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Ariane Web: Conseil d'État 505252, lecture du 15 septembre 2025, ECLI:FR:CECHS:2025:505252.20250915

Décision n° 505252
15 septembre 2025
Conseil d'État

N° 505252
ECLI:FR:CECHS:2025:505252.20250915
Inédit au recueil Lebon
6ème chambre
Mme Stéphanie Vera, rapporteure
HACHET, avocats


Lecture du lundi 15 septembre 2025
REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS



Vu la procédure suivante :

Par une requête, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 16 et 18 juin et le 13 août 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association National Organization for the Reform of Marijuana Laws France (N.O.R.M.L. France) demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la circulaire CRIM 2025-8/EI du ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice du 24 avril 2025 relative à la saisie et à la confiscation des téléphones portables des consommateurs de stupéfiants ;

2°) d'enjoindre au ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice de retirer cette circulaire, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et l'article 61-1 ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et son premier protocole additionnel ;
- le code pénal ;
- le code de procédure pénale ;
- le code de la santé publique ;
- la décision du Conseil constitutionnel n° 2019-778 DC du 21 mars 2019 ;
- la décision du Conseil constitutionnel n° 2022-846 DC du 19 janvier 2023 ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Stéphanie Vera, maîtresse des requêtes,

- les conclusions de Mme Maïlys Lange, rapporteure publique ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 5 septembre 2025, présentée pour les associations N.O.R.M.L. France et A.S.U.D. ;



Considérant ce qui suit :

1. L'association N.O.R.M.L. France demande au Conseil d'Etat d'annuler pour excès de pouvoir la circulaire CRIM 2025-8/EI du ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice du 24 avril 2025 relative à la saisie et à la confiscation des téléphones portables des consommateurs de stupéfiants.

Sur l'intervention de l'association A.S.U.D. :

2. L'association A.S.U.D. justifie, eu égard à la nature et à l'objet du litige, d'un intérêt suffisant à l'annulation de la décision attaquée. Son intervention est, par suite, recevable.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

3. Aux termes de l'article L. 3421-1 du code de la santé publique : " L'usage illicite de l'une des substances ou plantes classées comme stupéfiants est puni d'un an d'emprisonnement et de 3 750 euros d'amende. / (...) Pour le délit prévu au premier alinéa du présent article, y compris en cas de récidive, l'action publique peut être éteinte, dans les conditions prévues aux articles 495-17 à 495-25 du code de procédure pénale, par le versement d'une amende forfaitaire d'un montant de 200 euros. Le montant de l'amende forfaitaire minorée est de 150 euros et le montant de l'amende forfaitaire majorée est de 450 euros ".

4. En premier lieu, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, par sa décision n° 470350 du 24 mars 2023, rendue dans un litige opposant les mêmes parties, a jugé qu'il n'y avait pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité mettant en cause la conformité de ces mêmes dispositions législatives aux droits et libertés garantis par les articles 6 et 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Contrairement à ce que soutient l'association requérante, l'adoption de la circulaire litigieuse ne constitue pas une circonstance de droit nouvelle de nature à justifier que la conformité de l'article L. 3421-1 du code de la santé publique aux mêmes dispositions constitutionnelles soit à nouveau examinée. Par suite, le ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice est fondé à opposer à cette nouvelle demande de renvoi des dispositions de l'article mentionné au Conseil constitutionnel, s'agissant des griefs tirés de la méconnaissance des articles 6 et 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, l'autorité qui s'attache à la chose précédemment jugée par le Conseil d'Etat.

5. En deuxième lieu, les dispositions des premier et dernier alinéas de l'article L. 3421-1 du code de la santé publique ne déterminent ni les modalités selon lesquelles la procédure d'amende forfaitaire est mise en oeuvre et peut être contestée, ni la procédure applicable en cas d'engagement des poursuites. Par suite, l'association requérante ne peut utilement soutenir que ces dispositions méconnaîtraient l'indépendance de l'autorité judiciaire, le droit d'exercer un recours juridictionnel effectif et le droit à un procès équitable garantis par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

6. En troisième lieu, il résulte des articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen que, si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant aux conditions d'extinction de l'action publique.

7. Les dispositions du premier alinéa de l'article 495-17 du code de procédure pénale, selon lesquelles lorsque la loi le prévoit, l'action publique est éteinte par le paiement d'une amende forfaitaire délictuelle, ont été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel par sa décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019, qui a jugé que les exigences d'une bonne administration de la justice et d'une répression effective des infractions étaient susceptibles de justifier, pour certains délits et sous certaines conditions, que le législateur prévoie que l'action publique relative à la commission d'un délit puisse être éteinte par le seul paiement d'une amende, en dehors de toute décision juridictionnelle. Il résulte de la même décision, ainsi que de la décision n° 2022-846 DC du 19 janvier 2023, que le recours à ce mode d'extinction de l'action publique ne peut porter que sur des délits dont les éléments constitutifs peuvent être aisément constatés, qui sont punis d'une peine d'emprisonnement n'excédant pas trois ans et pour lesquels le montant de l'amende forfaitaire délictuelle ne peut excéder le plafond des amendes contraventionnelles fixé, par l'article 131-13 du code pénal, à 3 000 euros.

8. Il résulte de l'article L. 3421-1 du code de la santé publique que le délit d'usage illicite de l'une des substances ou plantes classées comme stupéfiants est puni d'un an d'emprisonnement et que le montant de l'amende forfaitaire encourue est fixé à 200 euros. Par suite, dès lors les éléments constitutifs de ce délit peuvent être aisément constatés, il résulte de ce qui a été dit au point précédent que le grief tiré de ce qu'en rendant la procédure d'amende forfaitaire prévue par l'article 495-17 du code pénal applicable à ce délit, le législateur aurait méconnu le principe d'égalité devant la procédure pénale ne présente pas de caractère sérieux.

9. Il résulte de tout ce qui précède qu'il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée.

Sur le recours pour excès de pouvoir :

10. Aux termes de l'article 131-21 du code pénal : " La peine complémentaire de confiscation est encourue dans les cas prévus par la loi ou le règlement. (...) / Sous réserve du treizième alinéa, la confiscation porte sur tous les biens meubles ou immeubles, quelle qu'en soit la nature, (...) ayant servi à commettre l'infraction ou qui étaient destinés à la commettre, et dont le condamné est propriétaire ou, sous réserve des droits du propriétaire de bonne foi, dont il a la libre disposition. Lorsqu'une infraction pour laquelle la peine de confiscation est encourue a été commise en utilisant un service de communication au public en ligne, l'instrument utilisé pour avoir accès à ce service est considéré comme un bien meuble ayant servi à commettre l'infraction et peut être confisqué. Au cours de l'enquête ou de l'instruction, il peut être saisi dans les conditions prévues au code de procédure pénale / (...) Sous les mêmes réserves et sous réserve des droits du propriétaire de bonne foi, la confiscation des biens ayant été saisis au cours de la procédure est obligatoire lorsqu'ils ont servi à commettre l'infraction, lorsqu'ils étaient destinés à la commettre (...) ". Aux termes de l'article 222-49 du même code : " Dans les cas prévus par les articles 222-34 à 222-40, doit être prononcée la confiscation des installations, matériels et de tout bien ayant servi, directement ou indirectement, à la commission de l'infraction, (...) à quelque personne qu'ils appartiennent et en quelque lieu qu'ils se trouvent, dès lors que leur propriétaire ne pouvait en ignorer l'origine ou l'utilisation frauduleuse. " Aux termes de l'article L. 3421-3 du code de la santé publique : " Les dispositions (...) du premier alinéa de l'article 222-49 du code pénal sont applicables en cas de poursuites pour le délit prévu par l'article L. 3421-1 " cité au point 3.

11. En premier lieu, il résulte de la combinaison des dispositions citées au point 10 que la peine de confiscation est applicable au délit d'usage illicite de stupéfiants. Contrairement à ce que soutient l'association requérante, la circulaire litigieuse n'a donc pas pour effet de créer une peine complémentaire de confiscation. Par suite, le moyen tiré de ce que la circulaire serait entachée d'incompétence et méconnaîtrait le principe de légalité des délits et des peines garanti par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ainsi que la compétence que tient le législateur de l'article 34 de la Constitution ne peut qu'être écarté.

12. En deuxième lieu, aux termes de l'article 30 du code de procédure pénale : " Le ministre de la justice conduit la politique pénale déterminée par le Gouvernement. Il veille à la cohérence de son application sur le territoire de la République. / A cette fin, il adresse aux magistrats du ministère public des instructions générales. (...) ". Aux termes de l'article 35 du même code : " Le procureur général veille à l'application de la loi pénale dans toute l'étendue du ressort de la cour d'appel et au bon fonctionnement des parquets de son ressort. / Il anime et coordonne l'action des procureurs de la République, tant en matière de prévention que de répression des infractions à la loi pénale. Il précise et, le cas échéant, adapte les instructions générales du ministre de la justice au contexte propre au ressort. (...) ". Aux termes de l'article 39-1 du même code : " En tenant compte du contexte propre à son ressort, le procureur de la République met en oeuvre la politique pénale définie par les instructions générales du ministre de la justice, précisées et, le cas échéant, adaptées par le procureur général (...) ".

13. La circulaire litigieuse prévoit à l'adresse des magistrats du parquet : " conformément à l'article 131-21 du code pénal, il vous est demandé de veiller à la mise en oeuvre systématique de la saisie des téléphones portables des personnes interpellées pour usage illicite de stupéfiants, en vue de leur confiscation par le tribunal (...) / Il vous appartiendra ainsi de délivrer des instructions permanentes a destination des forces de sécurité intérieure afin de vous assurer du caractère systématique de ces saisies dans le cadre de vos instructions de politique pénale ".

14. Par cette circulaire, le ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice s'est borné à mettre en oeuvre les missions que lui attribue l'article 30 du code de procédure pénale précité pour, comme il lui était loisible de le faire, orienter l'action des magistrats du parquet en matière de saisie des téléphones portables lorsqu'il ressort de la procédure que le téléphone portable d'une personne interpellée pour usage illicite de stupéfiants a été utilisé pour commettre cette infraction, en vue, en cas de condamnation, de la confiscation de ce bien conformément à l'article 131-21 du code pénal. En outre, il résulte des termes mêmes de la circulaire litigieuse que les orientations qu'elle fixe ont vocation à être précisées, et, le cas échéant, adaptées au contexte propre à chaque ressort. Par suite, l'association requérante n'est pas fondée à soutenir que la circulaire litigieuse méconnaîtrait les articles 30 et 35 du code de procédure pénale. Pour les mêmes motifs, la circulaire ne méconnaît pas le principe d'individualisation des peines garanti par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

15. En troisième lieu, il résulte du point 14 qu'eu égard à son contenu et à sa portée, la circulaire litigieuse n'a ni pour objet ni pour effet d'interdire le recours à la procédure d'amende forfaitaire prévue par le dernier alinéa de l'article L. 3421-1 du code de la santé publique. Elle ne saurait donc, pour cette raison, méconnaître les articles 6, 8 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ainsi que l'article 34 de la Constitution.

16. En quatrième lieu, la circulaire litigieuse n'a ni pour objet ni pour effet, d'une part, de définir ou de modifier les modalités de contestation de la saisie d'un bien fixées par le code de procédure pénale, d'autre part, ainsi qu'il résulte du point 11, d'autoriser le recours à la saisie de téléphones portables en vue de permettre l'accès aux données à caractère personnel qu'ils contiennent. Par conséquent, l'association requérante ne saurait soutenir que la circulaire méconnaîtrait le droit à un recours juridictionnel effectif, le droit de propriété et le droit au respect de la vie privée et familiale, garantis par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et les articles 8 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ainsi que l'article 1er du protocole additionnel à cette convention.

17. En cinquième lieu, en demandant aux magistrats du parquet de veiller à la saisie des téléphones portables en vue de leur confiscation lorsqu'ils ont été utilisés pour commettre le délit d'usage de stupéfiants, compte tenu du recours fréquent à ce moyen de communication pour la mise en relation entre trafiquants et utilisateurs de stupéfiants, et de la politique de lutte contre le trafic de stupéfiants dans laquelle elle s'inscrit, le ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice n'a pas entaché la circulaire litigieuse d'erreur manifeste d'appréciation.

18. En sixième lieu, contrairement à ce que soutient l'association requérante en des termes très généraux, en recommandant la saisie des téléphones portables en vue de leur confiscation lorsqu'il ressort de la procédure que le téléphone portable d'une personne interpellée pour usage illicite de stupéfiants a été utilisé pour commettre cette infraction, la circulaire litigieuse n'a pas pour effet de déterminer la peine qui doit être prononcée à l'encontre de cette personne si elle est reconnue coupable. Par suite, le moyen tiré de ce que la circulaire contreviendrait à l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, combiné avec ses articles 5, 7 et 8 ainsi qu'avec l'article 1er de son premier protocole additionnel, compte tenu de ses incidences sur la condamnation des personnes commettant le délit d'usage illicite de stupéfiants, doit être écarté.

19. Il résulte de tout ce qui précède que l'association requérante n'est pas fondée à demander l'annulation pour excès de pouvoir de la circulaire qu'elle attaque. Ses conclusions à fin d'injonction ne peuvent, par suite, qu'être rejetées.

20. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.



D E C I D E :
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Article 1er : L'intervention de l'association A.S.U.D. est admise.
Article 2 : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par l'association N.O.R.M.L. France.
Article 3 : La requête de l'association N.O.R.M.L. France est rejetée.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à l'association N.O.R.M.L. France, au ministre d'Etat, garde des sceaux, ministre de la justice et à l'association A.S.U.D.
Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel et au Premier ministre.
Délibéré à l'issue de la séance du 4 septembre 2025 où siégeaient : M. Christophe Pourreau, assesseur, présidant ; M. Stéphane Hoynck, conseiller d'Etat et Mme Stéphanie Vera, maîtresse des requêtes-rapporteure.

Rendu le 15 septembre 2025.



Le président :
Signé : M. Christophe Pourreau
La rapporteure :
Signé : Mme Stéphanie Vera
La secrétaire :
Signé : Mme Angélique Rajaonarivelo