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Ariane Web: Conseil d'État 498290, lecture du 15 septembre 2025, ECLI:FR:CECHS:2025:498290.20250915

Décision n° 498290
15 septembre 2025
Conseil d'État

N° 498290
ECLI:FR:CECHS:2025:498290.20250915
Inédit au recueil Lebon
6ème chambre
M. Jean-Baptiste Butlen, rapporteur
SAS HANNOTIN AVOCATS, avocats


Lecture du lundi 15 septembre 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

L'association Bretagne Vivante et l'association " Paré ! " ont demandé au juge des référés du tribunal administratif de Rennes, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, d'une part, d'ordonner la suspension de l'exécution de la décision implicite par laquelle le préfet du Morbihan a refusé de faire droit à leur demande de constat d'infraction et de mise en oeuvre de ses pouvoirs de police en matière environnementale en application de l'article L. 171-7 du code de l'environnement et, d'autre part, à titre principal, d'ordonner l'interruption provisoire et sans délai des travaux d'aménagement éventuellement en cours sur le site de Bodevéno, sur le territoire de la commune de Pluvigner (Morbihan) ou, à titre subsidiaire, d'enjoindre au préfet du Morbihan de mettre en demeure la société Carega et la société des Landes de déposer un dossier de demande de dérogation au titre de l'article L. 411-2 du code de l'environnement et de prendre toutes mesures conservatoires à même de faire cesser les atteintes aux espèces protégées et à leurs habitats par une interruption immédiate des travaux d'aménagement éventuellement en cours sur le site de Bodevéno.

Par une ordonnance n° 2404936 du 23 septembre 2024, la juge des référés du tribunal administratif de Rennes a rejeté leur demande.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire, un mémoire en réplique et un autre mémoire, enregistrés les 7 et 21 octobre 2024 et les 25 août et 2 septembre 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'État, l'association Bretagne Vivante et l'association " Paré ! " demandent au Conseil d'État :

1°) d'annuler cette ordonnance ;

2°) statuant en référé, de faire droit à leur demande ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat, de la société Carega et de la société des Landes la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code de l'environnement ;
- le code de l'urbanisme ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Jean-Baptiste Butlen, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de Mme Maïlys Lange, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SAS Hannotin Avocats, avocat de l'association Bretagne Vivante et autre, et à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de la société Carega et de la société des Landes ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 5 septembre 2025, présentée pour l'association Bretagne vivante et pour l'association " Paré ! " ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis à la juge des référés du tribunal administratif de Rennes que la société des Landes est titulaire d'un permis d'aménager en vue de la construction, par la société Carega, d'un ensemble commercial sur le territoire de la commune de Pluvigner (Morbihan). Par une lettre du 12 mars 2021, le préfet du Morbihan a signalé à la société Carega qu'il estimait que le projet présentait des impacts résiduels non négligeables, après mesures d'évitement et de réduction, concernant des espèces d'oiseaux patrimoniaux, imposant l'obtention d'une dérogation espèces protégées prévue par l'article L. 411-2 du code de l'environnement. Par un porter-à-connaissance présenté le 7 mars 2023, les sociétés ont proposé de nouvelles mesures d'évitement et de réduction. Par une lettre du 11 mai 2023, le préfet leur a indiqué qu'en conséquence, il ne jugeait plus nécessaire que les pétitionnaires obtiennent une dérogation espèces protégées. Constatant que les travaux avaient été engagés sans respecter l'ensemble des mesures d'évitement et de réduction proposées dans le dossier de demande et le porter-à-connaissance, les associations Bretagne vivante et " Paré ! " ont demandé au préfet du Morbihan de faire usage des pouvoirs de police qu'il tient de l'article L. 171-7 du code de l'environnement pour constater les infractions commises par les sociétés pétitionnaires et les mettre en demeure de déposer une demande de dérogation espèces protégées. Par une ordonnance n° 2404936 du 23 septembre 2024, la juge des référés du tribunal administratif de Rennes a rejeté leur demande tendant, d'une part, à la suspension de la décision implicite de rejet que le préfet a opposée à la demande des associations et, d'autre part, à titre principal, à ce que soit ordonnée l'interruption provisoire et sans délai des travaux ou, à titre subsidiaire, à ce qu'il soit enjoint au préfet du Morbihan de mettre en demeure la société Carega et la société des Landes de déposer un dossier de demande de dérogation espèces protégées et de prendre toute mesure conservatoire à même de faire cesser les atteintes aux espèces protégées et à leurs habitats. Les associations Bretagne vivante et " Paré ! " se pourvoient en cassation contre cette ordonnance.

Sur le pourvoi :

2. Il ressort des énonciations de l'ordonnance attaquée que la juge des référés du tribunal administratif, après avoir jugé que les atteintes portées aux espèces protégées présentes sur le site du projet durant le mois de juin 2024, correspondant à la période de reproduction, en raison du démarrage anticipé des travaux, en méconnaissance de la mesure d'évitement E1, étaient particulièrement préjudiciables dans leurs effets, en raison du risque de fuite des individus et de mort des juvéniles inaptes au vol, et irréversibles, pour celles qui auront effectivement été causées du fait de la réalisation des travaux en litige, a considéré qu'il ne ressortait d'aucune des pièces du dossier que les autres mesures d'évitement, de réduction et d'accompagnement n'avaient pas effectivement et finalement été mises en oeuvre durant la phase d'interruption du chantier. Or, il ressort des pièces du dossier soumis à la juge des référés, notamment du rapport de manquement administratif établi par les agents de l'office français de la biodiversité (OFB), que la mesure d'évitement E4, consistant en la préservation d'une bande enherbée le long de la haie sud du projet, n'a pas été respectée, cette bande enherbée ayant été recouverte de terres excavées, ce qui n'est pas contesté par la société Carega. Par suite, en statuant comme elle l'a fait, la juge des référés du tribunal administratif a dénaturé les pièces du dossier.

3. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur l'autre moyen du pourvoi, que l'ordonnance attaquée doit être annulée.

4. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au titre de la procédure de référé engagée, en application de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

Sur la demande présentée en référé :

En ce qui concerne la recevabilité des conclusions :

5. En premier lieu, s'il ressort des pièces du dossier que les associations requérantes ont présenté leur demande de suspension le 22 août 2024, avant l'expiration du délai de deux mois à compter duquel leur demande adressée au préfet du Morbihan, reçue le 26 juin 2024, pouvait être regardée comme ayant été implicitement rejetée, cette décision implicite de refus, intervenue en cours d'instance, a eu pour effet de couvrir cette irrecevabilité. Par suite, les sociétés des Landes et Carega ne sont pas fondées à soutenir que la demande des associations requérantes serait prématurée. Elles ne sont pas non plus fondées à soutenir que cette demande serait irrecevable aux motifs, d'une part, qu'elle ne serait pas dirigée contre le permis d'aménager ou le permis de construire et, d'autre part, qu'elle méconnaîtrait l'autorité de la chose jugée s'attachant à deux ordonnances déjà rendues par le juge des référés sur de précédentes demandes des associations requérantes, lesquelles avaient un objet différent.

En ce qui concerne la demande de suspension et d'injonction :

6. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision (...) ".

7. En premier lieu, l'urgence justifie la suspension de l'exécution d'un acte administratif lorsque celui-ci porte atteinte de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre. Il appartient au juge des référés d'apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de l'acte contesté sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l'exécution de la décision soit suspendue. L'urgence doit être appréciée objectivement et compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'affaire.

8. Les associations requérantes font valoir que le site d'implantation du projet présente des enjeux importants pour la conservation de plusieurs espèces protégées et que l'étude d'impact retenait une incidence modérée du projet sur diverses espèces de chiroptères ainsi que sur certaines espèces d'oiseaux et une incidence forte pour le chardonneret élégant, le pic épeichette, le serin cini, la tourterelle des bois et le verdier d'Europe. Après prise en compte de l'ensemble des mesures d'évitement, de réduction et d'accompagnement, l'étude d'impact concluait à des incidences résiduelles négligeables pour la majorité des espèces et faibles pour les cinq espèces d'oiseaux énumérées ci-dessus. Il ressort toutefois des éléments énoncés au point 2 que le chantier a démarré sans que soit respecté l'ensemble de ces mesures, occasionnant des atteintes potentiellement significatives aux espèces présentes. La poursuite du chantier, dont il ressort des pièces du dossier qu'il est loin d'être achevé à la date de la présente décision, pourrait occasionner de nouvelles conséquences irréversibles pour ces espèces déjà fragilisées par son démarrage anticipé. Par suite, la condition d'urgence prévue à l'article L. 521-1 du code de justice administrative doit être regardée comme remplie.

9. En second lieu, il ressort des pièces du dossier que le préfet du Morbihan, après avoir dans un premier temps estimé que les sociétés des Landes et Carega devaient présenter une demande de dérogation espèces protégées, les en a finalement dispensées au vu des mesures supplémentaires d'évitement et de réduction que les sociétés pétitionnaires se sont engagées à mettre en oeuvre. Toutefois, comme le révèle le rapport de manquement administratif établi par l'OFB, les sociétés ont réalisé une partie des travaux sans respecter plusieurs de leurs engagements. En particulier, alors que la mesure d'évitement E1 prévoyait le début des travaux en septembre, ceux-ci ont commencé en mai 2024, soit pendant une période identifiée comme sensible pour l'avifaune et les chiroptères présents sur le site, et ont conduit au terrassement d'une prairie de 5,5 hectares, engendrant des incidences sur ces espèces qui, d'après l'OFB, peuvent être considérées comme significatives. Par ailleurs, le rapport de manquement relève notamment la méconnaissance de la mesure E4, qui prévoyait la préservation d'une bande enherbée en lisière d'une haie à enjeux. Eu égard aux enjeux identifiés sur le site et aux impacts que le projet était susceptible d'avoir sur plusieurs espèces protégées, et alors que certaines des mesures d'évitement et de réduction au bénéfice desquelles le préfet avait dispensé les sociétés pétitionnaires de solliciter une dérogation espèces protégées n'avaient pas été mises en oeuvre et n'étaient plus susceptibles de l'être, la réalisation des travaux litigieux pouvait être regardée comme faisant peser, sur certaines des espèces protégées présentes sur le site d'implantation du projet, un risque suffisamment caractérisé. Par suite, le moyen tiré de ce que le préfet aurait méconnu ses obligations résultant de l'article L. 171-7 du code de l'environnement en refusant de mettre les pétitionnaires en demeure de régulariser leur situation par le dépôt d'une dérogation espèces protégées est de nature, en l'état de l'instruction, à créer un doute sérieux sur la légalité de la décision contestée.

10. Il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu de prononcer la suspension de l'exécution de la décision contestée.

11. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, et en l'état de l'instruction, d'ordonner l'interruption sans délai des travaux d'aménagement. En revanche, il y a lieu d'enjoindre au préfet du Morbihan, d'une part, de mettre les sociétés des Landes et Carega en demeure de déposer une demande de dérogation espèces protégées et, d'autre part, de réexaminer la demande des associations requérantes tendant, en l'absence de cette dérogation, à la suspension des travaux en cours sur le site de Bodevéno, dans un délai de quinze jours à compter de la notification de la présente décision.

12. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat et des sociétés des Landes et Carega la somme de 1 000 euros chacun à verser à parts égales aux associations Bretagne vivante et " Paré ! " au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Les mêmes dispositions font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de ces associations, qui ne sont pas, dans la présente instance, les parties perdantes.



D E C I D E :
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Article 1er : L'ordonnance de la juge des référés du tribunal administratif de Rennes du 23 septembre 2024 est annulée.
Article 2 : L'exécution de la décision implicite par laquelle le préfet du Morbihan a refusé de faire droit à la demande par laquelle les associations Bretagne vivante et " Paré ! " lui ont demandé de constater une infraction et de mettre en oeuvre ses pouvoirs de police en matière environnementale en application de l'article L. 171-7 du code de l'environnement est suspendue.
Article 3 : Il est enjoint au préfet du Morbihan, d'une part, de mettre en demeure les sociétés des Landes et Carega, sur le fondement de l'article L. 171-7 du code de l'environnement, de déposer une demande de dérogation à l'interdiction de destruction et de perturbation des espèces protégées et, d'autre part, de réexaminer la demande des associations Bretagne vivante et " Paré ! " tendant, en l'absence de cette dérogation, à la suspension des travaux en cours sur le site de Bodevéno, dans un délai de quinze jours à compter de la notification de la présente décision.
Article 4 : L'Etat et les sociétés des Landes et Carega verseront chacun une somme de 1 000 euros à répartir à parts égales entre les associations Bretagne vivante et " Paré ! " au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Les conclusions présentées par les sociétés des Landes et Carega au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 6 : La présente décision sera notifiée aux associations Bretagne vivante et " Paré ! ", aux sociétés des Landes et Carega et à la ministre de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche.
Délibéré à l'issue de la séance du 4 septembre 2025 où siégeaient : M. Christophe Pourreau, assesseur, présidant ; M. Stéphane Hoynck, conseiller d'Etat et M. Jean-Baptiste Butlen, maître des requêtes en service extraordinaire-rapporteur.

Rendu le 15 septembre 2025.



Le président :
Signé : M. Christophe Pourreau
Le rapporteur :
Signé : M. Jean-Baptiste Butlen
La secrétaire :
Signé : Mme Angélique Rajaonarivelo