisionnement des tubes ainsi que de 11 jours de perte de cadence, présentaient un lien de causalité direct avec cette faute, la cour administrative d'appel de Bordeaux, dont l'arrêt est suffisamment motivé sur ce point, n'a pas commis d'erreur de droit ni inexactement qualifié les faits de l'espèce.

4. En deuxième lieu, c'est par une appréciation souveraine exempte de dénaturation que la cour administrative d'appel de Bordeaux a jugé que la réalité des autres surcoûts allégués par la société Eiffage Génie Civil en ce qui concerne l'allongement de la durée globale du chantier et la réorganisation du phasage des tabliers n'était pas établie et n'a par suite retenu, pour l'évaluation de son préjudice, que le surcoût résultant de l'interruption des travaux, pour un total de 91 jours.

5. En troisième lieu, la cour, dont l'arrêt est suffisamment motivé sur ce point, après avoir retenu que le maître d'oeuvre et le bureau de contrôle technique, en validant le procédé de forage par vibration, avaient également commis des fautes à l'origine des dommages dont la société Eiffage Génie Civil demandait réparation, n'a pas inexactement qualifié les faits en jugeant que la faute de Bordeaux Métropole n'avait pas concouru à la totalité du dommage ni commis d'erreur de droit en en déduisant que la métropole ne pouvait être condamnée à réparer la totalité du préjudice subi par la société Eiffage Génie Civil.

6. En quatrième lieu, en condamnant Bordeaux Métropole à ne réparer le préjudice subi par la société Eiffage Génie Civil qu'à hauteur de 25 % de celui-ci, correspondant à sa part de responsabilité dans la survenance du dommage, alors même que la métropole n'avait pas réservé, dans le décompte général du marché de la société Eiffage Génie Civil, les dommages constatés sur le " pont des Hôtels ", lesquels étaient, en tout état de cause, distincts du préjudice invoqué par la société Eiffage Génie Civil tenant à l'arrêt des travaux, l'allongement de la durée globale du chantier et à la modification du phasage des travaux, la cour administrative d'appel de Bordeaux n'a pas commis d'erreur de droit.

7. En cinquième lieu, la société Eiffage Génie Civil ne soutenait pas devant la cour administrative d'appel de Bordeaux que la mise au point de la note d'hypothèses générales l'aurait conduite à réaliser un travail supplémentaire indispensable à la réalisation de l'ouvrage dans les règles de l'art. Elle ne peut dès lors utilement soutenir que la cour aurait commis une erreur de droit en se fondant sur la seule circonstance que le coût de ces travaux ne pouvait être imputé à une faute de la métropole pour rejeter sa demande d'indemnisation à ce titre.

8. Il résulte de tout ce qui précède que le pourvoi de la société Eiffage Génie Civil et le pourvoi incident de Bordeaux Métropole doivent être rejetés.

9. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions présentées par Bordeaux Métropole au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Ces dispositions font obstacle à ce que soit mise à la charge de Bordeaux Métropole, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, la somme que la société Eiffage Génie Civil demande au même titre.



D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi de la société Eiffage Génie Civil est rejeté.
Article 2 : Le pourvoi incident de Bordeaux Métropole et ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetés.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société Eiffage Génie Civil et à la métropole Bordeaux Métropole.